Les visages familiers de la manipulation

La manipulation est intrinsèquement liée au processus de communication. Elle consiste à utiliser des stratagèmes dans le but d’obtenir quelque chose de l’autre, de l’inciter à accomplir des actes qui vont dans son sens à lui (et non dans le sens de l'autre) et qui vont lui procurer un avantage.

Quelle mère n’a jamais incité son enfant à terminer son assiette en prétextant que de nombreux enfants meurent de faim à l’autre bout de la planète ? Quel patron n’a jamais dit à son employé : « Vu vos compétences, vous allez pouvoir me boucler ce dossier en un rien de temps ? » Quel employé, à l’inverse, n’a jamais fait de zèle auprès de son boss dans l’espoir d’obtenir une promotion ? Quel mari n’a jamais offert un bouquet de fleurs à sa femme pour se faire pardonner l’oubli de son anniversaire ? Quelle femme n’a jamais dit à une amie : « Après tout ce qu’on a partagé ensemble, tu ne peux pas me faire ça ! » ou insisté pour sortir avec elle alors qu’elle vient de lui opposer un refus : « Allez, tu verras, on va bien s’amuser... » ? Chacun de nous est confronté, en permanence, dans toutes les sphères de sa vie, à des situations de manipulation, que ce soit dans le couple, le travail, la famille... Dans chacune de ces sphères, la manipulation revêt des visages différents. Mais il existe une constante : la manipulation s’exerce toujours entre des personnes qui ont un lien entre elles, qui représentent quelque chose l’une pour l’autre, et cela quelle que soit la nature de ce lien. Il peut être librement choisi (dans le cas du couple ou dans l’amitié par exemple), naturel (dans le cas de la famille) ou « subi » par la force des choses (dans le cas du travail).

Dans le couple : le couple est l’un des lieux privilégiés de la manipulation car il repose sur une relation entre deux personnes qui « s’engagent » l’une vis-à-vis de l’autre (voir la partie sur la théorie de l’engagement, p. 24). Dès la phase d’approche, la séduction peut être envisagée comme une forme de manipulation. À quoi servent les flatteries, les compliments ou les cadeaux sinon à s’attirer les faveurs de l’autre ? Loin d’être répréhensible, cette forme de manipulation est simplement inhérente aux relations humaines. Une fois la relation installée, l’amour, conçu à la base comme une relation bilatérale, partagée, peut, dans certains cas, tomber dans le rapport de forces. La manipulation affective peut être utilisée de manière ponctuelle par l’un ou l’autre pour obtenir ce qu’il désire. Les disputes et les mésententes font partie du quotidien de la vie de couple. Mais quand le couple dérape, c’est parfois parce que la relation d’amour s’est transformée en relation d’emprise. L’un des deux ne veut plus seulement obtenir quelque chose de l’autre, il veut lui enlever son pouvoir de décision, sa volonté, sa personnalité... La confusion est à son apogée quand la victime de l’emprise se méprend sur la nature de la relation et se laisse phagocyter par ce subterfuge manipulatoire. L’ambition du manipulateur est alors de s’assurer du pouvoir qu’il exerce sur sa victime et non de satisfaire le lien amoureux.

Dans le travail : la situation hiérarchique favorise la manipulation car d’emblée, une autorité est instaurée. On le voit bien : la manipulation est souvent le fait d’un supérieur sur son employé, et rarement l’inverse. Quand elle se déroule entre collègues (a priori de même niveau hiérarchique), il y a le plus souvent un enjeu de pouvoir, l’un et l’autre ayant des vues sur un poste plus important, ou l’un essayant d’écraser l’autre pour arriver à ses fins plus vite et plus efficacement. Au quotidien, les petits stratagèmes de manipulation pas toujours très avouables (pour chiper un dossier important à un collègue, pour se faire mousser auprès de son chef, pour obtenir une promotion, pour se motiver à faire des heures supplémentaires...) ne sont pas un délit, même s’ils peuvent parfois être difficiles à « digérer ». Mais quand ceux- ci deviennent répétés, ciblés, la manipulation peut se révéler destructrice. Ce que l’on appelle souvent « harcèlement moral » dans le monde de l’entreprise est particulièrement dangereux car il met en péril toute la vie de la victime, à la fois sur le plan professionnel (remise en question des compétences) et personnel (baisse d’estime de soi, dépression...). Malgré l’existence d’une législation qui vise à défendre et protéger les victimes, la manipulation perverse peut durer des années, sans qu’on puisse rien y faire, sauf prendre la fuite.

Dans la famille : la manipulation se déroule généralement entre l’enfant et ses parents, dans un sens comme dans un autre. La manipulation ordinaire n’a rien de malsain ou de répréhensible : le parent fait miroiter à son enfant une récompense pour l’inciter à terminer son assiette, à aller se coucher, à bien travailler à l’école... À l’inverse, l’enfant peut manipuler ses parents pour obtenir ce qu’il désire (un bonbon, un coucher plus tardif...) en utilisant divers stratagèmes, notamment la menace de faire une crise s’il n’obtient pas ce qu’il veut. Mais, dans certains cas, la manipulation devient perverse. Elle est le fait du parent qui refuse de voir son autorité remise en question et son enfant acquérir son autonomie et sa personnalité propre. Cette ambiance perverse et malsaine a des répercussions importantes sur la vie de l’enfant puis sur celle de l’adulte qu’il deviendra. Elle peut même le conduire à devenir, à son tour, un manipulateur, ou à répéter ce scénario de victime encore et encore.

Dans l’amitié : ici encore, la manipulation se joue autour de l’engagement. Se déclarer amis engage en effet à tenir un certain nombre de promesses, qu’elles soient explicites ou implicites. On ne se juge pas, on reste fidèle l’un à l’autre, on est prêt à s’épauler quoi qu’il arrive... Si la manipulation se joue principalement entre deux « meilleur(e)s ami(e)s », ce n’est pas un hasard. Cette relation intime, érigée au-dessus de toutes les autres, porte déjà en elle l’idée d’exclusivité, et donc de manipulation.

Dans la vie quotidienne : les occasions d’être manipulé sont très nombreuses. La publicité, le vendeur sur les marchés, le démarcheur à domicile... ils utilisent tous les mêmes techniques pour parvenir à leurs fins. Ils prétendent vous écouter et vous comprendre, vous flattent et gagnent votre confiance dans le seul et unique but de vous faire ouvrir votre porte-monnaie et vous faire acheter leurs produits sans trop vous poser de questions.

Antoine Spath

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