Laurent Manœuvre
Couverture du livre : Maria Wiik, Femme ramant (détail)
Vers 1892, huile sur toile, 26,5 x 35,5 cm
Helsinki, Ateneum Art Museum,
Finnish National Gallery
© Bridgeman Images
Cet ouvrage a l’ambition de mettre en lumière la diffusion internationale de l’impressionnisme au travers de l’œuvre de femmes peintres. Elles sont une cinquantaine, nées entre 1840 et 1879, majoritairement Américaines ou Nordiques, mais aussi Australiennes, Belges, Britanniques, Canadiennes ou Slaves.
Les pionnières sont au nombre de quatre, engagées dans le mouvement impressionniste dès ses origines. Parmi elles, deux Françaises, Berthe Morisot (1841-1895) et Marie Bracquemond (1840-1916), ainsi qu’une Américaine, Mary Cassatt (1844-1926). La quatrième, Éva Gonzalès (1849-1883), élève de Manet, reste en marge comme celui-ci du mouvement tout en étant extrêmement proche. Au cours des années 1870, les impressionnistes durent faire face à l’incompréhension du public, aux attaques de la plupart des critiques et à un véritable ostracisme de la part des instances officielles. Cette discrimination devenait plus marquée quand les peintres se trouvaient être des femmes. Car les femmes artistes sont alors loin d’avoir conquis l’égalité. Seul Manet, mentor de Morisot puis de Gonzalès, et à sa suite Mallarmé et Renoir, semblent avoir mesuré l’importance de ces artistes. Longtemps au cours du vingtième siècle, les historiens de l’art continueront de considérer ces quatre pionnières comme des actrices secondaires du mouvement impressionniste.
Pour la première fois, un historien de l’art français redonne aux femmes artistes leur place au sein de l’impressionnisme et rend hommage à leur talent et à leur engagement.
Historien de l’art, Laurent Manœuvre est ingénieur de recherche au service des musées de France. Il étudie depuis de nombreuses années les conditions du développement de l’impressionnisme. Il est l’auteur de plusieurs études, expositions et ouvrages consacrés à Boudin notamment Eugène Boudin, les plages aux Éditions des Falaises.
Introduction de Laurent Manœuvre
Impressionnistes au féminin ? Cassatt et Morisot, bien sûr. Mais qui connaît Marie Bracquemond ? Pourtant, elle expose aussi souvent avec les impressionnistes que Cassatt. Et les deux Jeanne ? Jeanne Gonzalès, que Huys- mans classe au nombre des élèves de Manet, au même titre que sa sœur Éva. Jeanne Baudot, l’élève de Renoir, qui expose à la galerie Durand-Ruel...
Mary Cassatt, Lady at the tea table 1883-85,
huile sur toile, 73,7 x 61 cm New York,
Metropolitan Museum of Art
© MET
L’impressionnisme ne se limite pas à ce cercle étroit. Au cours des années 1880, il est adopté, plus ou moins long- temps, par de nombreuses femmes peintres étrangères venues à Paris afin de parfaire leur éducation artistique. Elles sont près de soixante-dix à pouvoir être considérées comme impressionnistes, ou post-impressionnistes. Certaines ont eu un attachement très fort pour la France. Ainsi l’Américaine Cecilia Beaux, dont le père était provençal, offre l’une de ses peintures à l’état français, sans doute de peur d’être oubliée dans ce pays qui a beau- coup compté pour elle. Après un long purgatoire, elle est aujourd’hui reconnue, aux États-Unis, comme l’un des meilleurs portraitistes de sa génération, à l’égal de Sargent. La France continue de la méconnaître. De même qu’une autre Américaine, Alice Pike Barney, dont le salon de l’avenue Victor-Hugo est fréquenté par l’avant- garde symboliste, et qui fait éduquer ses deux filles aux « Ruches », créées à Fontainebleau par la féministe Marie Souvestre. Elizabeth Nourse, qui a un atelier à Étaples, et meurt à Paris, vient d’être redécouverte dans son Ohio natal, mais elle reste totalement inconnue dans sa patrie d’adoption, la France. Même chose pour la Polonaise Olga Boznan’ska, qui meurt solitaire et oubliée dans son atelier du 49 boulevard Montparnasse, à Paris. Oubli, également, pour la Britannique Beatrice How, qui n’expose pas moins de cent quarante-sept œuvres au Salon de la Société nationale des beaux-arts entre 1902 et 1932. La Suédoise Julia Beck, honorée de son vivant du titre de chevalier de la Légion d’honneur, et qui s’éteint à Versailles, connaît le même sort. Son dossier de légionnaire révèle : « chaque fois qu’il est fait appel à son talent pour des œuvres de charité et tombola, Mlle Beck a toujours offert gracieusement un de ses tableaux comme lot ». C’est un point commun à la plupart de ces femmes : le dévouement et la générosité à l’égard de la France. Au cours de la Première Guerre mondiale, Nourse et How déploient une énergie considérable pour venir en aide aux familles françaises qui ont tout perdu. De même pour l’Américaine Sarah Tyson Hallowell, qui réside en France depuis 1894, et s’engage comme volontaire à l’hôpital de Moret-sur-Loing. Elle meurt dans cette ville et y est inhumée, près de sa mère. Pas un seul édifice, pas une seule rue, ne porte le nom de ces bienfaitrices. On leur préfère le nom de batailles au cours desquelles l’humanité s’entredéchira.
Au début du vingtième siècle, l’État a, parfois chichement, ou après bien des demandes, acquis des œuvres de certaines de ces artistes. Deux peintures de la Belge Jenny Montigny sont déposées, l’une en 1909 à la mairie d’Alençon (Roses), l’autre en 1929 à la mairie de Montblanc, dans l’Hérault (Maternité, le pain). Que sont- elles devenues ? Les œuvres de Beaux, Nourse et Boznan’ska sont conservées dans les réserves du musée d’Orsay. La base de données de ce musée indique, pour certaines : « mode d’acquisition inconnu », alors que la base de données des Archives nationales précise la date et le prix d’acquisition par l’État... C’est bien la preuve de l’absence d’intérêt accordé à ces artistes. Une histoire de l’art qui ne s’intéresse qu’aux « phares » — à condition que ceux-ci soient de sexe masculin — a ignoré ces peintres. Il est temps de leur rendre une place légitime.
Extrait du chapitre Héritages et ruptures (page 139) :
Deux types de sujets sont, depuis le dix-septième siècle, traditionnellement dévolus aux femmes peintres : le portrait et la nature morte. Il s’agit plus d’une tradition que d’un choix. Comme le remarque Madame de Genlis, vers 1780 : « Un peintre veut-il instruire sa fille dans son art, il n’aura jamais le projet d’en faire un peintre d’histoire : il lui répétera bien qu’elle ne doit prétendre qu’au genre du portrait, de la miniature ou des fleurs. C’est ainsi qu’il la décourage, et qu’il éteint en elle le feu de l’imagination. Elle ne peindra que des roses : elle était née peut-être pour peindre les héros ! ».
La nature morte est placée au plus bas de la hiérarchie des genres élaborée par l’académicien Félibien, en 1667. Au sommet : la peinture d’histoire, puis le portrait, ensuite le paysage, la scène de genre (scènes de la vie quotidienne) et, enfin, la nature morte. Déjà, les peintres du dix-huitième siècle s’étaient partiellement affranchis de cette hiérarchie. Néanmoins, l’enseignement de l’Académie et les mentalités du dix-neuvième siècle restent fidèles à cette nomenclature désuète.
Pourquoi la femme ne peut-elle pratiquer la peinture d’histoire, classée au sommet de la hiérarchie ? Parce que cette peinture impose d’étudier la figure humaine, généralement nue, ce qui est indécent pour une femme. Contrairement au paysage, portrait et nature morte peuvent être pratiqués en chambre. De plus, patience et minutie — qualités inhérentes à la féminité, c’est bien connu — conviennent parfaitement à ce type de peinture. Telles sont quelques-unes des idées répandues à cette époque.
Pourquoi la peinture d’histoire est-elle au sommet de la hiérarchie, et la nature morte au bas ? La première fait appel à l’imagination, l’autre nécessite seulement de copier la réalité. Pourtant, on ne cesse de dire que les femmes, et particulièrement les jeunes filles, sont souvent victimes de leur trop grande imagination...
Les impressionnistes prennent certaines libertés avec les sujets traditionnels. Peintres du quotidien, ils abandonnent la peinture d’histoire. Seul Manet s’y essaie, de manière franche et novatrice. Officiellement méprisée par l’Académie, la scène de genre est très appréciée du public. Il s’agit, la plupart du temps, de scènes un peu niaises ou discrètement licencieuses, mais, dans tous les cas, édulcorées. Manet insuffle une vitalité nouvelle aux scènes du quotidien, en y associant notamment le portrait. À leur tour, les femmes impressionnistes s’approprient ce genre. Elles lui donnent une grande variété de nuances et elles le portent à un niveau de qualité jusqu’alors inégalé. Pour ce qui concerne les autres genres, les femmes les traitent ou les rejettent, moins pour des raisons théoriques que par goût ou par tempérament. Il est évident que, si certaines excellent dans un genre, rares sont celles qui se laissent enfermer dans une production unique. Elles ont trop le goût de la liberté, et trop de curiosité, pour s’interdire certains sujets.
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