Nietzsche amoraliste...


Vers 1877, Friedrich Nietzsche rompt avec son propre mythe : Richard Wagner le déçoit absolument. Celui dont il avait fait l’incarnation parfaite de l’artiste absolu, du Messie du tragique, celui-là se révèle être un être prétentieux, mégalomane, orgueilleux, un être vil et vénal, préoccupé de sa seule image, de sa seule gloire. L’artiste absolu est une impasse... parce qu’humain... trop humain.

Humain, trop humain (1878-1880) sera d’ailleurs le titre de la première des deux œuvres majeures de cette époque de la vie de Nietzsche, qui va de 1877 à 1881- 1883 environ (la transition de la deuxième à la troisième phase de vie est floue, graduelle, indécise).

L’époque du tragique joyeux et de l’artiste messianique se clôt. Nietzsche prend ses distances, tant avec Wagner qu’avec Schopenhauer. Nietzsche devient Nietzsche. Nietzsche devient enceint de lui-même, et cette période intermédiaire, amorale, immoraliste (clin d’œil, en passant, à André Gide), sera sa grossesse philosophique et spirituelle. Nietzsche n’est pas encore né, mais il est déjà une promesse. Il germe ; le sens du tragique et le personnage de l’artiste ne seront pas jetés aux orties, cependant ; tout au contraire, ils constitueront le terreau où le Nietzsche nietzschéen pourra commencer de germer. Nietzsche ne reniera jamais ses idées d’antan. Sa cohérence est totale – et la découpe de son cheminement en trois périodes temporelles que je reprends ici est quelque peu artificielle, plus pédagogique qu’historique.

Sa pensée est une dynamique : sa pensée est en mouvement, sa pensée est un mouvement, sa pensée se construit en s’accumulant à elle-même.

L’obsession nietzschéenne ne change pas : comment libérer l’homme de ses aliénations terribles, de son ancrage dans des idéaux absurdes et futiles, illusoires et puérils ? Comment l’amener à être vrai, authentique, en phase avec sa nature profonde ? Comment lui faire voir, accepter et aimer le réel plutôt que les chimères qu’il s’invente ?

Même au travers de l’artiste absolu – qu’il sait maintenant n’être pas Richard Wagner –, le sens du tragique, c’est-à-dire le chemin de la désespérance joyeuse et dionysiaque, reste introuvable, impraticable, inaccessible pour le commun des mortels. Pourquoi ?

Nietzsche va répondre en deux livres : Humain, trop humain d’abord, Aurore ensuite.

Avec ces deux livres, Friedrich prend une option stylistique dont il ne se départira plus (sauf pour écrire sa Généalogie de la Morale) : le style aphoristique. Nietzsche, alors, renonce à démontrer, à raisonner, à ratiociner, à argumenter. Désormais, il philosophera à « coups de marteau ». Il assènera. Il comprend que l’on ne convainc jamais avec de longs discours logiques comme le firent – et le font encore – bon nombre de philosophes. Foin d’arguties et de sophismes. Foin de leurres logiques.

Foin de ces illusions socratiques et platoniciennes, aussi stériles et filandreuses que manipulatoires et fumeuses. Nietzsche rappelle les mânes de Diogène et de tous les cyniques, celles de Pyrrhon et de tous les sceptiques : la logique peut démontrer tout et son contraire : simple question d’habileté formelle – les sophistes sont là pour l’attester. La logique est donc inutile. Elle n’est qu’illu- sion. Elle n’est que fumée déguisée en roc. La vérité se vit, mais ne se démontre pas. Il est vain d’argumenter. La vérité s’assène. Aime qui peut ! Aime qui veut ! Tant pis pour les grincheux, les frileux, les grignoteurs d’idées. Tant pis pour les pète-sec et les prétentieux, pour les timides, pour les faibles en esprit. Les aphorismes de Nietzsche sont écrits pour les gourmands, pour les voraces, pour les dionysiaques, pour les gargantuesques et les pantagruéliques. Il ne s’agit plus de suçoter, de grignoter du bout des lèvres et des dents, il s’agit de bouffer le monde et le vrai, le réel et la vie, tout crus, à grandes fourchetées, de boire le vin rouge et sanguin de la chair vivante à grandes goulées. La vie est trop réelle, trop goûteuse, trop charnelle pour les maigres et les délicats de la pensée-dentelle.

Nietzsche s’interroge, donc : qu’est-ce qui empêche les hommes d’entrer dans le réel ? Qu’est-ce qui les retient prisonniers des illusions, des idéaux, des leurres, des espérances ? Nietzsche répond : les valeurs, la morale, la « moraline » comme il disait.

Et Nietzsche, fort de ce constat, part en croisade. Et de l’épée tranchante et acérée de sa pensée, il tranche les chairs molles et flétries, putrides et puantes, des morales humaines.

La morale, en suite de celui contre le progrès prométhéen, fut le grand combat de Nietzsche. Il lit à cette époque les grands moralistes français comme Vauvenargues, La Rochefoucauld, Chambord, La Bruyère, Rivarol ou La Fontaine. Il retourne à la source de Montaigne. Et à travers eux tous, il voit toute l’hypo- crisie de la « moraline », toute la fausseté ignoble des « valeurs » que l’on impose pour mieux assujettir, pour mieux dominer.
Nietzsche fait de la morale au second degré. Il veut mora- liser les morales en en dénonçant toutes les turpitudes, tous les mensonges, tous les idéaux.

Toute morale est relative, d’abord. Ensuite, toute morale est invention de l’élite d’un moment pour contraindre les masses. Enfin, toute morale devient, à la longue, idolâtrie de gros mots creux et vides, ferments de toutes les hypocrisies et de toute haine de la vie réelle. Car voilà bien la clé : le Réel et la Vie sont amoraux, et la seule morale qui vaille, enjoint de vivre en confor- mité avec la Nature, c’est-à-dire les très amoraux Réel et Vie.

Aporie ? Que nenni ! Nietzsche, lorsqu’il parle de morale, parle d’une morale surhumaine au service du Surhumain. S’il parle des morales humaines, c’est pour les dénoncer, c’est pour les pour- fendre, c’est pour les combattre.

De morale, il n’en est qu’une : mettre toute sa vie, dans toutes ses dimensions, au service de l’avènement du Surhumain. Une morale au service de l’homme est nécessairement néfaste. Or, toutes les morales humaines sont toujours au service de cet « Homme », avec guillemets et majuscule, qui n’existe pas, qui ne peut pas exister, quoi doit être dépassé, transgressé, surmonté. L’homme doit être libéré de toute morale humaine pour pouvoir, enfin, se consacrer à sa mission : faire advenir le Surhumain.

Alors la morale pourra trouver sa juste place : par-delà le Bien et le Mal !
Il va sans dire que placer la morale surhumaine au-delà de l’homme et de ses fantasmes, appelés Bien et Mal, revient à briser l’échine à tout humanisme. Il faut enfin choisir : ou bien l’homme est une fin en soi, ou bien l’homme est un moyen vers autre chose qui le dépasse. L’humanisme – ou, plutôt, les diverses factions humanistes – milite pour la première option. Nietzsche s’en gausse et opte radicalement, vigoureusement, pour la seconde et part, ainsi, en guerre contre tous les humanismes.

L’homme n’est rien. Rien du plus qu’une mygale ou une amibe, une fourmi ou un brin d’herbe. Nietzsche, comparant la Nature à la chevelure de la Terre, décrète que les hommes en sont les poux. Quel extraordinaire contre-pied vis-à-vis de ses vieux ennemis jurés : les « Lumières » ! Et parmi ces « Lumières », Kant. L’insupportable Kant. Le Kant des « impératifs catégoriques » qui mettent Nietzsche dans des colères noires.

Il faut un orgueil démesuré pour oser dire et penser que l’homme est la seule mesure de toute chose. Que tout s’apprécie et s’évalue à l’aune de ce nain humain avec ses ignorances, ses vices, ses bêtises, ses bassesses, ses vilenies...

Comment un être, globalement aussi abject que l’homme, peut-il en arriver à se prendre pour l’arbitre final des mondes ?

Pour un Einstein ou un Michel-Ange, combien de millions de crapules, d’inutiles, de parasites, d’ignorants, combien de Hitler, de Cortès, de Mao-Tsé-toung, de Pol-Pot, combien de Landru, de Docteur Petiot, de Ben Laden, de mufti Husseini de Jérusalem, combien de Rockefeller, de Soros, de Madoff, de Kerviel ?

Philosophiquement et éthiquement parlant, l’humanisme repose sur deux erreurs immenses.

La première est de refuser de comprendre que l’homme ne vaut que par ce qu’il fait. Que sa dignité se construit par ses actes et, donc, qu’elle se mérite. Que l’homme n’est pas sacré parce qu’homme. Que le fait de naître homo sapiens demens – je salue ici mon frère en Héraclite, Edgar Morin, à qui l’on doit cette superbe formule – n’est, en rien, un fonds de commerce inaliénable qui mettrait cet individu au-dessus des lois de la Nature. Technologisme et humanisme ne sont que les deux faces complémentaires de l’affreuse médaille prométhéenne.

La seconde erreur est de laisser croire que l’homme, précisément, n’est pas soumis aux lois de la Nature – ses lois physiques comme la gravitation, mais aussi ses lois « morales » comme la sélection naturelle. De mettre l’homme hors Nature, face à la Nature, au-dessus de la Nature. De penser l’homme comme un démiurge qui pourrait tout se permettre, impunément, qui ferait de l’univers son terrain de jeu où tout serait autorisé. De méconnaître le réel au point de croire que l’humanité est éternelle, immortelle, toute-puissante, d’essence divine en somme, alors que la moindre colère de la Nature la balaierait comme fétu de paille de la surface de la terre et d’ailleurs.

Il faut être aveugle comme Descartes pour croire que l’homme est un corps mécanique animal habité par une « âme » divine et immortelle qui le met au-dessus de la Nature. Nietzsche n’est pas cartésien et, en cela, il est déjà postmoderne.

Il faut être stupide comme Sartre pour écrire que l’existentialisme est un humanisme puisque l’existentialisme est une demi-vérité au niveau cosmique, alors que l’humanisme est une totale erreur au niveau humain. Des pommes et des poires, en somme. Nietzsche aurait éreinté Sartre avec le petit doigt.

Mais, surtout, Nietzsche n’est pas kantien. Il voit dans Kant une tentative désespérée de réhabiliter, sous couvert de criticisme et de rationalisme, la vieille morale chrétienne, celle des esclaves et du ressentiment. Il est d’ailleurs symptomatique que les socia- lismes, continuation laïque du Christianisme, prennent appui sur les « Lumières » pour fonder leur propre morale. Tout se tient ! Nietzsche n’est pas dupe. Nietzsche n’est jamais dupe. Sa vertu première est la lucidité.

Nietzsche est lucide et décrypte, évidemment, dans l’idéalisme humaniste, un essai de légitimation de la logique du caprice puéril qui caractérise le fonctionnement humain. Les hommes se comportent comme des barbares qui pillent, saccagent et détruisent tout, au nom du progrès et de la liberté. Et l’huma- nisme lui confirme que c’est son droit le plus strict, puisqu’il est la mesure de toute chose. Emballez, c’est pesé !

Pour Nietzsche, rien de tout cela ne doit rester emballé et tout doit être repesé : mise à nu et transvaluation de toutes les valeurs sont au programme.

 

      Marc Halévy             
                                                                              

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Nietzsche - Prophète du troisième millénaire ?