Le cognitivisme et les neurosciences

 


Descartes concevait que, si la perception dépend du corps, l’entendement est une fonction de l’esprit. Par l’œil, c’est l’âme – douée de la capacité réflexive d’une conscience de soi dans l’acte de perception et de pensée – qui voit, qui juge et qui comprend. L’esprit tant qu’il était considéré comme la marque de Dieu restait intouchable.

Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, cependant, avec les débuts de la cybernétique, la science, pour en reproduire le fonctionnement, commence à étudier l’esprit humain. Le développement conjoint d’autres disciplines, telles les neurosciences ou la psychologie de l’intelligence, forme ce qu’on appellera les sciences cognitives. Les sciences cognitives abordent l’étude de l’esprit chacune à sa façon. L’étude du cerveau et de la cognition, par exemple, peut être abordée sous son aspect biologique, physique, chimique, électrique, ou encore de l’extérieur, par le biais d’expériences visant à établir son mode de fonctionnement, comme c’est le cas de la psychologie behaviouriste. Les observations cliniques permettent de rapporter le fonctionnement cognitif à une localisation neurologique. L’émergence des sciences cognitives correspond aussi à une époque où le centre de la recherche scientifique se déplace de l’Europe aux États-Unis, où domine une attitude de pragmatisme dynamique plus apte à se libérer de présupposés philosophiques et psychol giques devenus obsolètes.

Malgré le caractère épars de leurs champs d’investigation, les sciences cognitives peu à peu effectuent des avancées et apportent des précisions sur des matières qui n’avaient fait l’objet chez les philosophes que de spéculations argumentées. La connaissance de la sensation, de la conscience, de la volition se précise.

Les neurosciences, parce que leurs techniques rendent enfin possible de corréler l’activité consciente avec une ob- servation directe du fonctionnement du cerveau lors des protocoles d’expérimentation, ont permis, par exemple, de préciser les mécanismes de la perception et de la décision. Des expériences sur la perception du sens dans la lecture, par exemple, ont mis en évidence que, à l’opposé de ce que croyait Descartes, la perception du sens commence inconsciemment. L’expérimentation montre que toute une part de la perception, en fait, ne transite pas par la conscience. Contrairement à ce qui avait été pensé jusque très récem- ment (malgré ce que montrait l’hypnose), il a été démontré que des données signifiantes sont mémorisées sans passer par la conscience. Il est nécessaire de préciser ici que l’inconscient, dans les sciences cognitives, n’est pas l’inconscient freudien, mais tout ce qui n’est pas conscient et qui participe aussi du processus perceptif, noétique et cognitif.

Il en va de même en ce qui concerne les mécanismes de la décision, dont l’étude tend à montrer que ce n’est pas le sujet conscient qui décide, mais qu’au contraire le mécanisme décisionnel prend place, puis parvient à la conscience qui en quelque sorte se l’approprie a posteriori2. Ces données nouvelles, nous le verrons par la suite, ne sont pas sans faire penser aux assertions des maîtres d’arts martiaux quand ceux-ci sont imprégnés de Zen : l’action efficace jaillit d’une perception préconsciente et d’une décision antécédant toute conscience de volition.

Les avancées des neurosciences sur les rythmes cérébraux, et des sciences cognitives sur la structuration de la perception, semblent tant soit peu coïncider avec la conception indienne d’un temps discontinu (sur laquelle s’appuie la théorie de la perception du Yogâchâra), auquel la cognition donne son apparence trompeuse de continuité. Le connu, montre le cognitivisme, est aussi fonction des propriétés temporelles de notre cerveau, en particulier l’effet de rémanence des images qui donne corps à la continuité de notre temps, ce que montrent de nombreuses expériences de laboratoire dans le détail desquelles nous ne pouvons ici entrer.

Le cognitivisme, en adoptant la démarche scientifique, a également adopté les présupposés réalistes de la science, à savoir l’existence d’un monde matériel consistant observé par un sujet sensible et consistant. Le sens de l’expérience humaine, qui était pris en compte par la philosophie, n’entre pas dans le cadre d’étude des sciences cognitives, qui n’ont pas développé non plus de réflexion sur le sujet pensant. À la suite de Merleau-Ponty, Francisco Varela a tenté d’introduire dans le cognitivisme, à l’aide de son concept d’enaction, la dimension dynamique d’une constitution du réel par le sujet. En même temps Varela a essayé d’introduire la notion de vacuité du sujet de la doctrine du Mâdhyamika dans l’impensé du sujet du cognitivisme, esquissant en cela une philosophie de la « marche comme chemin », éthique moderne du sans-sujet et sans-fond, formule extrapolée des concepts de Dharma et de Tao.

Si, d’une certaine façon, sciences cognitives et Zen coïncident dans l’idée de l’inexistence d’un moi consistant, cette absence de moi consistant n’est cependant pas de même nature dans les deux systèmes. Les sciences cognitives assimilent l’étude de l’homme à celle d’une machine douée d’une capacité de perception et de computation, sans considération du moi implicitement considéré comme inexistant, et présentent des risques de nihilisme, alors que la découverte dynamique de l’absence de consistance du moi, dans le Zen, débouche sur une dimension humaine et philosophique, voire religieuse et éthique, d’une extrême richesse. Dans le bouddhisme, par ailleurs, l’enseignement du non-moi est méthodologique, la compréhension de la vacuité du moi relève de la dynamique de l’éveil, mais sa théorisation formelle a été vigoureusement niée par le Bouddha. Moi ou non-moi, telle n’est pas la question. La découverte de l’absence de moi dans le bouddhisme s’assimile à l’éveil, c’est un bouleversement, une déréification, un déblocage et une réouverture de la personne. L’impensé du sujet dans les sciences cognitives, ou même la négation pure et simple de la validité de toute subjectivité, tout au contraire, dévaluent l’homme et contribuent au malaise et à l’aliénation de la condition humaine de tous ceux que ne cautionne pas par ailleurs un paraître ou un avoir.

Contrairement à toutes les disciplines de la connaissance qui par définition se cantonnent au champ du connu, même lorsqu’elles se présentent implicitement comme des doctrines globales de salut, ou tout au moins des systèmes de libération à caractère initiatique, telle la psychanalyse, le Zen s’avance au-delà des dimensions de l’être et du connu, il dépasse le sujet, et c’est en cela qu’il constitue une approche épistémologique autre, remettant en question les axiomes invisibles du paradigme occidental de la connaissance, lesquels, à terme, nous confinent dans la fiction d’un mon- de matériel, là-bas, d’un monde-objet chaque jour plus instrumentalisé, et dont le caractère mystérieux de perpétuelle source d’émergence attestée par la beauté et la diversité des êtres est totalement opacifié.

---------

2  C’est ce que montrent des études comme celles de Ned Block de la New York University, professeur de philosophie et de psychologie, philosophe des sciences cognitives, ainsi que les travaux de chercheurs tels que Lionel Naccache (Inserm), Stanislas Dehaene (Inserm), et de Jean-Pierre Changeux de l’institut Pasteur.

 

 

Antoine Marcel                  
                                                                              

Si cet extrait vous a intéressé,
vous pouvez en lire plus
en cliquant sur l'icone ci-dessous 

 Zen & connaissance