La perception du travail aujourd'hui


Naguère, ce mot « travail » avait un sens élémentaire et trivial : il désignait l’activité assurant la su vie. Mais il y a belle lurette que ce sens obvie est dépassé. Comme l’économie elle-même, le travail est devenu multiple, mosaïque, complexe, explosé en de nombreuses dimensions : travail physique et travail mental, travail manuel et travail intellectuel, travail lucratif et travail bénévole, travail sous contrat et travail indépendant, travail contraint et travail libre, travail « à la boîte » et travail à domicile, travail collectif et travail individuel, travail intelligent et travail mécanique, travail créatif et travail procédural, travail épanouissant et travail abêtissant, etc.

Inutile d’allonger cette liste à la Prévert qui pourrait prétendre à l’infini tant les activités humaines sont pleines de myriades de possibilités. Voici ce qu’il faut retenir de fondamental : notre monde humain réel est devenu de plus en plus complexe, il a même franchi un seuil énorme de complexité avec l’apparition des techniques informatiques et télécommunicationnelles qui abolissent – presque – l’espace, le temps, l’inertie.

Face à cette complexité intrinsèque et irréversible, plus rien ne peut rester indifférent, plus rien ne peut rester simpliste ou trivial, plus rien ne peut rester inchangé.

Le travail, aussi, se complexifie, donc, loin des solutions archaïques que sont les contrats d’emploi à durée indéterminée, les rémunérations à l’heure de présence, les droits « acquis », les prétentions idéologiques et syndicales, un code unique et juridique du travail, le même pour tous (alors que tout n’est plus que cas particulier).

Bref, le travail aussi doit se réinventer.

Travail subi. Travail désiré
Tout avait mal commencé en VO: «Bezé’at ‘apèykha to’khal lè’hèm. » Autrement dit, en traduction très littérale home made : « Dans la sueur de tes narines, tu mangeras du pain » (Gen : 3 ; 19). Les exé- gètes juifs et chrétiens ne lisent pas la même chose. Pour les rabbins, il s’agit d’une prédiction. Pour les curés, il s’agit d’une punition. Divergence sur la notion de travail, donc.

Qu’est-ce que le travail ?
L’étymologie du mot « travail » est latine. Elle pointe le mot tripalium qui est un instrument de torture constitué de trois pals où l’on suspendait le condamné par un crochet planté dans quelque partie de son individu. Ce même tripalium fut ensuite utilisé en maréchalerie pour soulever et maintenir le canon du sabot à ferrer. C’est toujours un des sens du mot « travail ».

Pour en revenir au verset biblique, la relation est clairement établie entre la sueur du travail et la nourriture de la survie. Survivre fait suer.

La chrétienté y a vu une condition de rachat ou de rédemption : Ève ayant désobéi et ayant entraîné son imbécile d’époux, celui-ci est condamné à la torture du travail de la terre aride et maudite à cause de lui. Le travail aurait donc valeur rédemptrice.

Opinion que ne partage pas le judaïsme, pour qui le verset en question signifie tout autre chose : Ève, initiée par le serpent, est sortie de l’innocence crétine et animale et permet à son mari bêta de comprendre que la survie n’est pas « donnée » mais qu’elle doit se conquérir à force de travail. Le travail n’a pas de valeur en soi, mais il est un mal nécessaire, une corvée alimentaire.

Divergence donc
Il est utile de noter que, selon le livre de la Genèse, c’est bien l’homme mâle qui est sujet au travail et à la sueur de ses narines. Dans le verset précédent, le sort de la femme est, lui, lié à la grossesse et aux douleurs de l’accouchement.L’homme à l’usine et la femme à la maternité : chacun son pré !

Divergence encore
Ces divergences sont toujours inscrites au cœur de notre dilemme actuel face au travail. Les plus traditionalistes y voient toujours une valeur morale, rédemptrice ou non, une « vraie valeur ». Le travail aurait une valeur en soi. Il ne serait pas qu’alimentaire. Une telle moralisation du travail est terriblement chrétienne – comme toutes les valeurs morales de nos très laïques sociétés. Le travail serait moral parce que la paresse serait immorale. Ou, plutôt, afin que la pa- resse puisse être condamnée et « immoralisé ».

Et, là, commence le questionnement du philosophe : tout non-travail est-il paresse ? La réponse est évidemment négative. Ne serait-ce que parce que le repos est indispensable à restaurer les forces du travail. Ce repos-là est éminemment moral puisque très justement mérité. Le repos serait la récompense du travail. Insidieusement, le cynique de service pourrait insinuer que celui qui ne travaille pas ne doit pas se reposer et gagne donc du temps pour lui sur les deux tableaux. Cynisme !
Cynique cette remarque de Boris Vian : « Je ne dois pas gagner ma vie, je l’ai. »
Cynique aussi ce dazibao de mai 68 : « Ne per- dons pas nos vies à la gagner. »

Travail et activité
Le repos n’est pas le seul non-travail. Toutes les activités de loisir sont aussi du non-travail. Elles n’ont rien d’immorales non plus, à l’expresse condition qu’elles soient la juste et méritée récompense d’un labeur acharné.

Ici encore, l’emprise de la philosophie chrétienne de la rédemption par la souffrance est prégnante. Les plaisirs – sains et moraux – sont licites dès lors qu’ils sont promérités par les fatigues d’un travail héroïque.
Cette disjonction entre travail et plaisir est d’ailleurs fort centrale dans nos perceptions contemporaines du travail.
De récentes enquêtes permettent d’affirmer que 85 % des salariés européens, tous secteurs et grades confondus, considèrent que leur travail n’est pas une source de joies, mais une source de revenus : s’ils en avaient les moyens financiers, ils arrêteraient de travailler illico.

Travail alimentaire, donc
Le travail est l’activité rémunératrice. La seule activité à but lucratif. Les autres activités sont-elles pour autant à but ludique ? Et ici encore, le philosophe s’interroge : d’où vient cette disjonction, cette rupture entre travail et plaisir ? Pourquoi le travail rémunéré ne pourrait-il pas aussi être une source de plaisir et de joie ? Pourquoi ce divorce entre acti- vité professionnelle (lucrative) et activité personnelle (jouissive) ?

Pourquoi y a-t-il si peu de personnes qui trouvent du plaisir dans leur travail ? Cyniquement, il faudrait répondre : parce qu’elles, au moins, l’y ont cherché et trouvé. Le rejet du travail-plaisir est culturel. La dichotomie travail-loisir est artificielle, nous y reviendrons. Mais elle forge tout notre rapport au travail et... aux « travailleurs, travailleuses » si chers à Arlette.

Depuis toujours, les élites sociales ne travaillaient pas : elles faisaient travailler pour elles ceux qui n’avaient pas les moyens de faire autrement. Les guerriers spartiates avaient leurs ilotes et les citoyens athéniens et romains avaient leurs esclaves ; les nobles médiévaux avaient leurs serfs et les coloniaux avaient leurs boys ; les industriels avaient leurs prolétaires.

Mais voilà, ces mêmes industriels ont fait une découverte, à leurs dépens : faire travailler les autres est aussi... un travail, un gros travail, un travail épuisant, à temps plein.

Et la boucle se boucle. Le travail touche aussi les élites. Ce sont même elles qui travaillent le plus. Et de loin. Les 35 heures ne les concernent pas, la retraite à 55 ans non plus.

Curieuse époque que la nôtre où ce sont les « travailleurs » qui travaillent le moins. Ils n’ont d’ailleurs plus besoin de voter pour Arlette. Ni pour les socialistes. Ils ne votent plus que pour leur pension, donc pour ce qui est le mieux pour leurs fonds de pension, bien capitalistes, bien spéculateurs, bien « exploiteurs du peuple », bien « massacreurs d’emplois ». Quel paradoxe !

Plaisir du travail, plaisir au travail
Pour trouver plaisir à son travail, il faut d’abord vouloir l’y chercher. On ne trouve jamais quelque chose que l’on ne cherche pas. D’accord : ce n’est pas parce qu’on cherche qu’on trouve. Soit. Mais on peut au moins essayer. Il y a là comme un relent de « pari de Pascal » : tant qu’à faire, s’il y a une chance de trouver du plaisir en travaillant, autant la courir, non ?

Cela rappelle cette vieille mais belle histoire bien connue du chevalier médiéval voyant trois tailleurs de pierre aux abords d’un vaste chantier. Au premier, il demande ce qu’il fait et l’autre de répondre très bibliquement : « Je gagne mon pain ». Au deuxième, même question : « Je fais mon métier ». Quant au troisième, il dit : « Je construis une cathédrale ».

Ces trois réponses sont symboliques de nos trois attitudes possibles face au travail : le travail-objet, le travail-sujet et le travail-projet.

Seul le premier, le travail-objet, le travail-fatalité, le travail-punition peut devenir torture.

Le travail-sujet qui est la passion d’un métier est porteur d’excellence, de progrès, de perfectionnement, de perfection, d’idéalité : il peut être source de joie qui est la joie du « travail bien fait », la joie de l’artisan, la joie du compagnon de « la belle ouvrage ».

Enfin, le travail-projet tire sa force de la participation à une œuvre, à une aventure, à un accomplissement qui nous dépasse, qui nous sublime, qui nous transcende.

Si l’entreprise se cantonne à n’être qu’un objet économique, elle ne générera que du travail objet, sans plaisir. Pour que travail et plaisir se rabibochent en entreprise, il faut que celle-ci revienne à ses racines profondes : être porteuse d’un métier professionnel, être porteuse d’un projet entrepreneurial.

Si elle reste au stade de n’être qu’une machine à fric, rien d’étonnant à ce que chacun n’y vienne que pour y chercher du fric.

La culture « machine à fric » s’oppose radica- lement à la culture « passion d’un métier » et à la culture « aventure entrepreneuriale ».

Si vous voulez changer l’état d’esprit de vos collaborateurs, commencez donc par tourner le dos à la « machine à fric » pour vous concentrer sur votre métier-passion et votre projet-aventure.

Mutations
Depuis la révolution numérique, le contenu du tra- vail a terriblement évolué.
J’ai proposé, ailleurs (cf. De l’être au devenir – tome V – Éditions de l’Arbre d’Or), ceci :
« Management : l’art de faire travailler des gens.

Travailler : produire de la valeur. Valeur : contribution au mieux-vivre. »
S’y trouve une définition du travail : produire de la valeur, c’est-à-dire produire du mieux-vivre. Or, ces notions de valeur (tant au sens économique que moral) et de mieux-vivre (tant en termes de qualité des produits et des services qu’en termes de qualité de vie au travail) ont été radicalement chamboulées depuis trente ans.

L’aspiration montante à la (une) meilleure qualité de vie est à présent généralisée. Les nouvelles générations ont été éduquées dans une ambiance hédoniste qui a détruit la valeur et le respect du travail en lui-même, pour lui-même. Le travail n’est accepté que s’il est intéressant, c’est-à-dire s’il va à la rencontre des intérêts de la personne. Et quels sont ces intérêts ?

Plusieurs constatations sont à faire à ce sujet.

D’abord, les aspirations des gens sont de plus en plus diverses, de plus en plus personnalisées, de plus en plus variables, dans l’espace comme dans le temps. Il y a de moins en moins de phénomènes de masse, de modes générales, d’engouements grégaires : l’heure est à la segmentation, même si quelques constantes demeurent, surtout au niveau des masses populaires.

Ensuite, la nature qualitative de ces aspirations commence à prendre le dessus sur la simple envie consommatoire pure et dure. La consommation de masse continue de faire recette, bien sûr, mais ses dissidences deviennent de plus en plus nombreuses, de mieux en mieux organisées, de plus en plus représentatives. No logo, no pub, slow food sont devenus bien plus que des épiphénomènes anecdotiques.

Et puis, dans le monde professionnel, les exigences de qualité de vie au travail prennent de l’importance et induisent une réflexion indispensable sur le thème du wellness management, loin des erre- ments et gadgets des débuts de cette discipline. Comme déjà mentionné, ne voit-on pas, de plus en plus souvent, des collaborateurs refuser une promotion pourtant plus rémunératrice pour conserver les avantages qualitatifs liés à une ambiance, une équipe, un savoir-faire, une passion... Ce type de refus aurait été impensable il y a trente ans ; il est devenu courant aujourd’hui.

Enfin, l’individualisation forcenée de la vie rend à chacun la responsabilité de l’accomplissement de sa propre existence ; il convient donc, pour chacun, de tenter d’harmoniser le collectif et le personnel, le projet d’entreprise et le plan de vie. Comme le travail, l’abnégation ne fait plus recette en tant que valeur. La vieille dichotomie entre société et individu s’est in- versée : la société (comme l’entreprise) n’est là que pour permettre à l’individu de satisfaire ses propres appétits : les notions de sacrifice, d’altruisme, d’abnégation, de dévouement, de fidélité, de renoncement ont de moins en moins de sens ou, plus exactement, ne prennent sens que dans la stricte mesure où elles portent et apportent une gratification notoire pour l’individu concerné. Le mot de Sacha Guitry dépeint largement l’état d’esprit contemporain : « Un égoïste, c’est quelqu’un qui ne pense pas à moi. »

Il n’y a là rien à encenser ni à regretter. C’est ainsi. Un constat neutre. Le constat d’une évolution nette du rapport de chacun à la vie, donc aussi au travail. Friedrich Nietzsche, le visionnaire, avait décrit, à la fin du prologue de son Zarathoustra, ce qu’il avait appelé « Le dernier homme ». Voici ce texte qui, à n’en pas douter, est une peinture fidèle et féroce de notre monde d’aujourd’hui.
« Il est temps que l’homme se fixe à lui-même son but.
Il est temps que l’homme plante le germe de sa plus haute espérance.
Maintenant son sol est encore assez riche.
Mais ce sol, un jour, sera pauvre et stérile et aucun grand arbre ne pourra plus y croître.
Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne jettera plus par-dessus les hommes la flèche de son désir, où les cordes de son arc ne sauront plus vibrer !
Je vous le dis : il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante.
Je vous le dis : vous portez en vous un chaos.
Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne mettra plus d’étoile au monde.
Malheur ! Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, qui ne sait plus se mépriser lui-même.
Voici ! Je vous montre le dernier homme. »
Ce texte prémonitoire est extraordinaire: ces temps qui étaient proches sont à présent les nôtres.

Le regard des créatifs culturels
Plus profondément, là où traditionalistes et modernistes visaient des intérêts quantitatifs sous les espèces d’un meilleur pouvoir d’achat, les culturels créatifs visent bien plus des intérêts qualitatifs : la croissance économique, les biens matériels, le pou- voir d’achat ne leur disent plus grand-chose face aux pénuries croissantes, face à l’intériorisation de la vie personnelle et face aux exigences de frugalité.

De plus en plus, le travail professionnel n’est plus vu que comme une activité parmi beaucoup d’autres. Certaines sont lucratives. D’autres pas. Mais toutes relèvent de la même importance dès lors qu’elles contribuent à l’épanouissement personnel. Ce point de vue va devenir central et fondamental dans le monde qui vient. Le problème de la rémunération a été transformé : la rémunération est indispensable, mais elle n’est plus centrale. Un exemple flagrant en est la montée du travail intérimaire : plus de 60 % des travailleurs intérimaires déclarent avoir choisi ce type de fonctionnement professionnel par souci de qualité de vie, pour échapper à la routine, pour définir soi-même ses périodes professionnelles au fil de l’année, pour rester dans un lieu choisi, etc. Seulement 20 % disent subir l’intérim faute d’obtenir un job à plein temps.

La notion d’activités est en passe de supplanter celle de travail. De plus en plus de personnes décident de cumuler plusieurs statuts professionnels : salarié ici, indépendant là, bénévoles ailleurs. Cette évolution est encore freinée par l’obsolescence, la lourdeur et l’inadéquation du droit social et des mécanismes de mutualisation. Mais la dynamique est patente et irréversible.

Au surplus, de plus en plus de gens constatent aussi que la rémunération salariale n’est ni la seule ni la meilleure contribution à leur pouvoir d’achat. Outre le travail au noir qui ne fera que s’intensifier à la mesure de la rage « taxatoire » de nos États en banqueroute, le troc redevient une économie à part entière. Au « B-to-B » et « B-to-C », il convient maintenant d’ajouter le « C-to-C », le consumer-to-consumer (cf. le paragraphe sur l’économie démonétisée) : « Je nous fais des confitures et toi tu nous tonds les pelouses. » « Je nous garde nos gosses et toi tu nous fais nos courses. » « Tu me répares ma voiture et moi je repeins ton garage. » « Tu entretiens ma maison toute l’année et moi je t’offre d’occuper ma maison de campagne pendant un mois. »

Rappelons que cette économie parallèle est énorme. Les États voudraient bien sinon l’interdire du moins la contrôler et la taxer : peine perdue. Ce travail-là échappera toujours aux statistiques.
Il semble clair, aujourd’hui, que l’argent – celui qu’on gagne pour le dépenser – n’est plus, et de loin, le seul véhicule économique. Il y a fort à parier qu’il le sera de moins en moins, et ce, pour une raison bien simple : notre monde est rentré dans une logique de pénurie sur toutes les matières premières (énergie, métaux, céréales, lait...) et ressources de base (compétences, espace, air pur, eau douce...). Les cours explosent. Les raretés s’annoncent. Les économies parallèles commencent à fleurir, certaines carrément mafieuses (comme les vols organisés de métaux sur les chantiers, le long des autoroutes ou dans les entrepôts), d’autres plus douces comme la récupération, la cannibalisation, le troc, etc.

L’heure est aux produits de substitution. Parallèlement, l’heure est aussi aux activités de substitution non pas contre le travail officiel et contractuel, mais autour de lui, à travers lui.
                                                                                     

Marc  Halévy  

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