Expo GALERIE W / Chris Morin-Eitner

Chris Morin-Eitner, la jungle des paradoxes

Chris Morin-Eitner, Paris Pigalle Jungle Parade, 2016

Il y a de drôles de zèbres, très graphiques, devant Beaubourg. Le parvis du musée parisien ressemble à une savane. On pourrait croire à une installation artistique, réelle, telle un Paris Plage un peu saharien dramatisant le réchauffement climatique. Cette image (Paris, Pompidou Savane, 2011), est une des compositions numériques de l'artiste-photographe Chris Morin-Eitner.

Il joue là avec un des bâtiments de Paris qu'il aime, le Centre Pompidou, délaissé, pour le taquiner avec des animaux à rayures. Dans la série « Il était une fois demain », qu'il expose à la Galerie W, ce manipulateur fait subir de drôles de traitements à différentes mégalopoles de la planète. A chaque fois, un bâtiment icône, historique ou contemporain, est remis en scène, à l'état de ruine sublimée, complètement envahi par une forêt vierge aimable, des animaux sauvages apaisés, des oiseaux joyeux, des fleurs colorées. Des villes telles des Belles au Bois Dormant pétrifiées dans la verdure. Comme les ruines des temples d'Angkor transpercées et transfigurées par les arbres, des œuvres d'art mutantes, toujours vivantes.

L'Arc de Triomphe parisien se prosterne devant une immense forêt dense. La Tour Eiffel, le Tower Bridge de Londres, le pont de Brooklyn et les tours de New York dégoulinent de verdure, ou de lianes, se mirant dans des lacs de nénuphars ou des fleuves agités d'oiseaux voletant. La Place Rouge de Moscou, moins totalitaire, retrouve son paysage de taïga, les bouleaux sont remplacés par des autruches, noires et blanches. Même le stade Dubaï du capitalisme, décrit par l'Américain Mike Davis, est transformé en Jungle Time Machine (2015), l'hyper-prétentieuse tour Burj Khalifa est réduite à une tour de Babel qui tangue devant une girafe bien plantée sur ses pattes, tête haute. Le monde minéral, bétonné, les gratte-ciels génériques, de plus en plus hauts comme tous les Cornichons (surnom de la tour « Gherkin » de Norman Foster à la City de Londres) qui se sont répandus partout, ont cédé la place à un Land Art artificiel, exotique. L'urbanisme le plus arrogant semble s'écrouler.

Avec cette série d'images de villes tropicalisées, on pourrait penser que Chris Morin-Eitner nous livre là une critique humoristique de l'architecture contemporaine. Tous ces bâtiments qui ont le vert en poupe, au nom de l'écologie et de la ville durable. Qui utilisent l'arbre ou les végétaux comme des extraits homéopathiques de fausse nature, comme « des ornements citadins, du mobilier urbain »(1) ou « de la moquette verte »(2). C'est plausible, car cet agitateur d'images a fait la Une de Beaux Arts Magazine d'avril 2016 pour illustrer un dossier sur l'architecture parisienne où les projets présentés regorgent de tours végétalisées et de boutures de plantes.

Cette piste serait d'autant plus pertinente que Chris Morin-Eitner, né à Paris en 1968, est diplômé d'architecture de l'école Paris La Seine UP 9. Métier qu'il n'a pas exercé mais dont il est resté habité, en photographiant les édifices du monde entier. Métier qu'il reverse dans ses œuvres, mais pas pour moquer la salade verte des balcons. C'est en déconstructeur-reconstructeur, en urbaniste sans contraintes, en paysagiste Arcimboldo, qu'il recrée « ses » villes englouties du futur. Ses images grands formats sont savamment dessinées, composées. Les premiers plans très narratifs ouvrent sur des perspectives maîtrisées. Les flux sont contrariés, les routes et les places disparues sont remplacées par des champs, des forêts, des plans d'eau. Les tours standardisées créent des élancements verticaux, les troupeaux d'animaux réenchantés donnent du mouvement horizontal. Les flamands roses ne sont pas des oiseaux, plutôt des bandes de couleurs. Telle fleur ne tient que par sa forme ou teinte  décorative violette. L'artiste-photographe travaille comme « un peintre numérique », jouant de la surimpression et de l'hybridation, combinant les photographies qu'il a toutes saisies lors de ses nombreux périples. Elles sont ses pigments, sa palette. Pour recomposer autant de fictions qui réinventent la typologie colorée du jardin d'Eden. Dans une démarche sérielle, aux éléments volontairement répétitifs, obsédante. Mais où les foules humaines ont disparu.

Qu'est-il arrivé à toutes ces méga-cités perdues, enlacées aux lianes, sans homme ni femme ni enfants ni animaux domestiques ? Une catastrophe a eu lieu. Sans qu'elle soit identifiée. On décèle des indications dans certaines images un peu moins idylliques : des traces de l'humanité disparue, sous forme de déchets, de signalétiques, de tags, de statues, d'éoliennes, de monuments. Dans Paris, La Défense-Lianes (2015), le parvis de la Grande Arche est devenu un terrain vague, où deux chevaux broutent d'étranges résidus. Des carcasses de voitures sont échouées à New York, à Times Square, ou à Pékin, devant la China Central Television de Rem Koolhaas. Le Paradis vire là au paysage doucement plus trash. Chris Morin-Eitner n'est pas qu'un fan aventurier de la Forêt d'Emeraude, il distille des citations de Blade Runner. Dans Hong Kong, Central-Totems (2013), il n'y a plus aucun dialogue entre les palmiers, la passerelle aérienne désaffectée, les guirlandes de plantes, tandis qu'une statue de Bruce Lee esseulée est impuissante à combattre cette mutation.

Que veut nous raconter Morin-Eitner ? Que l'Homme, vaniteux, apprenti sorcier, suicidaire, a détruit la planète avec ses diaboliques mégalopoles incontrôlables et polluées, ses technologies destructrices ? Et que la nature, plus forte, finira par danser sur nos tombes ! Mais si l'artiste est inquiet, il n'exacerbe pas la peur, il envisage un « happy end ». Il n'emprunte pas l'autoroute très fréquentée des carnages SF à la Mad Max, du monde post-apocalyptique de Cormac McCarthy dans La Route ou des images ténébreuses du photographe chinois Du Zhenjun dans sa série Tour de Babel. Il prend le contre-pied. Citant Alphonse Allais : « On devrait construire les villes à la campagne car l'air y est plus pur! ». Ou Robert Bresson : « Puisque le monde est à l’envers, il faudrait le retourner pour le remettre à l’endroit ». Face à la violence de l'information, au terrorisme de l'humanité, aux mascarades politiques, dans une dystopie qui ne serait pas si sombre, en Douanier Rousseau numérique, il doute, fait appel au paradoxe et contre-attaque avec des lianes. Il simule un biotope artificiel, librement chaotique où il mixe les signes mondialisés, et différentes civilisations. Morin-Eitner serait-il un Candide écologiste qui conseillerait de cultiver son jardin secret peuplé de bons sauvages ?

Cet artiste-photographe ne renie pas le monde des humains. Il en est. Mais il alerte ses semblables pour les réconcilier dès aujourd'hui avec la nature. Lors de la récente COP21 à Paris, en « activiste poétique », il a participé à l'exposition « Climats artificiels » à la Fondation EDF(3), aux côtés d'artistes qui proposaient leurs visions métaphoriques des enjeux climatiques. Il y a présenté Paris Jungle Tour Eiffel (2010) et Paris Opéra Garnier Ballet (2012). Deux de ses œuvres que l'on peut toutes rapprocher des écofictions contemporaines. Dans le catalogue de l'exposition, Denis Mellier, professeur de littérature comparée et de cinéma à l'université de Poitiers, précise : « Les écofictions sont moins le récit des causes ayant conduit à la catastrophe que l'exploration d'une relation se redéfinissant, comme dans un récit de voyage ou d'expédition, quand un milieu entièrement nouveau fait l'objet d'une rencontre et conduit à adopter un autre regard, à s'ouvrir à des savoirs étrangers… Les écofictions de la catastrophe font du climat déréglé l'agent d'une révolte de la planète humiliée et exploitée mais réveillée enfin à sa puissance chaotique originaire. »

Dans ces chaos en phase de réveil, il faut entrer, voyager, comme dans l'architecture, comme dans une ville. Pour aller au-delà de leurs décors glacés, glaçants, très lumineux. Chris Morin-Eitner livre une vision alarmée du monde. Mais il ouvre aussi ses bagages intimes d'explorateur. Ce Franco-Allemand magnifie l'art et l'histoire d'Outre-Rhin qui l'ont aussi construit. Avec Cologne, Wunder Köln Hauptbahnhof (2016), il offre un hymne à la cathédrale gothique de Cologne, un style qu'il chérit. Il sait voyager vers le passé, au XVIIIe siècle, en nouveau « Hubert Robert des ruines » qui glorifie les décombres contemporains, non par désespoir, mais comme une possible renaissance. Il exalte les Nymphéas de Claude Monet, ces nénuphars de Giverny qu'il sème partout comme un gimmick impressionniste. Il plonge dans Les villes pétrifiées de Max Ernst. Il se promène dans les road movies de Wim Wenders ou Jim Jarmusch. Et regarde aussi du côté des installations-accumulations critiques d'Ai WeiWei.

Si on se prend au jeu des extrapolations futuristes de Chris Morin-Eitner, c'est qu'il n'édite pas des tracts. Ses images de rebuts sont aussi des rébus, ouvertes à l'interprétation, où l'humour se niche dans les détails. Il s'amuse à frôler le kitch répétitif, l'ornemental fleur-bleue. Dans ses jungles, il sème des petits cailloux pour que l'on s'y retrouve, on ne les repérera pas tous. Comme un de ses palmiers fétiches, en forme de paon, omniprésent, sur les toits de Londres ou de New York. Ou comme ses éoliennes résistantes, moqueuses, autant de petits moulins-à-vent d'un Don Quichotte du XXIe siècle. Ou encore ses serpents invisibles qui ne seraient plus venimeux. L'artiste nous entraine dans ses songes, des fables où il nous transformerait bien en gazelles roses et libres qui ne seraient plus traquées par la loi du plus fort. Des contes où se glisse sa part d'enfance non vaincue, sa «Forêt des paradoxes» personnelle où il aimerait se promener, entre grandes frayeurs et petits bonheurs. Parmi ces indices dissimulés, quel est son « Rosebud » ? Comme l'a confié Le Douanier Rousseau : « Je possède les paysages que je peins ».

Anne-Marie Fèvre
Journaliste indépendante (ex Libération) spécialisée en architecture, design et graphisme (www.delibere.fr).


(1)  Tribune de l'architecte Matthieu Poitevin, mars 2016, dans la revue « AA », larchitecturedaujourdhui.fr

(2)  Rudy Ricciotti, dans « HQE, Les renards du Temple », 2006, éditions Al Dante/Clash.

(3)  Exposition « Climats artificiels », commissariat Camille Morineau, qui s'est déroulée du 4 octobre 2015 au 28 février 2016 à la Fondation EDF de Paris. Catalogue, éditions Paris Musées/Fondation EDF.