De son prénom... Judas
S’il s’agissait d’appeler Judas à la barre d’un tribunal pour le sommer de s’expliquer, ce n’est pas une personne mais plusieurs qui se lèveraient et s’avanceraient. Tout comme il y a plusieurs Marie ou Jacques dans le Nouveau Testament, il y a sept personnages portant le nom de Judas. Ainsi, dans les Évangiles canoniques, il y a un Judas (ou Jude), frère de Jacques, de Joseph, de Simon et de Jésus. Il y a aussi un Judas, fils de Jacques, présent seulement dans la liste des Douze donnée par Luc (Lc 6, 16 et Ac 1, 13). C’est peut-être lui qui interroge Jésus lors du dernier repas, car pour l’identifier, le rédacteur précise : « Judas, non pas Iscariote. » (Jn 14, 22). Il y a aussi une épître canonique attribuée à un certain Jude. Et dans les Actes des Apôtres, trois Judas sont mentionnés : un surnommé « le Galiléen », un autre « Barsabbas », et enfin le dernier de Damas.
Tous ces personnages au nom similaire se croisent et s’éloignent au fil des récits, sans qu’il soit sûr qu’il s’agisse d’une présentation divergente d’un seul et même individu ou bien de personnages assurément distincts. Ce qui est sûr, c’est que si nous retournions en Palestine au Ier siècle et que nous criions le nom de Judas sur la place d’un marché, de nombreux hommes se retourneraient car, à cette époque, il est très répandu. De toute évidence, c’est un nom fort respectable. Il sonne même fièrement puisqu’il remonte aux anciens temps. Il est cité pour la première fois dans la Genèse (29, 35) au moment où Léa, la femme de Jacob, enfante pour la quatrième fois. Heureuse de cet événement, elle rend gloire à Yahvé en appelant son nouveau-né Judas. Il est l’un des douze fils de Jacob qui, jaloux de leur jeune frère Joseph, cherchent à se débarrasser de lui. Tandis que l’idée de l’assassiner s’impose dans la fratrie, Judas est le seul à conseiller de ne pas le tuer, mais de le vendre. La suite de l’histoire est connue et finalement chacun des frères donnera son nom à l’une des douze tribus mythiques d’Israël. Celle de Juda sera à l’origine du mot « juif » (en grec ioudaïos, puis en latin judaeus). D’abord réservée aux Judéens, cette désignation s’élargit progressivement à tous les habitants de la Palestine. Par la suite, l’histoire du peuple juif comptera plusieurs héros du nom de Judas. Ainsi, une cent soixantaine d’années avant notre ère, il est incarné par Judas Macchabée, un héros populaire qui obtient l’indépendance religieuse des siens en combattant par l’épée l’oppresseur syrien. Puis, vers l’an 6 de notre ère, c’est un autre Judas, surnommé le Galiléen, qui prend la tête d’une armée juive pour s’opposer à un recensement fiscal ordonné par l’envahisseur romain. Sa révolte est écrasée dans le sang, mais le nom de Judas est magnifié.
Donc, aux alentours du Ier siècle de notre ère, de nombreux hommes sont appelés Judas et ce prénom jouit d’une grande estime. Les mots hébreux yôdû (loueront) et ôdé (je rendrai gloire) seraient les racines de ce prénom, que l’étymologie populaire considère comme ancien et sacré. Il est fort possible que, parmi les familles attachées à la tradition juive, certaines nomment ainsi leurs enfants pour honorer l’histoire de leur peuple ou pour souligner leur sentiment patriotique. Ce prénom connaît ensuite une étrange destinée. À partir de l’instant où le christianisme triomphe, il se fait discret. Pas une bonne famille chrétienne n’ose baptiser son fils du nom de celui ayant vendu le Christ. Cela serait revenu à faire un bien mauvais cadeau au nouveau-né ! Pourtant, par un étrange paradoxe, Judas n’a pas cessé de nous accompagner depuis des siècles et ce, jusque dans l’intimité de notre quotidien. Son ombre plane depuis toujours sur nos sociétés. Ainsi, sous l’ancien régime français, les trésoriers du roi frappent une monnaie de trente deniers appelée le « Judas » circulant, dès lors, dans toutes les bourses. Les portes des demeures sont percées d’un « Judas » : un orifice permettant d’épier sans être vu, autrement dit de regarder en traître. En matière culinaire, il vaut mieux éviter le « Judas » qui est un champignon toxique. Il est aussi préférable de ne pas trop abuser du « steak Judas » dont la viande est truffée de graisse ou dont la qualité est moins bonne qu’il n’y paraît. Et puis, en matière de compliments, il est plus agréable d’être désigné comme un « don Juan » que comme un « Judas », autrement dit un fourbe.
Peu de personnes peuvent se targuer du fait que leur nom, tout en étant absent de l’état civil, soit attribué à un objet ou devienne un nom commun passé dans le registre populaire. Évidemment, dans le cas de Judas cela n’a rien d’un honneur, bien au contraire, puisqu’il reste le traître le plus fameux de l’histoire. Par un étrange paradoxe, sa popula- rité tient à son impopularité. Mieux encore ! Comme nous allons le voir, tout en étant illustre, il reste un inconnu, tant les traces historiques de son existence sont ténues.
De son surnom... l’Iscariote
Heureusement, les Évangiles, soucieux de préciser l’identité de notre mystérieux Judas rapportent sur lui un détail. Dans la liste donnée sur les disciples de Jésus1, il est surnommé « l’Iscariote ». Les synoptiques (Marc, Matthieu et Luc) emploient ce surnom, tandis que Jean n’en fait curieusement pas usage. Pour lui, Judas est le fils de Simon Iscariote, ce qui n’a pas la même signification. Si la précision devait aider le lecteur à mieux identifier Judas, c’est raté !
Dans la catégorie des énigmes encore irrésolues, l’étrange surnom tient une place d’honneur. L’incertitude du terme « Iscariote » laisse la porte ouverte à de nombreuses hypothèses, plus ou moins extravagantes2, ajoutant du mystère plus qu’elles n’en enlèvent. Parmi les idées les moins sérieuses, Origène (II-IIIe siècle) reconnaît dans un fantasme étymologique que le mot viendrait de scarioth, un toponyme signifiant la strangulation. Judas aurait ainsi porté comme surnom la cause de sa mort, tout comme on aurait pu appeler Jésus « le crucifié », Paul « le décapité » ou encore Thomas « le transpercé ». C’est l’idée de la prédes- tination qui pointe ici : Judas était voué, dès sa naissance, à mourir étouffé, tout comme il était promis à jouer le rôle du traître. Cependant, aux yeux du théologien, cela ne correspond guère à l’enseignement exprimé par Jésus sur la liberté dont Dieu fait don à chaque personne. Et, pour l’historien, la thèse d’Origène n’a guère de fondement.
Quant à saint Jérôme (IV-Ve siècle), il soutient que le surnom vient de la tribu d’Issachar signifiant « salaire ». Ainsi, Judas serait né avec la raison de sa trahison chevillée au corps. On retrouve, encore une fois, l’idée de prédestination qui ne convainc personne.
Toujours dans l’insolite, on fait aussi dériver Iskariot d’un mot sémitique évoquant la couleur rouge. L’allusion vise le bouillant tempérament de Judas ou encore sa couleur de cheveux, rappelant celle du diable et des flammes de l’enfer. À défaut d’explication rationnelle, l’imagination populaire prend ici le relais.
Beaucoup plus sérieuse et digne d’intérêt est l’hypothèse stipulant qu’Iscariote est une référence au lieu de naissance de Judas. Saint Jérôme suppose qu’il s’agit d’une localité de Judée, portant le nom de Keriot, où le traître serait né. Judas est donc désigné par l’endroit d’où il serait issu, en hébreu ich Kariot. Après tout, d’autres personnages sont aussi identifiés selon leur provenance. Jésus lui-même est maintes fois appelé de Nazareth. Mais, il n’y a rien ici ayant valeur de preuve puisqu’il y a d’autres surnoms n’ayant assurément rien à voir avec une ville ou une région d’appartenance. C’est le cas de Simon, dit « le sicaire » ou encore de Jacques et Jean appelés les fils de « Zébédée », signifiant « Boanerges, c’est-à-dire fils du tonnerre » (Mc 3, 18). Pour certains linguistes, une meilleure interprétation serait « ceux qui ont une voix forte ». Dans les deux cas, leur surnom serait en lien avec leur caractère irascible, impétueux, voire violent. À titre d’illustration, ce sont eux qui proposent de détruire un village ayant refusé de recevoir Jésus : « Seigneur, veux-tu qu’à l’exemple d’Élie, nous commandions que le feu descende du ciel et consume ces gens-là ? » (Lc 9, 54). Ces quelques exemples de surnoms n’évoquent pas une origine géographique, mais plutôt une appartenance politique ou des traits de caractère. Il n’est donc pas possible d’invoquer une règle stricte associant systématiquement le surnom des personnages à leur localité d’origine.
Par ailleurs, certains linguistes remarquent qu’« Iscariote », découlant de ish Keritoh, signifie littéralement « la population de Kérioth » et non « homme de Kérioth »3. Judas serait donc dénommé « Judas, population de Kérioth » et non « Judas, habitant de Kérioth ». Du coup, la référence au lieu de naissance devient moins vraisemblable. Malgré cela, beaucoup d’auteurs forcent la langue et maintiennent qu’il faut y voir une indication de son lieu de provenance. En admettant cela, il reste à savoir si, du temps de Jésus, il y avait bien une ville ou un village en Judée appelé Kerioth ou Carioth. Or, sur de tels lieux, il n’existe rien. Aucune cité répondant précisément à ces noms n’a jamais été localisée avec assurance4. C’est là un point capital réduisant considérablement la force de l’hypothèse du lieu d’origine. Cette embarrassante absence a suscité des tentatives et des glissements surprenants, mais toujours soumis à caution. Certains prétendent ainsi y lire une variante de Jéricho ou encore une correspondance avec les ruines d’El-Karjetein, au sud d’Hébron.
Il est à signaler que cette proposition de l’origine géographique est soutenue par de nombreux exégètes chrétiens. En effet, elle présente l’avantage de stigmatiser Judas car, si ce dernier est bien issu de la région de Judée, il est alors le seul des Douze à ne pas être galiléen. Pour rappel, la Galilée est une région située au nord de la Palestine dont la rivalité avec la Judée est attestée dans la littérature juive. Les Judéens apprécient peu leurs compatriotes galiléens leur reprochant, entre autres choses, d’être issus du brassage des populations dû aux invasions assy- riennes et chaldéennes. Ils les considèrent aussi comme des ruraux illet- trés et incultes. Le terme même de galiléen est parfois entendu avec la connotation péjorative de brigand. Il faut se souvenir que Judas (le Galiléen), qui a commandé l’insurrection contre les romains en l’an 6 ou 7, est originaire de cette région. Or, les auteurs des Évangiles prennent le parti de soutenir la Galilée. Ils en font une région honorée, étant celle de Jésus et de ses disciples. Elle est le point de départ de son ministère, le théâtre de ses miracles et de ses guérisons. À l’inverse des arrogants Judéens, les évangélistes présentent les Galiléens comme des gens simples, reconnaissant Jésus pour ses paroles et ses actes. C’est dans leur région qu’a lieu la résurrection, ce qui en fait un important lieu symbolique. Face à cette estimable Galilée, il y a la Judée : la patrie des ennemis de Jésus. Ces derniers ne peuvent pas se résoudre à le reconnaître comme le Messie parce que, justement, il est de Galilée : « D’autres disaient : C’est le Messie. – Non, disaient d’autres, car est-ce de Galilée que le Christ doit venir ? » (Jn 7, 41-42). Donc, si certains exégètes désirent que Judas soit issu d’une ville de Judée, c’est pour marquer son appartenance au camp hostile à Jésus et souligner, encore une fois, sa prédestination pour la traîtrise.
Les partisans d’une tout autre hypothèse soutiennent que le mot « Iscariote » ne renvoie pas à un lieu géographique, mais à une appartenance politique. Dans cette perspective, il est censé dériver du mot latin sicarius signifiant « homme au poignard ». C’est ainsi que l’on nomme, au Ier siècle en Palestine, les Juifs auteurs d’attentats meurtriers contre leurs ennemis politiques. Leur mode opératoire est de tendre des embuscades ou de prendre par surprise leurs cibles dans la foule, et de les faire périr sous leurs coups de poignards, d’où leur surnom. Il semblerait qu’ils aient été une branche armée du parti des Zélotes...
2. Voir DAUZAT P. E., Judas, de l’Évangile à l’Holocauste, Paris, Éditions Bayard, 2006.
3. MORDILLAT G. et PRIEUR J. (1999), Jésus contre Jésus, Paris, Éditions du Seuil.
4. KLAUCK H.-J. (2006), Judas, un disciple de Jésus. Exégèse et répercussions historiques, Paris, Éditions du Cerf ; DAUZAT P. E. (2006), op. cit. ; Meier J.-P. (2005), Un certain juif Jésus, tome 3, Paris, Éditions du Cerf.
Régis Moreau
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