Éthique et morale au travail



Le mot «éthique» dérive du grec ethos qui signifie « coutume », alors que le mot « morale » vient du latin mores qui signifie « mœurs ». Comme la coutume, l’éthique est donc le fruit d’un processus qui s’inscrit dans le temps, dans la durée, comme une construction, un mûrissement, un accomplissement, alors que la morale est instantanée et ressort de l’observation juridique ou sociologique.


L’éthique interroge: « Comment veux-je me comporter? », alors que la morale observe: « Comment se comportent-ils ? ». Il y a là plus qu’une nuance.

L’éthique, comme la morale, répond à la seconde question phare de la philosophie à savoir : « Comment vivre ? » – alors que la première est « Pour quoi vivre ? » et pose la question essentielle de la finalité, de l’intention, de la volonté, du projet.

Mais si l’éthique garde la question telle quelle, la morale y rajoute un mot, un seul, mais qui en diminue immensément la portée: la morale demande: « Comment vivre ensemble ? » et se place, d’emblée, sur le plan collectif et normatif (politique et juridique, donc), alors que l’éthique se porte en amont, aux sources mêmes du comportement individuel.

Les Dix Commandements gravés dans les deux tables de pierre que Moïse reçut sur le mont Sinaï, c’est de la morale ; lorsque Abraham plaide pour les justes de Sodome, il fait de l’éthique.

Très logiquement, la philosophie classique place l’éthique en suite de la métaphysique. En effet, comment répondre au « comment vivre » si l’on ne répond d’abord au « pour quoi vivre ». Autrement dit, une éthique est toujours liée à et déduite d’une métaphysique du simple fait de bon sens que l’essence de l’éthique est de répondre à la question : quelles valeurs (éthique du « comment vivre ») dois-je mettre en œuvre afin d’accomplir ma vocation (métaphysique du « pour quoi vivre ») ? Ainsi, l’omerta est inscrite dans l’éthique propre de la mafia, même si celle-ci est socialement immorale.

Quelques siècles de relativisme, voire de scepticisme ou de nihilisme, nous ont appris qu’il n’existe aucune valeur absolue, ni éthique, ni morale et que toute valeur morale est toujours liée à une contrée et à une époque. Toute valeur comportementale, même sacralisée par une religion, n’est qu’un pur produit contingent (donc parfois possible, mais jamais nécessaire) d’un lieu (parfois immense) et d’un temps (parfois long). « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà », disait déjà Pascal, pourtant peu suspect d’immoralité.

Confucius, que l’on ne peut guère taxer de légè- reté éthique, aurait condamné pour immoralisme nos sacro-saints Droits de l’homme dont l’égalitarisme lui aurait été choquant. Ses successeurs dans la cité interdite, même maoïste, ne pensent pas autrement. Et peut-être ont-ils raison...

Ces remarques sont essentielles pour l’entreprise. Toute entreprise baigne dans une société qui véhicule de la morale, mais cela ne la dispense nullement de se construire sa propre éthique qui doit être un outil d’efficacité globale vis-à-vis de son propre projet entrepreneurial. Le problème de l’entreprise n’est pas qu’elle soit morale ou immorale, conforme ou non avec les valeurs sociétales : il y a la loi pour cela. La loi d’un pays démocratique est censée formaliser les règles comportementales communes des personnes physiques et morales (tiens donc !) de ce pays. Une entreprise est morale ou non selon qu’elle est conforme ou non à ces lois : est moral ce qui est licite. Mais ce qui est moral n’est pas forcément éthique, et vice-versa.

Le point éthique est tout autre. Face à son propre projet spécifique, l’entreprise doit impérativement se forger les règles comportementales les plus adéquates : la conformité ou la compatibilité entre ces règles éthiques internes et les lois morales externes devient alors une problématique seconde, importante mais indépendante. Confondre ces deux démarches est une faute managériale.

Prenons un cas. Tout le monde se souvient de cette désastreuse affaire de couture des ballons de Nike par des gosses au Bangladesh. Du point de vue de la morale occidentale, cette façon de faire est clairement inacceptable. Du point de vue de la morale locale, il vaut mieux que ces gamins travaillent (à la mesure de leur force et de leur fragilité, bien sûr) et gagnent proprement un peu de cet argent ô combien nécessaire à leur survie, plutôt que de se prostituer entre favelas locales et hôtels sordides pour touristes répugnants. Voilà pour la morale, elle laisse la question ouverte. Quant à l’éthique ? Ces pratiques de Nike sont clairement contradictoires avec le projet d’entreprise qu’elle affiche : santé, propreté, respect du corps, américanisme puritain et triomphant, etc. Elles ne sont donc pas admissibles du point de vue de l’éthique interne, quels que soient les jugements moraux que l’on peut prononcer par ailleurs.

Au-delà des valeurs morales propres à son milieu ambiant, chaque entreprise doit se forger ses propres valeurs éthiques. Elle doit répondre, pour elle-même, à la difficile question du « comment vivre » : sur quelles valeurs dois-je bâtir mes comportements extérieurs, sur le marché, pour avoir les meilleures chances d’y réaliser mes projets ? Sur quelles va- leurs dois-je organiser mes comportements intérieurs, dans les bureaux et ateliers, pour assurer la meilleure efficacité commune vis-à-vis du projet collectif ?

L’éthique de l’entreprise, c’est la conformité, en tout, entre ce que l’on y fait et ce que l’on y prétend. L’acceptabilité morale de ce que l’on prétend est une autre chanson. Ni moins importante, ni moins urgente, mais autre. Il y a des juristes pour cela ; ce n’est pas une question managériale. L’éthi- que interne, bien.

Un autre exemple : le dopage sportif. Du point de vue de la morale, le dopage n’est pas un problème. Tout le monde s’en fiche éperdument pourvu que les matches ou les courses soient spectaculaires et passionnants. C’est du point de vue de l’éthique sportive que le dopage pose problème. Traditionnellement, le sport véhicule des valeurs de fair-play, de probité, de non-tricherie, de santé, etc. Le dopage est clairement en contradiction avec ces valeurs-là.

Ainsi, pour les hauts dirigeants des fédérations sportives, c’est la question éthique qui se pose. D’une part, le public des aficionados ne demande que du spectacle : panem et circenses, du pain et des jeux, et le dopage de leurs champions les concerne aussi peu que la première ligne de cocaïne de Mick Jagger : qu’ils se cament comme ils veulent pourvu que le show soit explosif. D’autre part, les sportifs professionnels et amateurs gagnent des sommes folles par leur pratique et n’ont plus rien à fiche de l’éthque éthérée et désuète de Pierre de Coubertin : il y a beaucoup trop d’argent, de célébrité, d’égotisme en jeu. Il y a donc problème : ou bien on s’obstine à maintenir l’éthique ancienne du non-dopage et les sports de masse n’intéresseront plus personne, ou bien on change les valeurs (donc l’éthique interne) et les sports de masse deviennent officiellement ce qu’ils sont déjà : du show avec ses stars et leurs travers.

Il ne faut donc pas tout confondre. Chaque en- treprise doit se fabriquer sa propre éthique interne, en phase avec son projet. Mais elle doit bien se gar- der de faire de la morale. Cela ne relève pas de sa compétence. Le temps du management moralisateur est révolu : le travail, l’honnêteté, la fidélité, l’effort, l’obéissance, qu’on le regrette ou non, ne sont plus des valeurs dominantes aujourd’hui. Il n’y a plus, vis-à-vis de l’entreprise ou de l’économie, de morale autre que le licite, le légal, le contractuel. En revanche, comme jamais, la problématique de l’éthique interne se pose avec de plus en plus d’acuité. L’émergence de celle-ci pallie probablement la déficience de celle-là.

Ce qui paraît certain, c’est que le processus d’intériorisation, qui efface les morales collectives au profit d’éthiques personnelles, participe d’un mouvement de fond de notre monde postmoderne.
Et ce monde postmoderne qui émerge montre autre chose : l’homme n’est pas un animal social, il en est même le contraire...

                                                                                     

Marc  Halévy  

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