La polarisation des emplois : une réalité plus américaine qu’européenne ?

 



Depuis les années 1980, le processus d’homogénéisation sociale qui avait caractérisé les Trente Glorieuses semble bousculé par l’occurrence des crises économiques et par la montée du chômage et de la précarité, phénomènes exacerbés par la concurrence mondiale et la rapidité du changement technologique qui accélèrent la mise en compétition de la main- d’œuvre et l’obsolescence des compétences. Cette évolution fragilise potentiellement les couches moyennes et est susceptible d’accroître les inégalités (Chauvel, 2014). Dans le champ du travail, elle peut conduire à une polarisation de l’emploi aux deux extrémités de l’échelle des qualifications : les emplois les plus qualifiés s’accroissent (cadres, techniciens), les moins qualifiés sont en hausse ou stagnent (ouvriers et employés peu qualifiés), tandis que les postes moyennement qualifiés déclinent (ouvriers et employés qualifiés).

Cette polarisation des qualifications a d’abord été identifiée aux États-Unis dès les années 1980 (Autor et Dorn, 2013 ; Autor, 2014) avant de sembler atteindre l’Europe à partir des années 1990 (Goos et al., 2009 ; Cedefop, 2011). Néanmoins l’ampleur, la nature et la pérennité de ce processus ne font pas consensus ; le diagnostic précis que l’on peut dresser, notamment pour la France, dépend en partie de la façon d’appréhender et de mesurer la structure des qualifications.
Observer la polarisation des emplois suppose, en effet, de mesurer ce qui relève en partie d’une construction sociale, une classification qui ne reflète qu’imparfaitement des conditions socioéconomiques objectivables (compétences requises, durée d’études et d’expérience, niveau de salaires, statut d’emploi). Selon que l’on appréhende les qualifications en termes de caractéristiques des individus (diplômes, expérience, etc.), du travail (compétences requises) ou de l’emploi (niveau de salaire, etc.), l’appréciation de la polarisation peut varier, notamment lorsqu’il s’agit des emplois d’ouvriers et d’employés qualifiés qui semblent les plus affectés et représentent l’essentiel de la « classe moyenne » des pays considérés.

Les études réalisées pour déterminer la polarisation croisent en général la profession exercée :
– soit avec la qualification majoritaire des individus qui exercent ces métiers, résumée le plus souvent par le diplôme ;
– soit avec les caractéristiques de l’emploi dans le métier (type de contrat, rémunération), le salaire étant la variable la plus communément retenue ;
– soit avec les caractéristiques du poste de travail et avec le statut social attaché aux métiers considérés (classification sociale du travail).

Ces trois dimensions sont bien entendu corrélées et partiellement emboîtées les unes dans les autres : le salaire s’élève avec le niveau de diplôme et la durée de l’expérience professionnelle ; la qualification du poste de travail est liée au niveau de salaire et aux compétences apprises ou acquises en emploi. Mais ces dimensions ne se recoupent pas intégralement (Méda et al., 2004).

La relation entre formation et emploi étant très variable selon les pays et selon les métiers, les caractéristiques individuelles (niveau de formation, expérience) sont moins utilisées pour mesurer la qualification des emplois. La part des emplois réputés peu qualifiés exercés par des individus diplômés est de surcroît en hausse constante, ce qui tend à dé- corréler partiellement la qualification des individus de celle de l’emploi ou du travail (Estrade, 2008).
L’essentiel des études anglo-saxonnes et européennes, notamment quand elles relèvent d’approches comparatives, mesure la qualification des emplois par le salaire moyen ou médian des professions. En France, on réserve souvent le terme de qualification de l’emploi à la catégorie socioprofessionnelle associée aux métiers (PCS, professions et catégories socioprofessionnelles).

La mesure de la qualification par le salaire ou par la classification sociale est ici analysée par une revue de la littérature pour la première, par un examen des données pour la seconde, en comparaison européenne autant que faire se peut.
Si la polarisation des emplois, notamment en France et en Europe, reste un phénomène discuté, ses causes sont également l’objet d’un intense débat de part et d’autre de l’Atlantique : entre facteurs liés au progrès technologique (automatisation, numérisation, etc.), à la mondialisation (délocalisation industrielle, etc.), aux institutions du marché du travail et aux relations salariales propres à chaque pays (salaire minimum, flexibilité du droit), aux changements sociodémographiques et de spécialisation productive, les interprétations complémentaires ou concurrentes ne manquent pas et ne laissent pas d’interroger l’avenir.

Cécile Jolly

 

Plus d'infos sur l'étude sur www.strategie.gouv.fr