Power : les 48 lois du pouvoir : NE SURPASSEZ JAMAIS LE MAÎTRE



Ceux qui sont au-dessus de vous doivent toujours se sentir largement supérieurs. Dans votre désir de leur plaire et de les impressionner, ne vous laissez pas entraî- ner à faire trop étalage de vos talents, ou vous pourriez obtenir l’effet inverse : les déstabiliser en leur faisant de l’ombre. Faites en sorte que vos maîtres apparaissent plus brillants qu’ils ne sont et vous atteindrez les sommets du pouvoir.

VIOLATION DE LA LOI
Nicolas Fouquet était surintendant des finances au début du règne de Louis XIV. C’était un homme généreux qui aimait les fêtes somptueuses, les jolies femmes et la poésie. Il aimait aussi l’argent, et menait un train de vie extravagant. Fouquet était intelligent et absolument indispensable au roi. Aussi, quand le Premier ministre, le cardinal Mazarin, mourut en 1661, le surintendant des finances s’attendait-il à lui succéder. Au lieu de quoi le roi décida d’abolir la charge. Cette décision ainsi que d’autres indices firent comprendre à Fouquet qu’il n’était plus dans les bonnes grâces du roi. Aussi décida-t-il de regagner ses faveurs en organisant la fête la plus splendide que l’on eût jamais vue. Officiellement, elle avait pour but de célébrer l’achèvement des travaux de son château de Vaux-le-Vicomte, mais son objectif réel était de rendre hommage au roi, l’invité d’honneur.

Les plus célèbres représentants de la noblesse d’Europe et quelques-uns des plus grands esprits de l’époque – La Fontaine, La Rochefoucauld, Madame de Sévigné – avaient été conviés. Molière avait écrit pour l’occasion une pièce dans laquelle il jouerait lui-même. La fête commença par un somptueux banquet de sept services où furent servis des aliments venus d’Orient que l’on n’avait encore jamais goûtés en France ainsi que des recettes créées spécialement par Vatel. Un orchestre enchaînait les morceaux de musique pour honorer le roi.

Après le dîner, on se promena dans les jardins du château. Les magnifiques allées et fontaines de Vaux-le-Vicomte avaient été conçues par Le Nôtre, comme plus tard le seraient celles de Versailles.
Fouquet accompagna lui-même le jeune roi à travers les parterres et les bosquets superbement géométriques. En arrivant aux canaux, ils assistèrent à un feu d’artifice, suivi par la pièce de Molière. La fête se prolongea fort tard dans la nuit et tous s’accordèrent à dire que c’était l’événement le plus incroyable qu’ils eussent jamais vu.

Quelques jours après, Fouquet fut arrêté par le chef des mousquetaires du roi, d’Artagnan. Trois mois plus tard, il était accusé d’avoir détourné l’argent de l’État. (En fait la plus grande partie de cet argent avait été versée avec l’accord du roi et en son nom.) Fouquet fut condamné à la confiscation de tous ses biens et au bannissement hors du royaume, puis sa peine fut commuée en emprisonnement à vie. Il mourut à Pignerol, une lointaine place forte des Alpes.

Interprétation
Louis XIV, le Roi Soleil, était un homme fier et arrogant qui exigeait d’être constamment au centre de l’attention ; il ne pouvait souffrir d’être surpassé en somptuosité par quiconque, et encore moins par son surintendant des finances. Pour succéder à Fouquet, Louis XIV choisit Jean-Baptiste Colbert, un homme d’une avarice notoire, connu pour donner les réceptions les plus sinistres de Paris. Colbert s’assura que tout l’argent du Trésor passait entre les mains du roi. Ainsi financé, Louis XIV se fit construire un palais encore plus magnifique que celui de Fouquet, le grandiose château de Versailles, sur les plans des mêmes architectes, décorateurs et jardiniers que lui, et il y organisa des fêtes encore plus extravagantes que celle qui avait coûté à Fouquet sa liberté.

Examinons la situation. Le soir de la fête, en présentant au roi spectacle sur spectacle, chacun plus magnifique que le précédent, Fouquet s’imaginait faire preuve de sa loyauté et de son dévouement. Non seulement il croyait rentrer dans les bonnes grâces de Louis XIV, mais il pensait que le bon goût, le réseau de relations et la popularité dont il faisait montre le rendraient indispensable au roi et convaincraient celui-ci qu’il ferait un excellent Premier ministre. Or, à chaque nouveau spectacle, à chaque sourire appréciateur des invités, Louis XIV s’imaginait voir ses propres amis et ses sujets plus séduits par le surintendant des finances que par lui-même, et Fouquet en train de lui voler sa richesse et son pouvoir. Plutôt que de flatter son hôte, ces fastes étaient une offense à la vanité du roi. Bien sûr, Louis XIV ne l’aurait jamais avoué, mais il s’empara du premier prétexte venu pour se débarrasser de celui qui lui avait, par maladresse, fait craindre pour son prestige.

Tel est le sort, sous une forme ou sous une autre, de tous ceux qui égratignent la confiance en soi du maître, portent atteinte à sa vanité ou le font douter de sa prééminence.

Le 17 août, à 6 heures du soir, Fouquet était le Roi de France, à 2 heures du matin, il n’était plus rien.

VOLTAIRE (1694-1778), Le Siècle de Louis XIV


RESPECT DE LA LOI
Au début du XVIIe siècle, l’astronome et mathématicien italien Galilée se trouvait dans une situation précaire : il dépendait de la générosité des grands pour financer ses recherches. C’est pourquoi, comme tous les savants de la Renaissance, il dédiait parfois ses inventions et découvertes aux mécènes de son temps. C’est ainsi qu’il offrit au duc de Gonzague le compas de proportion, compas à usage militaire qu’il avait amélioré. Puis, neuf ans plus tard, c’est aux Médicis qu’il dédicaça le traité expliquant l’utilisation de ce compas. Les princes se souciaient peu de l’intérêt de la découverte, mais ils se montraient reconnaissants de l’attention, ce qui valait à Galilée, qui vivait de cours particuliers donnés aux membres de l’aristocratie, davantage de riches étudiants. Cependant, comme ces mécènes avaient l’habitude de le récompenser par des cadeaux et non par de l’argent, Galilée vivait dans une précarité constante. Il se dit alors qu’il devait exister un meilleur moyen.

En 1610, Galilée découvrit les satellites de Jupiter. Au lieu de répartir l’honneur de cette découverte entre ses différents protecteurs comme par le passé, donnant à l’un sa lunette astronomique, dédicaçant un livre à l’autre, etc., il décida de se concentrer exclusivement sur les Médicis, pour la raison suivante : peu de temps après avoir fondé la dynastie, Cosme l’Ancien avait fait de Jupiter, le plus puissant des dieux, le symbole de la maison des Médicis – symbole d’un pouvoir qui, bien au-delà de la poli- tique et de la banque, les reliait à la Rome antique et à ses divinités.

Galilée présenta donc sa découverte astronomique comme un événement cosmique célébrant la grandeur des Médicis. « Les astres médicéens » (les satellites de Jupiter) se seraient d’eux-mêmes offerts à son télescope au moment où Cosme II ceignait la couronne ducale, annonça-t-il. Le nombre des satellites – quatre – correspondait aux quatre Médicis (Cosme II avait trois frères), et les satellites tournaient autour de Jupiter comme ses quatre fils autour de Cosme l’Ancien, le fondateur de la dynastie. Plus qu’une coïncidence, c’était la preuve apportée par les cieux eux-mêmes de la céleste ascendance des Médicis. Après leur avoir dédié sa découverte, Galilée fit exécuter un tableau représentant Jupiter assis sur un nuage avec quatre étoiles en cercle autour de lui et présenta cette œuvre à Cosme II.

Résultat : Cosme II fit aussitôt de Galilée le philosophe et mathématicien officiel de sa cour, avec un plein salaire. Pour un savant, c’était une jolie réussite. Le temps où il devait quémander auprès de mécènes était révolu.

Interprétation
Sa nouvelle stratégie avait valu à Galilée plus que toutes les années passées à la merci de ses mécènes. La raison en est simple : tous les maîtres veulent paraître les plus brillants. Peu leur importent vérités et inventions scientifiques ; seuls comptent pour eux leur propre renom et leur propre gloire. Galilée flattait infiniment plus les Médicis en liant leur nom aux forces cosmiques qu’en faisant d’eux les patrons de quelque nouvelle découverte de la science.
Les savants ne sont pas épargnés par les caprices des mécènes et les vicissitudes de la vie à la cour. Ils ne sont que des courtisans parmi d’autres, gravitant autour de ceux qui tiennent les cordons de la bourse. Et la puissance de leur intellect peut créer chez leurs maîtres un malaise, l’impression de n’être là que comme bailleurs de fonds – un rôle obscur et sans prestige. Or celui qui permet la réalisation d’un grand projet se voudrait créatif et puissant, plus important que le résultat obtenu en son nom. Au lieu d’une impression de malaise, il faut lui donner la gloire. Galilée, lui, n’a pas défié l’autorité intellectuelle des Médicis avec sa découverte, en aucune façon ils ne se sont sentis inférieurs ; en les comparant littéralement aux étoiles, il les a fait briller au-dessus des autres cours d’Italie. Loin de surpasser le maître, il a fait en sorte que le maître surpasse tout le monde.


LES CLEFS DU POUVOIR
Il n’est personne qui, à un moment ou à un autre, n’éprouve la fragilité de son prestige. Quand vous dévoilez au monde vos talents, vous suscitez naturellement envie, ressentiment et autres sentiments inavouables. Il faut vous y attendre. Vous ne pouvez évidemment passer votre vie à vous soucier de la mesquinerie des autres, cependant, avec ceux qui sont au-dessus de vous, montrez-vous avisé : dans les sphères du pouvoir, surpasser le maître est peut-être la pire erreur qui soit.

N’allez pas croire que la vie a changé depuis l’époque des Médicis et celle de Louis XIV. Ceux qui atteignent les sommets sont comme les rois et les reines : ils veulent se sentir en sécurité dans leur position et supérieurs en intelligence, esprit et charme à ceux qui les entourent. Croire qu’en faisant montre de vos talents vous allez gagner l’affection du maître est une erreur fatale mais courante. Celui-ci peut feindre de vous apprécier mais, à la première occasion, il vous remplacera par quelqu’un de moins intelligent, moins séduisant, moins célèbre, exactement comme Louis XIV a remplacé le brillant Fouquet par le terne Colbert. Et, comme Louis XIV, il n’en admettra pas la raison véritable mais se servira d’un prétexte pour se débarrasser de vous.

Cette loi implique deux règles que vous devez comprendre. La première est qu’il peut vous arriver de faire involontairement de l’ombre à un maître en étant simplement vous-même. Il en est en effet dont le complexe d’infériorité est particulièrement sensible : à vous, alors, d’en venir à bout à force de discrétion.

Nul n’était aussi comblé par la nature qu’Astorre III Manfredi, prince de Faenza. C’était le plus charmant des jeunes princes d’Italie, apprécié de ses sujets pour son ouverture d’esprit et sa générosité.
En 1500, César Borgia mit le siège devant Faenza. Quand la ville se rendit, les habitants s’attendaient au pire de la part du cruel Borgia qui, cependant, décida de l’épargner : il se contenta d’occuper la forteresse sans procéder à aucune exécution et autorisa le prince Manfredi, alors âgé de dix- huit ans, à rester à Faenza avec sa cour, totalement libre. Quelques semaines plus tard, pourtant, Manfredi était arrêté et enfermé dans une prison romaine. Et un an après, son corps fut repêché dans le Tibre, une pierre au cou.

Borgia justifia cet acte horrible par des accusations de trahison et de conspiration totalement infondées, mais le vrai problème était sa vanité notoire et son manque de confiance en lui-même : le jeune homme l’avait surpassé sans le moindre effort. Les dons naturels de Manfredi, sa simple présence rendaient Borgia moins séduisant, moins charismatique. La leçon est simple : si vous ne pouvez vous empêcher de traîner tous les cœurs après vous, apprenez à éviter de tels monstres de vanité. Ou trouvez le moyen de mettre vos qualités sous le boisseau lorsque vous êtes en compagnie d’un César Borgia.

Seconde règle : parce que le maître vous aime, ne vous imaginez pas que vous pouvez vous permettre n’importe quoi. On pourrait écrire des livres entiers sur tous les favoris tombés en disgrâce pour s’être cru intouchables et avoir osé surpasser leur bienfaiteur.

Le favori de Hideyoshi Toyotomi, ministre des Affaires suprêmes du Japon à la fin du XVIe siècle, s’appelait Sen no Rikyu. La cérémonie du thé était alors devenue une obsession au sein de la noblesse japonaise ; Sen no Rikyu, un des plus proches conseillers de Hideyoshi, avait été l’un des premiers maîtres de thé à en fixer les règles, ce qui lui avait valu d’être honoré dans tout le pays ; il disposait même d’appartements privés au palais. Pourtant, en 1591, Hideyoshi lui ordonna de se faire seppuku – de se suicider. On découvrit plus tard la raison de ce brusque revers de fortune : Rikyu, d’origine modeste, avait fait faire une statue de lui-même en sandales, insigne aristocratique, et l’avait fait placer à l’étage supérieur d’un portique du Daitoku-ji, le principal temple de Kyôto. Pour Hiteyoshi, Rikyu avait perdu tout sens de la mesure. S’il avait les mêmes droits que les membres de la plus haute noblesse, c’était à son maître seul qu’il le devait, mais il avait oublié cela et en était venu à s’en attribuer tout le mérite. Ayant surestimé sa propre importance de manière impardonnable, il le paya de sa vie. Rappelez- vous ceci : ne considérez jamais votre position comme acquise et ne vous laissez jamais étourdir par les faveurs qu’on vous a accordées.

Conscient du danger d’éclipser votre maître, vous pouvez tourner cette loi à votre avantage. Tout d’abord, flattez son orgueil. La flatterie ouverte, pour efficace qu’elle soit, a ses limites : lourde, voire grossière, elle risque de déplaire aux autres courtisans. Une flagornerie plus discrète est beau- coup plus puissante. Si vous êtes plus intelligent que lui, par exemple, prétendez le contraire : faites en sorte qu’il apparaisse plus intelligent que vous. Jouez les naïfs. Faites appel à son expérience. Commettez de petites fautes qui ne vous feront pas de tort mais vous donneront l’occasion de solliciter son aide – les maîtres adorent ce genre de requête. Un maître dont l’expérience ne vous apporte rien peut vous en tenir rigueur. Si vos idées sont plus créatives que les siennes, attribuez-les-lui, et si possible en public. Présentez le conseil que vous donnez comme un écho du sien.

Si vous avez plus d’esprit que votre maître, vous pouvez jouer les fous du roi, mais ne le faites pas apparaître froid ni guindé en comparaison. Si nécessaire, mettez une sourdine et trouvez des moyens de le faire passer pour la source de la gaîté et du divertissement. Si vous êtes naturellement plus sociable que lui et plus charismatique, prenez soin de ne pas être le nuage qui l’obscurcit aux yeux des autres. Il doit rester le centre de l’attention générale, le soleil autour duquel le monde entier gravite, irradiant sa puissance et sa splendeur. Si vous êtes appelé à le distraire, montrez-lui vos imperfections et vous attirerez sa sympathie. Toute tentative pour l’impressionner par votre grâce et votre générosité peut en revanche se révéler fatale : pensez à l’exemple de Fouquet ou payez-en le prix.

Dans toutes ces situations, ce n’est pas faire preuve de faiblesse que de déguiser vos forces si cela vous conduit au pouvoir. En laissant les autres vous surpasser, vous gardez le contrôle de la situation au lieu d’être le jouet de leurs complexes. Tout cela tournera à votre avantage le jour où vous déciderez de vous élever de votre état d’infériorité. Si, comme Galilée, vous pouvez accroître encore le lustre de votre maître, alors vous serez vu comme un envoyé des dieux et immédiatement promu.

A CONTRARIO
Inutile de craindre de vexer chaque personne que vous rencontrez, mais votre cruauté doit être sélective. Si votre supérieur est une étoile moribonde, il n’y a rien à craindre à lui faire de l’ombre. Ne vous montrez pas clément – votre maître n’a pas eu de scrupules lors de son ascension implacable vers les sommets. Jaugez sa force. S’il est faible, hâtez discrètement sa chute. Montrez-vous plus charmant, plus élégant, plus compétent que lui à des moments clefs. S’il est chancelant et prêt à tomber, laissez faire. Ne prenez pas le risque d’achever un supérieur affaibli – cela pourrait apparaître cruel ou malveillant. En revanche, si votre maître est en position de force et que vous vous savez plus compétent que lui, attendez votre heure. Il est dans l’ordre des choses que son pouvoir s’amenuise et s’éteigne. Votre maître chutera un jour et, si vous jouez bien, vous lui survivrez et le surpasserez.

 

Si cet extrait vous a intéressé,
vous pouvez en lire plus
en cliquant sur l'icône ci-dessous  

 Couverture de livre

 

Grand amoureux d’histoire, de littérature et de la France en particulier, Robert Greene parle plusieurs langues couramment (dont le français). Diplômé de Berkeley, Californie, en lettres classiques, il est l’auteur de nombreux best-sellers.