L’ORDRE COSMIQUE



L’homme est un animal raté, inapte à la vie sauvage : ni fourrure ni carapace, ni crocs ni griffes, malhabile à la course, à l’escalade ou à la nage, incapable de vol.

Il ne doit sa survie – et la peur atavique qui l’alimente – qu’à sa capacité d’anticiper les éventuels dangers pour les fuir ou s’en protéger. Origine absolue et finalité universelle de toute technologie : fuite et/ou protection !

Anticiper... C’est-à-dire comprendre les règles de fonctionnement de la Nature et imaginer les situations à venir pour s’en prémunir.

Compréhension et imagination
Voilà la racine double de toutes les sciences, de tous les arts, de toutes les intelligences, de toutes les connaissances, de toutes les civilisations.

Comprendre, c’est repérer et formuler les régularités. Imaginer, c’est les transposer et les extrapoler.

Albert Einstein disait que ce qu’il y a de plus incompréhensible dans l’univers, c’est qu’il soit compréhensible. Il y a, derrière ce propos, comme un émerveillement roboratif.

Mon cher ami Bertrand Vergely a eu bien raison de consacrer un de ses ouvrages à ce Retour à l’émerveillement (Albin Michel, 2010). N’est-ce pas aussi un des rôles majeurs de la Franc-maçonnerie universelle et régulière que de cultiver cette capacité d’émerveillement en contre-poison du prétendu désenchantement du monde qui n’est qu’un dessèchement rationaliste et matérialiste, aussi inepte que stérile ?

L’univers réel n’est pas que désordre. Loin s’en faut. De l’ordre y existe. De l’ordre s’y déploie. De l’ordre en émerge. Et cet ordre émergent et complexe y est, tout à la fois, la source de toute beauté et le cœur de tout sacré.

Oui, la Nature est belle. Oui, la Nature est sacrée. Elle est belle et elle est sacrée parce qu’elle est divine. Elle est divine parce qu’elle est ordonnée et régulière. Et cet ordre cosmique est l’essence même de ce que les Francs-maçons appellent le Grand Architecte dans l’Univers.

La Table d’Émeraude attribuée à Hermès Trismégiste dont nous avons parlé dans le prologue, établit une correspondance entre l’ordre divin (cosmique) et l’ordre humain (maçonnique et biblique, entre autres). Cette correspon- dance engendre une conséquence immense : l’homme ne peut échapper à l’ordre cosmique puisqu’il en est, en même temps, une partie émergente et une partie intégrante. L’ordre humain n’a de sens, de légitimité et d’efficacité qu’en harmonie radicale avec l’ordre divin, c’est-à-dire avec l’ordre cosmique. L’homme ne peut échapper à l’emprise du réel tel qu’il est et tel qu’il va. Une grande leçon à la fois d’humilité et de joie sourd de ce constat : l’univers et son ordre enveloppent l’homme comme un cocon éternel. Ce cocon est plein de sollicitude pour tout qui vit en harmonie avec lui. Mais il étouffera sans remords ceux qui s’obstinent, par orgueil puéril, à prétendre que l’homme est au-dessus de la Nature ou hors de la Nature.

Pour vivre libre, il faut d’abord accepter et assumer de vivre en harmonie avec le Réel, avec le Tout, avec la Nature, avec la Vie. Tous les maux des hommes viennent de cet orgueil narcissique à se croire le nombril du monde, de cette incapacité à se soumettre au Réel tel qu’il est et tel qu’il va. Il ne s’agit nullement de prôner un quelconque fatalisme résigné. Il s’agit de combattre tous ces idéaux et tous ces idéalismes qui refusent le Réel et qui construisent et adorent des veaux d’or dédiés aux phantasmes et aux vanités humaines. Pour naviguer librement sur l’océan, le marin doit d’abord se soumettre aux vents, aux marées, aux courants et aux vagues.

Des régularités dans la Nature
Mais comment « comprendre » la Nature est-il possible ? S’il peut y avoir compréhension, c’est donc qu’il existe des régularités, c’est-à-dire des répétitions, des règles, des invariants, des lois, des relations récurrentes entre les choses, les êtres, les phénomènes, les mouvements et leurs apparences.

Cette notion de régularité est essentielle. Sans elle, point de science, point de connaissance, point d’anticipa- tion possible des situations à venir, donc point de survie humaine.

Tout est-il régulier ? Non. Il y a donc de l’incompré- hensible et de l’imprévisible dans la Nature... et dans l’homme. Tout ne se réduit pas à des règles immuables, gravées dans l’airain de la métaphysique. Il y a des règles et elles aussi évoluent. Même les constantes universelles des physiciens ne sont pas si constantes que cela. Même les lois universelles de la physique fondamentale ont émergé peu à peu du chaos initial, pour se stabiliser après bien des essais et des erreurs.

Tout, ici-bas, est impermanent. Tout est mutation, transformation, évolution. Rien n’est fixe. Rien n’est immuable. Et, cependant, tout est cohésif et cohérent ; tout est Un. Nous y reviendrons.

La régularité cosmique renvoie, naturellement, à la régularité maçonnique – et, aussi, au canon biblique... Il y a régularité dès lors qu’il y a application d’une règle. Au plan cosmique, ces règles sont appelées, par les phy- siciens, les « lois de la physique » ou « lois naturelles ». Ces règles sont, évidemment, d’autant plus fondamentales qu’elles sont plus immuables et plus universelles. Cette immuabilité et cette universalité fondent, tout en un, la régularité cosmique et la régularité maçonnique.

Il faut d’ailleurs, peut-être bien, inverser la proposition : c’est la régularité qui fonde tant l’univers que la Franc-maçonnerie. Sans règles, il n’y aurait pas de cosmos puisque sans règles il n’y aurait rien d’autre que du tohu- bohu comme le dit le livre de la Genèse : « Et la Terre devint vide (tohu) et consternante (bohu) »... (Gen.:1;2). Il fallut y mettre de la Lumière pour que la construction universelle puisse commencer. Et qu’est-ce que la Lumière sinon la forme la plus élémentaire et fondamentale d’ordre (une répétition, à l’identique et à l’infini, d’un train d’onde) ?

Ce point mérite d’être bien compris : pour qu’il puisse y avoir existence, il faut qu’il y ait émergence et, pour qu’il y ait émergence, il faut qu’il y ait contrainte, c’est-à-dire règle.

Sans la contrainte de la règle, il n’y a qu’écoulement informe, infertile, infécond.

Plus une règle est universelle et immuable, donc plus elle est contraignante, plus elle est féconde. C’est le principe même de la régularité maçonnique. C’est aussi celui de notre cosmos qui, grâce à la contrainte de ses lois, a su faire émerger cette magnifique diversité des formes qui nous entourent.

Le grand rêve de la Modernité fut d’extraire l’homme de la Nature et de le soustraire à ses lois jugées trop injustes, trop dangereuses, trop lourdes. Le résultat est aujourd’hui malheureusement clair et funeste : l’homme s’est appauvri terriblement dans ce qu’il a de plus essentiel : son intériorité, sa spiritualité. Il ne reste plus que des zombies urbains, décérébrés, lobotomisés, prisonniers d’assuétudes absurdes et de mythes ridicules, aveugles au Réel et incapables de retrouver, non seulement la Nature, mais leur propre nature. Animaux dénaturés errant, hagards, aux limites du Réel, dans un monde artificiel et stérile.

Les Grecs avaient parfaitement compris que c’est la règle, donc l’ordre qui fonde le cosmos puisque le mot grec même : Kosmos, désigne l’ordre des choses (le verbe kosméô signifie ordonner, arranger, régir). Le monde va du Chaos (Xaos) au Cosmos (Kosmos) parce qu’il possède un principe d’ordre qui engendre des règles qui contraignent. C’est de la contrainte des règles que naissent les émer- gences complexes qui jaillissent du néant pour former tout ce qui existe.

Car le néant n’est pas le vide : il est le sans-forme, l’indifférencié, le fluide absolu sans mouvement ni protubérance, il est l’uniformité radicale.
Et au fond, peu importe la règle, pourvu qu’elle soit universelle et immuable, pourvu qu’elle soit contraignante et féconde. Ce qui importe, c’est de combattre l’entropie universelle qui est la mort. Pour que des formes surgissent, il faut une résistance à cette uniformisation délétère. Voilà ce qu’est la règle. Plus elle est stricte et dure, plus elle engendre.
Tel est le fondement même de l’ordre cosmique et universel.
Tel est, itou, le fondement même de la régularité maçonnique. Peu importe la règle, pourvu qu’elle soit universelle et immuable. Pourvu qu’elle soit difficile et contraignante. Pourvu qu’elle soit féconde et fécondante, à travers tout l’espace et tout le temps. Tel est, aussi, le fondement même de toute tradition authentique.

À la suite de Kant et de son criticisme, à la suite des Lumières qui le suivirent et l’obscurcirent, les xviiie, xixe et xxe siècles se sont ingéniés, au nom d’une certaine soi- disant liberté – qui n’était, en fait, que caprice puéril et rébellion infantile –, à jeter bas toutes les règles savamment et patiemment élaborées dans l’alambic des siècles, des cultures et des civilisations. Table rase, donc. Descartes n’avait-il pas montré l’exemple en appauvrissant l’esprit pour le réduire à la seule rationalité subjective, et en dévoyant la science pour n’en plus faire qu’une technique de domination de la Nature ?

Les conséquences sont là et bien là : dégénérescence du politique en clientélismes politiciens, dégénérescence de la démocratie en démagogie écœurante, dégénérescence de la science en technologies gadgétisées, dégénérescence des arts en laideurs marchandisées, dégénérescence de la culture en spectacles populaires navrants... et dégénéres- cence, en France et alentour, de certaines factions margi- nales de la Franc-maçonnerie universelle et régulière, en obédiences pseudo-maçonniques, gangrenées de matéria- lisme et d’athéisme, pourries d’affairismes et de politicianismes.

Le respect radical de la règle est aussi le fondement de toute l’ascèse des copistes et calligraphes juifs de la Bible. Aujourd’hui, comme il y a deux millénaires, les rouleaux de la Torah sont retranscrits et calligraphiés à la main dans le scrupuleux respect de l’original. Pour qu’une Torah soit casher, il faut non seulement que toutes les lettres de tous les versets de tous les livres soient présentes et dans le bon ordre (encore la notion d’ordre), qu’il n’en manque donc aucune, mais il faut encore que les anomalies ou bizarreries du texte soient reproduites exactement (comme certains signes sans signification connue ou comme certaines lettres dont la taille ou la graphie sont hors norme). Et qui plus est, aucune rature ou gratture n’est autorisée. Il faut envi- ron trois ans de travail au copiste pour réaliser une Torah ; imaginez une faute à la dernière des 304 805 lettres... Trois ans de travail à la poubelle !

Absurde, penserez-vous peut-être... comme d’autres pensent qu’il est absurde de continuer à appliquer les land- marks maçonniques hérités des constructeurs de cathédrale...

Non. Rien d’absurde là-dedans. Tout s’éclaire dès lors que l’on prend conscience que la destination n’importe pas et que seul le cheminement importe.
Peu importe les règles pourvu qu’elles soient suffisam- ment riches et strictes pour forcer au difficile et refuser le facile.

Appelons cela la « vertu de la règle ». Vertu non au sens moral, mais au sens potentiel comme les vertus médicinales de la sauge. Ce n’est pas la règle qui est difficile, c’est la difficulté qui est la règle !

Plus une règle paraît absurde, mais plus on cultive la volonté de l’appliquer, plus l’ascèse est féconde et plus le dépassement de soi est profond.
Les yogas indiens ne disent pas autre chose. La règle est un joug, c’est-à-dire, étymologiquement, un yoga.

      Marc Halévy             
                                                                              

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 Le Grand Architecte dans l'Univers