Deep work : retrouver la concentration dans un monde de distractions

 

Dans le canton suisse de Saint-Gall se trouve le village de Bollingen, en bordure des rives nord du lac de Zurich. En 1922, le psychiatre Carl Jung choisit ce village comme lieu de retraite. Au début, il habitait dans une maison de pierre toute simple de deux étages, qu’il baptisa la Tour. De retour d’un voyage en Inde, où il avait constaté que les maisons comprenaient souvent une salle de méditation, il réalisa une extension dont il fit son bureau. « Dans cet espace de retraite, je vis pour moi-même », disait Jung à propos de cet endroit. « Je conserve toujours la clé sur moi, personne ne doit y entrer, sauf avec ma permission. »1

Dans son livre Tics et tocs des grands génies : 100 rituels farfelus à l’origine des plus grandes créations2, Mason Currey a reconstitué à partir de diverses sources concernant Jung les habitudes de travail du psychiatre dans la Tour. Jung se levait à 7 h 00, rapporte Currey, et, après un copieux petit déjeuner, il passait deux heures dans son bureau à écrire sans être dérangé, ni distrait. Ses après-midis étaient souvent consacrés à la méditation ou à de longues marches dans la campagne avoisinante. Il n’y avait pas l’électricité dans la Tour. Par conséquent, lorsque la nuit tombait, il s’éclairait grâce à des lampes à huile et se chauffait à la seule chaleur de la cheminée. Jung allait se coucher à 22 h 00. « Dès le début, la Tour fut pour moi, un lieu de maturation... la Tour me donnait l’impression que je renaissais dans la pierre », a-t-il dit.

Bien qu’il soit tentant de considérer la Tour de Bollingen comme un lieu de vacances, au regard de la situation de la carrière de Jung à cette époque, cette retraite au bord du lac n’était à l’évidence pas destinée à fuir le travail. En 1922, quand Jung acheta la propriété, il ne pouvait pas se permettre de prendre des vacances. En 1921, soit seulement un an auparavant, il avait publié Psycho- logical Types1, ouvrage majeur qui confortait nombre des différences qui se creusaient depuis longtemps entre sa pensée et les idées de son ancien ami et mentor, Sigmund Freud. Marquer son désaccord avec Freud dans les années 1920 était une démarche courageuse. Pour compléter et soutenir son ouvrage, Jung dut se montrer malin et produire toute une série d’articles et d’ouvrages pertinents étayant la psychologie analytique, nom qui sera donné à sa nouvelle école de pensée.

Ses lectures et ses activités de conseil occupaient Jung à Zurich, sans l’ombre d’un doute. Mais cette grande activité ne le satisfaisait pas complètement. Il souhaitait modifier la façon dont on percevait à l’époque l’inconscient, et cet objectif demandait une réflexion plus approfondie et plus fine que ne lui permettait le mode de vie trépidant qui était le sien en ville. Jung s’est retiré à Bollingen, non pas pour échapper à sa vie professionnelle, mais au contraire pour la faire progresser.
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Carl Jung est devenu l’un des penseurs les plus influents du xxe siècle. Sa réussite s’explique bien entendu de nombreuses manières. Mais, dans ce livre, je m’attache à son investissement dans l’acquisition de l’habileté suivante, qui a presque assuré- ment joué un rôle clé dans son œuvre :

Le travail en profondeur : activités professionnelles menées dans un état de concentration absolue qui pousse vos capacités cognitives jusqu’à leurs limites. Ces efforts créent de la valeur, améliorent votre savoir-faire et sont difficiles à reproduire.

Le travail en profondeur est nécessaire pour extraire de vos capacités intellectuelles toute leur valeur jusqu’à la dernière goutte. Des décennies de recherche en psychologie et neuroscience nous ont appris que l’état de tension mentale qui accompagne le travail en profondeur est également nécessaire pour améliorer vos capacités. Autrement dit, le travail en profondeur constituait précisément le type d’effort qu’il fallait fournir pour sortir du lot dans un domaine cognitivement exigeant tel que la psychiatrie universitaire du début du xxe siècle.

Le terme « travail en profondeur » est mien et n’aurait pas été employé par Carl Jung, mais ses actes au cours de cette période étaient ceux d’un homme qui en cernait le concept associé. Jung a construit une tour en pierre dans les bois afin de favoriser le travail en profondeur dans sa vie professionnelle – tâche qui a demandé du temps, de l’énergie et de l’argent. Cette entreprise l’a également éloigné d’activités plus urgentes. Comme l’écrit Mason Currey, les journées typiques passées par Jung à Bollin- gen réduisaient le temps qu’il consacrait à ses travaux cliniques, « malgré les nombreux patients dont il avait la charge, il n’hésitait pas à prendre des congés »1. Bien qu’étant un fardeau auquel il fallait accorder la priorité, le travail en profondeur était crucial pour poursuivre son objectif, qui consistait à changer le monde2.3.

En effet, si vous étudiez la vie d’autres personnages influents de l’histoire récente, mais également lointaine, vous remarquerez que le travail en profondeur était monnaie courante. L’essayiste du xvie siècle Michel de Montaigne, par exemple, a préfiguré Jung en travaillant dans une bibliothèque privée qu’il avait construite dans la tour sud surplombant les murs de pierre de son château, tandis que Mark Twain a écrit une grande partie des Aventures de Tom Sawyer dans une cabane de sa propriété de Quarry Farm à New York, où il passait l’été. Le repaire de Twain était tellement éloigné de la maison principale que sa famille soufflait dans un cor pour l’avertir que le repas était prêt.

Avançons dans l’histoire et prenons le réalisateur et scénariste Woody Allen. En l’espace de quarante-quatre ans, entre 1969 et 2013, il a écrit et réalisé quarante-quatre films, pour vingt-trois nominations aux Oscars – rythme de productivité artistique absurde. Pendant toute cette période, Allen n’a jamais eu d’ordinateur, écrivant exclusivement sur une machine à écrire allemande Olympia SM3 et refusant toute distraction électronique. Allen est rejoint dans son rejet des ordinateurs par Peter Higgs, physicien théoricien qui conduit ses travaux dans un tel isolement que les journalistes ne sont pas parvenus à le trouver après l’annonce de son prix Nobel. J. K. Rowling utilise un ordinateur mais l’auteure quant à elle s’était distinguée par son absence des réseaux sociaux pendant l’écriture de ses Harry Potter – bien que cette période ait coïncidé avec l’avènement de la technologie et sa popularité auprès des personnali- tés des médias. L’équipe de Rowling a fini par ouvrir un compte Twitter à son nom à l’automne 2009, pendant qu’elle écrivait The Casual Vacancy1. Et pendant un an et demi, le seul tweet qu’elle a posté disait : « C’est bien moi, mais je crains que vous n’entendiez pas souvent parler de moi, car le papier et le stylo sont ma priorité du moment. »

Bien entendu, le travail en profondeur n’est pas limité aux figures du passé ou aux personnes souffrant de technophobie. Le P-DG de Microsoft, Bill Gates, était connu pour mener des « semaines de réflexion » pendant lesquelles il s’isolait (souvent dans un cottage au bord d’un lac) afin de lire et de réfléchir à de grandes idées. C’est en 1995, à l’issue d’une semaine de réflexion, qu’il a écrit son célèbre mémo « The Internet Tidal Wave » (le raz de ma- rée Internet), Microsoft convoitant une start-up appelée Netscape Communications. Ironie du sort, Neal Stephenson, auteur cyber-punk qui a contribué à créer notre conception populaire de l’ère Internet, est presque injoignable par voie électronique – son site Web ne fournit aucune adresse électronique et comprend un essai expliquant pourquoi il rechigne à utiliser les réseaux sociaux. Voici comment il a expliqué son omission : « Si j’organise ma vie de façon à bénéficier, sans interruption, de longs créneaux, je parviens à écrire des romans. [Si je suis très souvent interrompu] qu’est-ce que j’ai à la place ? Au lieu d’un roman qui existera longtemps... je me retrouve avec tout un tas de mails envoyés individuellement à des personnes. »1

Il est important de mettre l’accent sur l’omniprésence du travail en profondeur chez les personnes influentes, car cela contraste violemment avec le comportement de la plupart des travailleurs du savoir – un groupe d’individus qui est en train d’oublier ce que peut apporter le fait d’approfondir les choses.

La raison pour laquelle les travailleurs du savoir perdent le contact avec le travail en profondeur est bien connue : les outils de réseau. Il s’agit d’une vaste catégorie qui englobe les services de communication, comme les mails et les SMS, les réseaux sociaux, comme Twitter et Facebook, et la montagne de sites d’infodivertissement comme Buzzfeed et Reddit. En somme, l’avènement de ces outils, associé à la multiplicité des accès à ces derniers par le biais de Smartphones et d’ordinateurs de bureau en réseau, a fragmenté l’attention de la plupart des travailleurs du savoir. Une étude de 2012 menée par McKinsey a révélé que le travailleur du savoir passe en moyenne plus de 60 % de sa semaine de travail à communiquer par voie électronique et à effectuer des recherches sur Internet, consacrant près de 30 % de son temps rien qu’à lire et à répondre aux mails1.
Cette attention fragmentée ne saurait favoriser le travail en profondeur, lequel demande de longues périodes de réflexion ininterrompue. Pour autant, les travailleurs du savoir modernes ne lambinent pas. Ils disent en fait être sans arrêt occupés. Qu’est- ce qui explique cette divergence ? Essentiellement un autre type d’effort, pendant du travail en profondeur :
Le travail superficiel : tâches logistiques non exigeantes sur le plan co- gnitif, souvent exécutées en étant distrait. Ces efforts ont tendance à ne pas créer beaucoup de valeur et sont faciles à reproduire.

Autrement dit, à une époque où règnent en maîtres les ou- tils de réseau, les travailleurs du savoir remplacent de plus en plus le travail en profondeur par son alternative superficielle – qui consiste à envoyer et recevoir en permanence des mails, en jouant le rôle de véritables routeurs humains, avec des pauses fréquentes permettant des instants éphémères de distraction. Des efforts plus soutenus qui seraient bien servis par une réflexion profonde, pour la conception d’une stratégie professionnelle ou la rédaction d’une demande de subvention importante, se retrouvent morcelés en élans distraits d’une moindre qualité. Pour couron- ner le tout et compliquer les choses, il est de plus en plus prouvé que ce mouvement vers la superficialité n’est pas une tendance facilement réversible. Si vous passez suffisamment de temps dans un état de superficialité trépidante, vous réduisez définitivement votre capacité à travailler en profondeur. « Le Net semble réduire petit à petit ma faculté de concentration et de contemplation », a avoué le journaliste Nicholas Carr, dans un article d’Atlantic de 2008 souvent cité. « [Et] je ne suis pas le seul dans ce cas. »1 Carr a développé cet argument dans un livre, The Shallows2, qui fut l’un des finalistes du prix Pulitzer. Pour écrire cet ouvrage, Carr s’est isolé, avec à-propos, dans une cabane et s’est forcé à se déconnecter du monde3.

L’idée selon laquelle les outils de réseau font passer notre travail de la profondeur à la superficialité n’est pas nouvelle. The Shallows est simplement le premier d’une série d’ouvrages ré- cents à avoir étudié l’influence d’Internet sur notre cerveau et nos habitudes de travail : Hamlet’s Blackberry4, de William Powers, The Tyranny of E-mail1, de John Freeman et The Distraction Ad- diction2, d’Alex Soojung-Kim Pang – tous s’accordant plus ou moins à dire que les outils de réseau nous distraient, alors que notre travail demande une concentration permanente, tout en diminuant notre capacité à rester concentrés.

Vu le nombre de preuves existantes, je ne vais pas consacrer davantage de temps à développer ce point. Nous pouvons, je l’espère, stipuler que les outils de réseau nuisent au travail en profondeur. Je mettrai également de côté les grands arguments sur la conséquence sociétale à long terme de ce bouleversement, dans la mesure où ils ont tendance à générer des désaccords irrémédiables. D’un côté se trouvent les techno-sceptiques comme Jaron Lanier et John Freeman, qui soupçonnent bon nombre de ces outils, tout du moins dans leur état actuel, de porter atteinte à la société, tandis que de l’autre figurent les techno-optimistes, comme Clive Thompson, qui affirment que ces outils changent sans aucun doute la société, mais pour notre bien. Google, par exemple, diminue certes notre mémoire, mais nous n’avons plus besoin d’une bonne mémoire, car il est possible de trouver instantanément ce qu’il nous faut savoir.

Je ne prendrai pas position dans ce débat philosophique. Je penche plutôt pour la thèse d’un intérêt bien plus pragmatique et individuel : l’orientation de notre culture du travail vers la superficialité (que vous jugiez cela philosophiquement bon ou mau- vais) offre à la minorité, qui perçoit la possibilité de résister à cette tendance et tient à privilégier le travail en profondeur, une occasion en or du point de vue économique et personnel. Et cette occasion a été exploitée par un jeune consultant de Virginie qui s’ennuyait, Jason Benn.

Il existe de nombreuses manières de mettre en évidence le fait que l’on ne génère aucune valeur dans notre économie. Pour Ja- son Benn, cela lui a sauté aux yeux lorsqu’il s’est aperçu, peu de temps après avoir pris un poste de consultant financier, que l’immense majorité de ses responsabilités pouvait être automatisée grâce à un script Excel « bidouillé ».

L’entreprise qui a embauché Benn produisait des rap- ports pour les banques impliquées dans des affaires complexes. (« C’était aussi intéressant que ça en avait l’air », dit Benn en plaisantant lors de l’un de nos entretiens.) Le processus de création de rapports nécessitait une manipulation manuelle de données dans des feuilles de calcul Excel qui durait des heures. À son arrivée, il lui fallait jusqu’à six heures par rapport pour boucler cette phase (les employés les plus anciens et les plus efficaces mettaient environ moitié moins de temps). Benn n’a pas aimé.

« Vu la façon dont on m’a montré les choses, ce processus semblait bancal et manuellement laborieux », se souvient Benn. Il savait qu’Excel disposait d’une fonction appelée macro permettant à l’utilisateur d’automatiser les tâches courantes. Benn a lu des articles sur le sujet et a très vite créé un nouveau classeur qui contenait plusieurs de ces macros permettant de remplacer ces six heures de manipulation manuelle de données par un clic sur un bouton. Le processus de rédaction des rapports qui lui de- mandait auparavant toute une journée de travail était désormais réalisable en moins d’une heure.

Benn est un type intelligent. Il est diplômé en économie d’une université de renom (l’université de Virginie) et, comme bon nombre dans sa situation, il avait des ambitions professionnelles. Il prit très vite conscience qu’elles seraient contrariées si ses principales compétences professionnelles pouvaient être regroupées au sein d’une macro Excel. Il décida donc qu’il lui fallait accroître sa valeur vis-à-vis du monde. Après une période de recherches, Benn parvint à la conclusion suivante : il annonça à sa famille qu’il allait quitter son travail de feuille de calcul humaine pour devenir programmeur informatique. Mais, comme souvent avec ce genre de grands plans d’action, il y avait un petit problème : Jason Benn était absolument incapable d’écrire une ligne de code.

En tant qu’informaticien, je peux vous confirmer une évidence : programmer, c’est difficile. La plupart des nouveaux développeurs ont passé quatre ans à l’université pour apprendre leur métier avant de décrocher un premier poste. Et même à la sortie de la fac, la concurrence fait rage pour décrocher les meilleures places. Jason Benn ne disposait pas de tout ce temps. Après sa révélation Excel, il démissionna et retourna chez ses parents pour l’étape suivante. Ces derniers étaient ravis qu’il ait un plan, mais pas vraiment enchantés à l’idée que ce retour s’inscrive sur le long terme. Benn avait besoin d’acquérir une compétence pointue... et vite.

C’est là que Benn se heurta au problème empêchant bon nombre de travailleurs du savoir de donner à leur carrière une trajectoire plus explosive. Apprendre quelque chose de complexe comme la programmation informatique demande une concentration extrême et ininterrompue sur des concepts exigeants sur le plan cognitif – le type de concentration ayant poussé Jung à s’installer dans les bois entourant le lac de Zurich. Autrement dit, cette tâche est un acte de travail en profondeur. Mais, comme je l’ai indiqué plus haut, la plupart des travailleurs du savoir ont perdu leur faculté de travailler en profondeur. Et Benn n’échappait pas à ce phénomène.

« Je n’arrêtais pas d’aller sur Internet et de vérifier mes mails. Je ne pouvais pas m’en empêcher, c’était compulsif », raconte Benn, se décrivant dans la période l’ayant conduit à quitter son poste dans la finance. Pour mettre l’accent sur sa difficulté à approfondir les choses, Benn m’a parlé de ce projet qu’un cadre de son établissement financier voulait lui confier. « Ils voulaient que je conçoive un business plan », a-t-il expliqué. Benn ignorait comment monter un business plan et décida donc de lire le conte- nu de cinq plans existants. Il les compara afin de comprendre quels ingrédients devaient renfermer un plan type. C’était une bonne idée, mais Benn avait un problème : il n’arrivait pas à « rester concentré ». Il avoue aujourd’hui que, pendant cette période, il lui arriva de passer des jours entiers (« 98 % de son temps ») à naviguer sur la Toile. Le projet de business plan – véritable chance de se distinguer en début de carrière – tomba à l’eau.

Lorsqu’il démissionna, Benn était parfaitement conscient des difficultés qu’il éprouvait avec le travail en profondeur. Quand il entreprit d’apprendre la programmation informatique, il savait pertinemment qu’il lui faudrait apprendre en même temps à son esprit à plonger en territoire profond. Sa méthode fut draconienne mais efficace. « Je me suis enfermé dans une pièce, sans ordinateur, avec simplement des manuels, des fiches et un surligneur. » Il surlignait des passages dans les manuels de programmation, consignait les idées sur les fiches, puis les exprimait à voix haute. Au départ, ces séances sans distraction électronique furent difficiles, mais Benn n’avait pas le choix : il devait apprendre ce contenu et avait veillé à ce que rien de ce qui se trouvait dans la pièce ne puisse le distraire. Au fil du temps, son pouvoir de concentration s’améliora, au point qu’il devint capable de passer régulièrement cinq heures, voire plus, dans cette pièce sans lien vers l’extérieur, concentré, sans distraction, sur l’acquisition de cette nouvelle compétence ardue. « J’ai probablement lu quelque chose comme dix-huit livres sur le sujet avant d’être crevé », se rappelle-t-il.

Au bout de deux mois d’enfermement studieux, Benn participa au Dev Bootcamp, dont la difficulté est de notoriété publique : stage intensif de programmation pour applications Web, à raison de semaines de cent heures. (Alors qu’il faisait des recherches sur ce stage, Benn rencontra un étudiant ayant un doctorat de Prince- ton qui avait qualifié le Dev de « chose la plus difficile [qu’il ait] faite de toute sa vie ».) Vu la préparation qu’il avait effectuée et sa nouvelle capacité à s’adonner au travail en profondeur, Benn réussit parfaitement. « Certains se pointent absolument pas pré- parés », dit-il. « Ils ne savent pas se concentrer et sont incapables d’apprendre rapidement. » Seule la moitié des élèves ayant dé- marré le programme aux côtés de Benn obtint son diplôme dans les temps. Benn décrocha non seulement son diplôme, mais ter- mina également major de sa classe.

Le travail en profondeur avait porté ses fruits. Benn trouva rapidement un poste de développeur à San Francisco, dans une start-up technologique dotée de 25 millions de dollars de fonds à capital-risque et d’employés de haut niveau. Six mois seulement auparavant, lorsqu’il avait démissionné de son poste de consultant financier, Benn gagnait 40 000 $ par an. Comme développeur, il touchait désormais 100 000 $ par an – somme qui peut encore augmenter et atteindre même des sommets insoupçonnés dans la Silicon Valley, tout comme son niveau de compétence.

La dernière fois que je lui ai parlé, il s’épanouissait à son nouveau poste. Nouvel adepte du travail en profondeur, il louait un appartement en face de son bureau, lui permettant de commencer tôt le matin, quand personne n’était encore arrivé et donc de travailler sans être distrait. « Dans un bon jour, je peux cumuler quatre heures de concentration avant la première réunion », m’a- t-il dit. « Et parfois trois ou quatre heures de plus l’après-midi. Et je parle bien de « concentration » : pas de mail, de Hacker News [site Web très prisé des informaticiens], que de la programmation. » Pour quelqu’un qui, à son ancien poste, avouait passer parfois jusqu’à 98 % de son temps à naviguer sur la Toile, la transformation de Jason Benn est proprement stupéfiante.
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L’histoire de Jason Benn met au jour un enseignement crucial : le travail en profondeur n’est pas une affectation nostalgique d’écrivains et de philosophes du début du xxe siècle, mais une habileté bien actuelle à la valeur inestimable.

Cette valeur s’explique de deux façons. La première est une question d’apprentissage. Notre économie de l’information est dépendante de systèmes complexes qui évoluent rapidement. Certains langages informatiques appris par Benn, par exemple, n’existaient pas dix ans en arrière et seront probablement dépassés dans dix ans. De même, quelqu’un qui a débarqué dans le secteur du marketing dans les années 1990 ignorait probablement qu’il lui faudrait maîtriser l’analytique numérique. Pour rester précieux dans notre économie, vous devez maîtriser l’art d’apprendre rapidement des choses complexes. Et cette tâche nécessite un travail en profondeur. Si vous ne cultivez pas cette capacité, vous risquez de vous retrouver à la traîne à mesure que se succéderont les pro- grès technologiques.

Seconde raison du caractère précieux du travail en profondeur, l’influence de la révolution des réseaux numériques est à double tranchant. Si vous parvenez à créer quelque chose d’utile, le public que vous pouvez toucher (par exemple, les employeurs ou les clients) est essentiellement sans limites – ce qui est considérablement gratifiant. En revanche, si votre production s’avère médiocre, vous êtes dans le pétrin, car il est extrêmement facile pour le public ciblé de trouver en ligne une meilleure alterna- tive. Que vous soyez programmeur informatique, écrivain, responsable marketing, consultant ou entrepreneur, votre situation relève de la même logique que celle de Jung tentant d’être plus malin que Freud ou celle de Jason Benn essayant de se faire une place dans une start-up florissante : pour réussir, vous devez vrai- ment évoluer à votre meilleur niveau, tâche qui demande de la profondeur de concentration.

La nécessité grandissante du travail en profondeur est récente. Dans une économie industrielle, le travail en profondeur n’était crucial que pour une classe ouvrière qualifiée restreinte, mais la plupart des ouvriers pouvaient s’en sortir sans jamais cultiver cette capacité à se concentrer hors de toute distraction. Ils étaient payés pour fabriquer laborieusement des choses – et leur métier n’a pas changé au cours des décennies pendant lesquelles ils l’ont exercé. Mais le passage à l’économie de l’information fait que les travail- leurs du savoir sont de plus en plus nombreux et que le travail en profondeur est en train de devenir une pratique primordiale, même si la plupart des gens n’ont pas encore perçu cette réalité.

Autrement dit, le travail en profondeur n’est pas une habileté démodée manquant de pertinence, mais une faculté cruciale pour quiconque cherchant à aller de l’avant dans une économie de l’information où la concurrence est mondiale et qui a tendance à tailler en pièces ceux qui ne gagnent pas de quoi vivre. Les véritables récompenses sont réservées non pas à ceux qui manient aisément Facebook (tâche superficielle et facile à reproduire), mais à ceux qui maîtrisent bien les systèmes distribués novateurs faisant fonctionner ce service (tâche franchement profonde, difficile à reproduire). Le travail en profondeur est tellement important que nous pourrions fort bien le considérer, pour reprendre l’expression de l’auteur et chroniqueur économique Eric Barker, comme « le superpouvoir du xxie siècle ».1

Nous voyons aujourd’hui deux types de pensée – l’une concernant la rareté grandissante du travail en profondeur et l’autre ayant trait à sa valeur grandissante –, que nous pouvons associer pour former un concept servant de base à tout ce qui va suivre dans le présent ouvrage :
L’hypothèse du travail en profondeur : la capacité à travailler en pro- fondeur se fait de plus en plus rare tout en devenant de plus en plus précieuse dans notre économie. En conséquence, ce sont les rares personnes à entretenir cette habileté, puis à l’inscrire au cœur de leur vie professionnelle, qui s’épanouiront et connaîtront la réussite.

Ce livre a deux objectifs, faisant chacun l’objet d’une partie. Le premier (Partie 1) est de vous convaincre de l’exactitude de l’hypothèse du travail en profondeur. Le second (Partie 2) est de vous apprendre à tirer parti de cette réalité en exerçant votre cerveau et en transformant vos habitudes de travail afin que la profondeur de concentration prenne place au cœur de votre vie professionnelle. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, je vais prendre le temps de vous expliquer comment je suis devenu un fervent partisan de la profondeur de concentration.
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J’ai passé les dix dernières années à entretenir ma capacité à me concentrer sur des choses difficiles. Pour bien cerner l’origine de cet intérêt, sachez que je suis un spécialiste de l’informatique théorique et que j’ai réalisé ma formation doctorale au sein du célèbre groupe Theory of Computation du MIT, là où la faculté de concentration est considérée comme une aptitude professionnelle fondamentale.
Pendant toutes ces années, j’ai fréquenté le bureau des étudiants diplômés où se trouvait un professeur – qui avait reçu la « bourse des génies » Mac Arthur –, embauché au MIT avant même d’avoir l’âge légal de boire de l’alcool. Il n’était pas rare de trouver ce théoricien dans la salle commune, en train de fixer des notes sur un tableau blanc, entouré d’un groupe de spécialistes en visite au MIT, regardant également le tableau fixement, en silence. Cela pouvait durer des heures. J’allais déjeuner, puis je revenais – ils étaient toujours en train de scruter le tableau. Ce professeur est difficile à joindre, car il n’est pas sur Twitter et, s’il ne vous connaît pas, il ne répondra probablement pas à votre e-mail. L’an dernier, il a publié seize articles.

Ce type de concentration extrême flottait dans l’atmosphère pendant mes études. Pas étonnant que je me sois très vite engagé dans cette culture de la profondeur de concentration. Au grand désespoir de mes amis et des divers publicitaires avec lesquels j’ai collaboré pour l’écriture de mes ouvrages, je n’ai jamais eu de compte Facebook ou Twitter, ni été présent sur les réseaux sociaux, à l’exception d’un blog. Je ne surfe pas sur la Toile et je tiens la plupart de mes informations du Washington Post qui m’est livré et du réseau de radios NPR. Je suis généralement difficile à joindre : mon site Web ne comprend aucune adresse électronique personnelle et je n’ai eu mon premier Smartphone qu’en 2012 (suite à l’ultimatum lancé par ma femme – « il faut que tu aies un téléphone qui fonctionne avant la naissance de notre fils »).
D’un autre côté, mon engagement en territoire profond m’a récompensé. Au cours des dix années qui ont suivi l’obtention de mon diplôme universitaire, j’ai publié quatre livres, décroché un doctorat, écrit des articles universitaires très bien évalués par mes pairs et été embauché comme professeur à l’université de Georgetown, avec possibilité de titularisation. J’ai soutenu ce rythme de production intense tout en travaillant rarement en semaine au- delà de 17 h 00 ou 18 h 00.
Cet emploi du temps ramassé est possible, car je me suis vraiment efforcé de réduire tout ce qui est superficiel dans mon existence, tout en veillant à tirer le maximum du temps libéré grâce à ma démarche. Mes journées sont bâties autour d’un travail en profondeur soigneusement choisi, les activités superficielles incontournables étant exécutées par petites touches en marge de mon emploi du temps. Il s’avère que trois à quatre heures de concentration ininterrompue et soigneusement ciblée, cinq jours par semaine, peuvent déboucher sur de précieux résultats.

Mon engagement en territoire profond présente également des avantages pour ma vie personnelle. En règle générale, je ne touche pas à l’ordinateur entre le moment où je rentre du travail et le lendemain matin au démarrage de la nouvelle journée de bureau (sauf pour poster des articles sur mon blog, que j’aime rédiger une fois les enfants couchés). Cette capacité à couper complètement, contrairement à la pratique courante consistant à vérifier régulièrement sa boîte de réception ou à fureter sur les réseaux sociaux, me permet d’être aux côtés de ma femme et de mes deux enfants le soir et de lire un nombre étonnant de livres pour un père de deux enfants fort occupé. Plus généralement, l’absence de distraction dans ma vie atténue ce bourdonnement mental ambiant qui semble de plus en plus envahir le quotidien des gens. M’ennuyer ne me dérange pas et cela peut constituer une habileté étonnamment gratifiante – surtout par ces soirées estivales reposantes à Washington DC où j’écoute tranquillement à la radio un match de l’équipe de baseball des Nationals.
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Avec le présent ouvrage, j’essaie de formaliser et d’expliquer ma préférence pour la profondeur (et non pour la superficialité) et de détailler les types de stratégie m’ayant aidé à concrétiser cette attirance. J’ai décidé d’exprimer cette pensée, en partie pour vous aider à m’emboîter le pas, de façon à redéfinir votre existence autour du travail en profondeur. Mais ce n’est pas tout. Je souhaite également distiller et clarifier ces pensées afin de développer ma pratique personnelle. Le fait d’avoir identifié l’hypothèse du travail en profondeur m’a aidé à réussir, mais je suis persuadé de ne pas avoir encore atteint tout mon potentiel de création de valeur. Vous allez être confronté aux idées et aux règles présentées dans les chapitres à venir, et vous battre pour triompher, mais sachez que j’en fais autant. J’élimine impitoyablement tout ce qui est superficiel et cultive minutieusement l’intensité de ma profondeur de concentration. (Vous découvrirez comment j’y parviens dans la conclusion de ce livre.)

Lorsque Carl Jung a souhaité révolutionner le domaine de la psychiatrie, il s’est retiré dans les bois. Sa Tour, à Bollingen, est devenue un endroit où il pouvait entretenir sa capacité à réfléchir profondément, puis l’exploiter afin de produire un travail d’une originalité si remarquable qu’il a changé le monde. Je vais essayer de vous convaincre de vous joindre à moi, afin de construire notre « Tour » de Bollingen personnelle, d’entretenir notre capacité à produire de la vraie valeur au sein d’un monde subissant de plus en plus de distractions et de reconnaître une vérité adoptée par les personnages les plus productifs et importants des générations passées : une vie profonde est une bonne vie.

 

1. Carl Jung et Aniéla Jaffé, Ma vie : souvenirs, rêves et pensées, traduit par le Dr Roland Cahen et Yves le Lay, Gallimard, 1991, p. 261.
2. Mason Currey, Tics et tocs des grands génies : 100 rituels farfelus à l’origine des plus grandes créations, traduit par Aline Weill, Points, 2016.
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1. Carl Jung, Types psychologiques, pour l’édition francophone, traduit par Yves Le Lay, éditions Georg, 1950.
1. Mason Currey, op. cit.
2. Le tableau chronologique à suivre de la vie et des travaux de Jung s’est avéré utile pour éclaircir le rôle du travail en profondeur dans sa carrière : Charles Cowgill, « Carl Jung », mai 1997. http://www.muskingum.edu/~psych/psycweb/history/jung.htm.
3. Anders Ericsson, de l’université de l’État de Floride, est un éminent chercheur qui a étudié le concept de la pratique délibérée. Ses recherches figurent sur le site web suivant : https://psy.fsu.edu/faculty/ericssonk/ericsson.dp.php.
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1. J. K. Rowling, Une place à prendre, pour l’édition française, traduit par Pierre Demarty, Grasset, 2012.
1. Ma liste des habitudes d’importantes personnalités en matière de travail en profondeur est tirée des sources suivantes :
• Montaigne : Sarah Bakewell, Comment vivre : une vie de Montaigne en une question et vingt tentatives de réponse, traduit par Pierre-Emmanuel Dauzat, Albin Michel, 2013.
• Mark Twain : Mason Currey, op. cit.
• Woody Allen : documentaire de Robert Weide de 2011, intitulé Woody Allen:
A Documentary.
• Peter Higgs : Ian Sample, « Peter Higgs Proves as Elusive as Higgs Boson
after Nobel Success », Guardian, 9 octobre 2013, http://www.theguardian.
com/science/2013/oct/08/nobel-laureate-peter-higgs-boson-elusive.
• J. K. Rowling : twitter.com/jk_rowling.
• Bill Gates : Robert Guth, « In Secret Hideaway, Bill Gates Ponders Microsoft’s
Future », Wall Street Journal, 28 mars 2005, online.wsj.com/news/
articles/SB111196625830690477.
• Les informations concernant Neal Stephenson sont issues d’une ancienne
version du site Web de Stephenson, récupérée, grâce à une copie d’écran de décembre 2003, par The Internet Archive : web.archive.org/ web/20031207060405/www.well.com/~neal/badcorrespondent.html.
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1. Michael Chui et al., « The Social Economy: Unlocking Value and Productivity Through Social Technologies », McKinsey Global Institute, juillet 2012. www.mckinsey.com/ insights/high_tech_telecoms_internet/the_social_economy.
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1. Nicholas Carr, « Is Google Making Us Stupid? », The Atlantic Monthly, juillet-août 2008, www.theatlantic.com/magazine/archive/2008/07/is-google-making-us- stupid/306868/.
2. Nicholas Carr, Internet rend-il bête : réapprendre à lire et à penser dans un monde fragmenté, pour l’édition française, traduit par Marie-France Desjeux, Robert Laffont, 2011.
3. Note de l’auteur dans la version brochée du livre.
4. William Powers, Hamlet’s Blackberry, Harper Perennial, 2011, non traduit en français.
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1. John Freeman, The Tyranny of E-mail, Simon Spotlight Entertainment, 2011, non traduit en français.
2. Alex Soojung-Kim Pang, The Distraction Addiction, Little, Brown & Company, 2013, non traduit en français.
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1. Eric Barker, « Stay Focused: 5 Ways to Increase Your Attention Span », Barking Up the Wrong Tree, 18 septembre 2013, www.bakadesuyo.com/2013/09/stay-focused/.


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Cal Newport est professeur d’informatique à l’université de Georgetown. C’est sur son célèbre blog, Study Hacks (suivi par plus de 2 millions d’internautes), qu’il a inventé et popularisé le concept de « deep work ».