Le sens caché des rites mortuaire

Enluminure médiévale : l’âme s’échappe du mort et va être jugée.
Enluminure médiévale : l’âme s’échappe du mort et va être jugée


La mort est partout présente et nombreux sont les toponymes qui en laissent des relations; on trouve des Croix des morts, des Hommes morts ; les légendes naissent autour de ces lieux et on évoque des tombes de princesses enterrées avec leurs bijoux en or. Les tumulus marquent souvent ces tombes princières et nous savons que sous les dolmens – premiers monuments funéraires – de nombreux corps ont été découverts. En fait, la mort nous intrigue et, le plus souvent, on craint ce passage sur lequel nous ne connaissons absolument rien : est-ce une fin complète, l’anéantissement de notre être total, ou n’est-ce qu’un passage dans un autre monde en conservant une partie de notre particularisme ?

Données statistiques
Dans la nature tout meurt, même les civilisations, mais aussi tout renaît. Certains germes de vie, certaines graines mises en terre disparaissent alors que d’autres sont prolifiques. Il en est de même pour nous.

Nous avons vu que 65 personnes meurent chaque heure, soit chaque année 560 000 défunts ; le professeur Louis-Vincent Thomas, dans son ouvrage la Mort 1, fournit maintes données statistiques. On meurt à la suite d’épidémies, de guerres, de famines, d’accidents ; 37 % de nos concitoyens décèdent d’accidents cardio-vasculaires; puis s’étagent dans ce triste bilan tumeurs, cancers, sida (qui prend d’inquiétantes proportions) ; les suicides s’évaluent à 2 %.

Chaque époque paraît marquée par des maladies qui la caractérisent ; après la peste et le choléra au Moyen Âge, on meurt de la tuberculose à la période romantique ; le cancer agit dans une société agitée et le sida surgit au moment où nous avons une grande liberté de mœurs.

À la mort de l’individu adulte, ajoutons celle de l’embryon ; la perte des ovules fécondés, ou « mort fœtale », fort importante au début de la grossesse, diminue progressivement jusqu’au sixième mois. De ce stade jusqu’à la naissance, on parle de « mortinatalité ». Au moment de l’accouchement existe la « mortalité infantile endogène » puis, au premier mois de la naissance, la « mortalité infantile exogène ».

Principalement dans les civilisations industrialisées et ayant un bon développement sanitaire, les décès des enfants de moins d’un an sont fort réduits et les mères ne meurent plus à la suite de leur accouchement.

Autrefois, et principalement dans les milieux agraires, on mourait chez soi, entouré des siens. Actuellement, l’habitat ne permet plus de garder près de soi le moribond qui demande des soins, auquel il faut consacrer du temps, alors que chacun travaille en dehors de son domicile. S’il n’était pas rare de voir autrefois des vieillards fort âgés, leur pourcentage augmente ; selon l’expression de Louis-Vincent Thomas, il y a « vieillissement dans le vieillissement » ; la médicalisation a créé un fort recul de la mortalité, augmentant considérablement l’espérance de vie qui est aujourd’hui de 74,2 années en France, 73,2 aux États- Unis, 76,3 au Japon et seulement de 40,8 au Tchad et en Afghanistan. Les femmes meurent plus âgées que les hommes: 6 à 8 ans en France, 4 ans au Japon. L’I.N.S.E.E. établit également que, dans un même pays, des écarts d’espérance de vie s’établissent selon le niveau des couches sociales et des modes de vie : les professeurs et les ingé- nieurs vivent plus que les techniciens et les manœuvres ; l’épouse sans profession présente les mêmes indices que son mari.

Qu’est-ce que la mort ?
On ne sait donner une définition précise de la mort, si ce n’est l’opposer à la vie que l’on ne peut pas plus définir. Les dictionnaires révèlent notre « impuissance à expliquer l’inexplicable », comme l’écrit Georges Barbarin dans le Livre de la mort douce 1.

Sans doute nos connaissances biologiques parviennent-elles à cerner ce phénomène de désagrégation des cellules chimiques, mais comment parler de la perte de notre intelligence et de nos perceptions ? Car c’est bien de la conscience humaine, de ses réalisations et de son imagination créatrice qu’il faut nous entretenir. Une perte incompréhensible, stérile, que nous ne pouvons admettre car, pourquoi naître pour disparaître après cette si brève existence ?

Avec l’accroissement de nos connaissances médicales nous maintenons artificiellement en vie des êtres qui, il y a quelques années, seraient morts. Nos spécialistes savent retarder le moment de notre disparition, rompant ainsi avec les influences astrologiques qui devraient agir sur le karma ou sur les lois du déterminisme.

À l’image de la nature végétale, notre mort n’est-elle qu’un changement d’état comme l’affirment les croyances, les religions et les rites des sociétés initiatiques ? Nul être n’est revenu nous apporter une cer- titude et nous ne savons ni affirmer ni contredire, si ce n’est clamer notre foi dans un sentiment commun à toutes les civilisations.

Qu’est-ce que l’âme ?
S’il est impossible de définir la mort, cette disparition cellulaire étant la dissolution du composé humain, il est encore plus difficile de parler de l’âme. Comme le dit Frazer, « l’âme est le principe de vie inconnu 2 ». Cette âme, étincelle du divin, nous paraît ne pouvoir mourir ; invisible comme un principe, elle rejoint un monde immortel : ainsi s’exprime la grande espérance de l’homme.

En général – et pour l’école de saint Thomas – nous vivons dans le monde de la dualité selon le concept corps-âme; mais on peut aussi rester fidèle à la pensée grecque ou à celle d’Albert le Grand distinguant dans l’homme le soma, la psyché et le pneuma. Les cathares considèrent égalment trois parties dans le corps humain: le corps de chair, transitoire, impur, soumis à la décomposition ; l’âme, liée au sang et qui meurt peu après le corps ; l’esprit, élément spirituel, mais que l’on définit assez improprement par rapport à l’âme 3.

On parle par ailleurs de trois types d’âmes: l’âme corporelle qui est en relation avec nos fonctions physiologiques ou qui a pour siège les os, dite « âme osseuse » : elle reste dans la tombe, garde les os et, lors de leur décomposition, tombe dans le non-être ; l’âme-ombre, un double de l’âme qui, en se transformant en oiseau, rejoint les autres âmes de sa catégorie; la troisième, l’âme-destinée qui peut se réincarner. Ces trois catégories d’âmes figurent également dans la kabbale, le soufisme et le judaïsme avec nephesch, rouah et neschama.

D’après de nombreuses traditions, les âmes conçues à l’origine de l’humanité seraient en nombre limité. Or, l’âme du mort doit se réincarner dans un nouveau corps 4 et, le nombre des individus croissant, il apparaît qu’il n’y aurait plus assez d’âmes créées, à moins d’envisager qu’animaux et végétaux possèdent également cette partie immatérielle; la disparition de certaines espèces permettrait de doter les nouveaux humains en envisageant leur évolution spirituelle.

D’ailleurs, Jean Prieur a consacré un ouvrage à l’Âme des animaux, donnant une âme à nos compagnons les vertébrés. L’âme d’un animal peut, lors d’une autre existence, entrer dans un corps humain, mais celle de l’homme peut devenir celle d’un animal afin de se parfaire, comme le souligne la théorie de la transmigration.

Quelques religions évoquent non plus trois catégories d’âmes, mais sept. Pour J.-T. Addison l’âme est le souffle 5 ; Hubert Larcher, dans Le sang peut-il vaincre la mort ? 6 envisage que l’âme se situe dans le sang. Cette conception est aussi celle des Iafar de Nouvelle-Guinée (Océanie) où le sang et les os sont les deux éléments corporels principaux de l’individu: le sang est recueilli par l’esprit gardien; l’ocre rouge a un rapport avec le sang du sorcier. D’ailleurs, dans cette société la femme qui n’a plus ses règles est retranchée du groupe des vi- vants ; considérée comme morte, on lui offre une cérémonie funéraire à laquelle elle assiste en costume de deuil et où elle danse recouverte du masque de Bana, la vieille ogresse. Le port du masque par une femme prouve qu’elle n’appartient plus au groupe humain sexué : ne pouvant plus procréer, mise en marge de la vie sociale, elle devient une médiatrice entre les mondes masculin et féminin. Contre rétribu- tion, elle doit initier physiquement les garçons ; ainsi le sang véhicule le principe de vie. Particulièrement à Sumatra, on arrose le cadavre avec du sang humain; en Nouvelle-Guinée, on trempe les os dans le sang d’un porc. On peut établir un lien entre le sang, la couleur rouge, l’ocre et même la couleur du coucher du soleil, celle de la mort provisoire de l’astre 7.

En ce qui concerne le port du masque associé à la danse, nous remarquons que l’immobilité et la fixité du masque se libèrent par le mouvement rythmé de la danse qui contraint à une communion avec l’ancêtre; ces rites, d’essence religieuse, reproduisent un événement du temps mythique, lui donnent sa figuration: le masque, chargé magiquement, s’impose et marque l’assistance. Dans plusieurs sociétés les masques funéraires sont brûlés dès l’achèvement des cérémonies d’inhumation 8.

D’autres auteurs ont nié l’immortalité de l’âme; pour Lucrèce elle meurt en même temps que le corps et n’est « qu’une agrégation d’atonies périssables qui vont se dissoudre avec nos autres organes ». Répandue dans tout le corps, cette partie immatérielle est profondément unie à ce qui est matériel: ils ne peuvent subsister l’un sans l’autre.

Les os ont une grande importance ; l’eschatologie mazdéenne mentionne, dans l’Avesta, que l’ange de la mort est nommé le séparateur d’os et on parle du souffle vital osseux. Ainsi l’âme résiderait dans les os ; même conception dans le chamanisme. Le corps d’immortalité paraît être le corps alchimique où les os ont été « sublimés », c’est-à- dire dissous.

On peut envisager l’âme, non pas comme une réalité concrète, mais comme une pensée abstraite ; l’âme serait un moyen d’expression, une idée fulgurante qui, en dehors de la matière et de tout plan organique, nous propulserait dans un monde sublimé. L’artiste, en créant son œuvre, reste soumis à des impulsions qu’il ne peut totalement définir; l’âme serait le reflet de « l’imagination créatrice ».

Le corps, en disparaissant, libère l’âme, principe métaphysique supérieur. Au moment de son décès, l’âme du prêtre se transformer- ait en abeille; Grecs et Romains ont souvent affirmé que les abeilles étaient engendrées par le cadavre des bœufs en putréfaction: en dehors d’une interprétation alchimique, l’affirmation devient plus compréhensible lorsqu’on sait que le bœuf symbolisait le prêtre ou le pontife. De l’abeille on vante le courage, l’ardeur au travail collectif soumis à l’autorité de la reine, la prévoyance, la défense qui n’est pas belliqueuse, la propreté, la pureté et l’amour de l’ordre. Aussi l’abeille devient l’emblème de la société, de la monarchie; elle figuren en Égypte, chez bien des rois, sur de nombreux écus et Napoléon Ier sème d’abeilles son manteau impérial, tandis que de nombreux groupes compagnonniques se situent sous ces vertus.

À Haïti, le vaudou considère l’homme comme constitué d’un corps et de deux principes spirituels : le Gros bon Ange qui serait comparable à l’âme chrétienne, et le Petit bon Ange un esprit, une force d’origine africaine qui protège l’individu. Entre ces deux principes existe un conflit latent qui rend l’individu tolérant ou violent selon sa religion. Le Petit bon Ange quitte souvent le corps pour faire de longs voyages, mais il réintègre son enveloppe à la suite de la récitation d’une devise, alors que le Gros bon Ange, en quittant le corps, entraîne la mort de l’individu ; le Petit bon Ange ne le quitte qu’environ deux jours après, lors de la cérémonie le Désounin, rite funéraire qui a lieu avant l’enterrement et où les grands initiés du vaudou demandent à ce principe spirituel de quitter le corps. Le Petit bon Ange s’échappe alors par la bouche du mort et se transforme en pierre polie, parfois en reptile.

Les animaux ont-ils une âme ?
« Les animaux ont-ils une âme ? Oui, selon nous, les animaux ont une âme ; ils n’en sont pas réduits, comme le voulait Barthez, à la possession d’un principal inconscient. Seulement, chez les animaux de toutes les classes, l’âme est loin de jouir du même degré d’activité » ; ainsi s’exprime en 1894 Louis Figuier, dans le Lendemain de la mort.

La religion catholique a affirmé que les animaux n’avaient pas d’âme et aucun culte ne leur est rendu. Cependant, dans des civilisations anciennes, on a honoré certains animaux, plus particulièrement l’ours dans les civilisations nordiques et celtiques, de nombreux animaux au Mexique et en Égypte (des chiens ont été momifiés) ; ils ont pu être dotés de sentiments humains mais n’ont cependant pas bénéficié de rituels mortuaires. Les crânes d’ours, exposés dans des cavernes avec leurs os longs, semblent avoir été disposés selon des orientations définies : on peut songer à un culte, ce qui accrédite la croyance de la réincarnation des animaux, d’autant que têtes et os longs sont indis- pensables à la résurrection: ces ossements sont le support du souffle vital pour Éveline Lot-Falck 9.

Les chiens, sans bénéficier d’usages particuliers, ont cependant leur cimetière; si celui de Villepinte peut-être envisagé pour son caractère de salubrité, celui d’Asnières est justement célèbre: des tombes luxueuses s’ornent d’inscriptions montrant la profonde affection des maîtres envers leurs fidèles compagnons 10. Il existait, en Grèce an- tique, des cimetières pour chiens ; au IIIe siècle avant notre ère, un cimetière pour chiens était installé à Ashkelon : 700 tombes y ont été inventoriées 11. La religion zoroastrienne avait des égards envers le chien dont le maître venait de mourir.

Existe-t-il une transmigration d’âmes chez les animaux? Rien ne nous interdit de penser qu’une loi générale s’applique aussi bien à l’homme qu’aux animaux. On peut penser que les germes parviennent à se reconstituer dans l’âme d’un individu d’ordre supérieur ; de proche en proche, un mammifère évolué pourrait pénétrer l’organisme d’un homme. dieu-singe.

Louis Figuier, à l’appui de cette pensée, considère que ce sont les plantes puis les mollusques qui sont venus les premiers sur notre terre, puis ensuite les poissons, les reptiles, les oiseaux, les mammifères et enfin l’homme. Chacun évolue selon son degré de moralité.

Descartes et Buffon, contre l’opinion des Anciens, ont parlé de simples instincts. Louis Figuier résume sa pensée : « D’après notre système, l’âme humaine vient d’un animal aux ordres supérieurs. Après avoir reçu, dans le corps de cet animal un degré d’élaboration et de perfectionnement convenable, elle va s’incarner dans le corps, nouveau-né, d’un enfant des hommes. »

L’ombre est souvent associée à l’âme : elle en est la projection matérielle et correspond à l’énergie vitale de son possesseur. Aussi convient-il de se protéger contre les sorciers qui veulent s’emparer de notre ombre, la fouler aux pieds, la frapper; blessée, elle entraîne la mort de l’individu. Dans ses romans, Pierre Mac Orlan est souvent revenu sur des batailles d’ombres et Père Barbançon reste un haut témoignage de cet aspect secret de la mentalité humaine.

1. Louis-Vincent Thomas : La Mort (« Que sais-je ? » n°236)
1. Éditions Dangles.
2. Sir James Frazer : La Crainte des morts (p. 21). Voir aussi Émile Bocquillon : L’Âme cette inconnue, ouvrage qui se réfère à la pensée d’Alexis Carrel.
3. Lucienne Julien : Cathares et catharisme (Éditions Dangles, 1990).
4. Le Centre de Raja-Yoga (34, rue Orfila, 75020 Paris) a publié, en 1986, l’Éternel Retour de l’âme.
5. J.T. Addison : La Vie après la mort (p. 10).
6. Le Sang peut-il vaincre la mort ? est reparu aux Éditions Désiris sous le titre : La Mémoire du soleil, pour honorer la mémoire du grand poète O.V. de L. Milosz qui, en parlant de l’évolution de la conscience à la recherche de la lumière, l’appelait « le Soleil de la Mémoire ».
7. Étienne Patte : Les Hommes préhistoriques et la religion (p. 60 à 67).
8. Jean-Thierry Maertens : Le Masque et le miroir (Aubier, 1978 ; p. 69).
9. Éveline Lot-Falk : Les Rites de chasse chez les peuples sibériens (p. 214).
                                                                                       

  Jean-Pierre Bayard 

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