Addict à la bouffe !

Par Catherine Hervais
Psychologue clinicienne spécialisée depuis trente-cinq ans
dans l’accompagnement en groupe
de personnes boulimiques anorexiques


Quand Sophie Ludmann m’a demandé d’écrire la préface de son livre, j’ai commencé par dire non. J’ai lu beaucoup de témoignages sur la boulimie. Tous plus passionnants les uns que les autres. À quoi bon, me disais-je, un témoignage supplémentaire s’il n’apporte pas de vrais éléments sur la racine du problème ainsi que de vraies solutions ?

Et puis Sophie s’est montrée insistante. « Vous allez voir Catherine, j’ai fait un grand parcours pour essayer de m’en sortir. Je suis allée en Inde, j’ai eu des expériences avec des chamanes, j’ai tenté beaucoup de choses. »

La voix douce de Sophie, ses expériences chamaniques, ont éveillé ma curiosité et, par là même, ma motivation.

Je me suis alors plongée dans la lecture de son ouvrage et j’ai aimé son écriture. Elle raconte ses drames sans se plaindre. Elle ne parle quasiment pas de ses souffrances. On les devine entre les lignes, mais ce sont surtout ses actions, ses aventures, ses questionnements et son combat qui m’ont touchée au point de me dire que « oui : ce livre-là, il apporte de vraies infos, il a du sens ».
Évitant la dramatisation (qui serait pourtant justifiée), Sophie nous raconte une vie qui, logiquement, devrait être des plus heureuses. Elle a réussi tout ce dont une jeune femme de son âge pourrait se satis- faire. Elle a fait de brillantes études, elle a eu une belle carrière mais à côté de cela, elle se sent comme un imposteur. Elle nous livre avec légèreté et humour les énormes difficultés auxquelles elle est confrontée. À savoir le quotidien des boulimiques.

Ceux qui ne connaissent pas cette addiction, aujourd’hui reconnue comme une addiction dure au même titre que la toxicomanie ou l’alcoolisme, ont tendance à associer la boulimie avec l’anorexie ou le surpoids. Manger beaucoup signifie être gros dans l’esprit de la plupart des gens. On ignore encore que beaucoup de boulimiques sont minces car elles se font vomir, ou compensent autrement (sport intense, jeûnes répétés...).

On utilise aussi parfois le mot « boulimique » pour parler de ceux qui s’engouffrent dans une activité intense et exclusive. On emploie l’expression « boulimique de travail », « boulimique de lecture », « boulimique de mode » (fashion addict)... Il est vrai que certaines personnes ne savent fonctionner que sur un mode addictif. Mais l’addiction n’est pas un problème lorsqu’elle ne génère pas de souffrance. L’addiction n’est pathologique que lorsqu’on est accroché à elle, qu’elle est l’unique moyen d’apaiser un profond mal-être intérieur, qu’elle est la seule source de lâcher-prise. La personne se sent spectatrice de sa vie sans être vraiment dedans.

En ce qui concerne l’addiction alimentaire, on peut, pour distinguer les gens qui mangent trop des boulimiques « sévères », dire que les premiers s’en plaignent, mais malgré leur excès de poids, ne souffrent pas vraiment de leur addiction et parviennent à se rendre disponibles pour tout un tas d’autres choses.

En revanche, toute la vie des personnes qui ont une boulimie sévère tourne autour d’un vide intérieur. Elles sont tendues du matin au soir et ne se relâchent que lorsqu’elles mangent. Elles ne peuvent entrer en relation authentique avec les autres que dans un registre intellectuel ou artistique. Mais dès que l’affectif entre en jeu, elles n’en sont plus capables sans jouer un rôle. Souvent, elles sont protectrices parce que, tel un tout petit enfant, elles ressentent elles-mêmes le besoin d’être protégées. Leur âge affectif n’ayant pas évolué depuis leurs premières semaines de vie, elles sont coincées dans une problématique d’attache- ment : tout ce qui vient de l’autre peut être salvateur ou douloureux. Souvent, on entend ces personnes dire « je ne sais pas où est ma place » lorsqu’on ne les accueille pas avec une chaleur inconditionnelle.

Une opinion différente de la leur peut tourner au drame ou au rejet. Il faudrait penser comme elles, aimer ce qu’elles aiment, partager leur goûts et leurs dégoûts pour qu’elles se sentent en sécurité. Il leur faudrait une « maman idéale », qui les prendrait gentiment par la main pour leur montrer le chemin du plaisir de vivre. Et comme cette maman idéale n’existe pas, la nourriture est symboliquement ce qui s’en rapproche le plus : toujours là quand il faut pour rassurer, remplir, permettre le lâcher-prise et la délivrance des tensions.

Parmi ces personnes, il y a à peu près 60 % de boulimiques douces comme Sophie. Quant aux 40 % restants, ce sont souvent des boulimiques désespé- rés et rebelles. Ces personnes sont plus sujettes au suicide (ou y pensent constamment) même lorsqu’elles parviennent, elles aussi, à sauver les apparences dans leur vie professionnelle et sociale. Il serait trop long ici d’expliquer ce qui fait que certaines sont douces et d’autres violentes, au bord du suicide, remplies de haine d’elles-mêmes et des autres. Mais par expérience, on peut remarquer que ces personnes, hommes ou femmes, douces ou violentes, ont toutes un point commun : l’hypersensibilité.

Sophie illustre très bien une définition simple de la boulimie sévère malgré sa douceur : c’est l’obsession de la nourriture, une incapacité de vivre sa propre vie parce que l’on est trop « serré » à l’intérieur de soi, avec une inaptitude à communiquer authentique- ment, tant avec soi-même qu’avec les autres, lorsque l’affectif est en jeu.

L’obsession de la nourriture est la première chose dont les personnes arrivent à se détacher quand elles font un travail efficace sur leur identité, c’est-à-dire sur cette sensation, plus forte que chez tout un chacun, d’être vide, à côté de soi-même.

On peut dire qu’on est sorti de cette addiction alimentaire sévère quand manger n’est plus au centre des pensées. C’est pourquoi de belles techniques comme manger en pleine conscience ou méditer pour tenter de gérer l’appel d’une crise n’offrent qu’un répit provisoire. Ce provisoire montre qu’on est encore en lutte. Lorsque l’obsession disparaît, l’effort disparaît également. Dans un premier temps pourtant, les personnes boulimiques aimeraient bien parfois se calmer avec la nourriture lorsqu’elles sont tendues. Elles racontent qu’elles ouvrent leur placard par réflexe, puis doivent se rendre à l’évi- dence que ce n’est pas des aliments qu’elles ont besoin. Elles n’ont pas pour autant acquis toutes les ressources pour s’apaiser. À ce stade, tout n’est pas encore construit. Elles ne seront sereines que lorsqu’elles auront bâti un environnement qui conviendra totale- ment à ce qu’elles sont au plus profond d’elles-mêmes, s’ajustant efficacement et continuellement à ce qu’elles ressentent.

Travailler avec des personnes boulimiques et expliquer brièvement, c’est comprendre qu’elles ne souffrent pas d’une maladie mais de manques. Elles ont juste besoin de découvrir leurs manques et d’apprendre, par un travail relationnel en groupe, à les compenser de façon à ne plus en souffrir, et à acquérir ne liberté intérieure qui fait qu’elles s’autoriseront à exprimer toutes leurs envies, sans fuite et sans violence vis-à-vis des autres.

C’est ce chemin que Sophie emprunte. Et sa narration, dénuée de pathos, nous invite à la suivre le cœur léger.


Sophie Ludmann

 
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