Rencontre avec Nietzsche


Friedrich Nietzsche naît le 15 octobre 1844, s’effondre dans le silence intérieur le 3 janvier 1889, et meurt le 25 août 1900. Arrêtons-nous là...
Dieu me garde d’entreprendre ici la énième biographie de Friedrich Nietzsche. Il en est de si magnifiques, de si complètes, de si vraies, de si précises que plus rien n’y est à rajouter. En particulier, je renvoie mon lecteur au monumental travail de Curt Paul Janz : Nietzsche – Biographie (Gallimard, 1978).

Tout y est narré, comparé, analysé, décortiqué, décrypté. Et pourtant... Une méditation, une hésitation, un doute s’invitent sous ma plume : peut-on réellement écrire une biographie ? Même le biographe le plus scrupuleux, le moins animé par quelque thèse ou idéologie préconçue ne peut atteindre que l’apparence extérieure, la longue litanie des faits, des témoignages. Mais la vie intime n’est-elle pas infiniment plus que la somme de tout ce qu’elle laisse transparaître d’elle ?

Nietzsche est un homme secret, pudique, presque caché. Il est écorché vif, mais n’aime guère étaler ses sentiments. Lou Salomé, en ce bel été 1882, lui apprendra de plus le détachement. C’est dire combien l’exercice biographique est difficile. Nietzsche, dans tout ce qu’il écrit, passe son bouillonnement intérieur au crible de l’intellect et de l’ironie. Nietzsche est un cas difficile, certes, mais toute biographie n’est-elle pas difficile, voire impossible ?

La vie d’un homme est un processus lent. Pindare l’avait résumé parfaitement d’un mot que Nietzsche reprit pour le compléter : « Deviens ce que tu es... », disait Pindare (repris aussi par Augustin d’Hippone) et Nietzsche ajouta : « ... et fais ce que toi seul peux faire. » Devenir et Être : les deux métaphysiques qui opposèrent Héraclite et Parménide quelques siècles avant Socrate et Platon. Essence qui est et existence qui devient, donc. L’une précédant l’autre, comme l’on sait. Pour l’existentialisme – celui des grands : Søren Kierkegaard, Karl Jaspers, Gabriel Marcel et Martin Buber, et moins celui du tout petit Jean-Paul Sartre – l’existence précède l’essence, ce qui signifie que chacun se construit en existant, sans qu’il n’y ait un quelconque destin préétabli, sans prédestina- tion. Pour l’essentialisme, la proposition est contraire : l’essence précède l’existence, c’est-à-dire que l’existence déploie et réalise un individu déjà préconçu, latent, virtuel, que la vie révèle au sens photographique du mot.

Nietzsche, souvent, est donné comme l’un des grands précurseurs de l’existentialisme. Pourtant, quoique chantre incontesté et incontestable de la volonté donc de la liberté de vouloir, Nietzsche est aussi le théoricien de la généalogie philo- sophique. Chacun devrait vouloir être libre pour se construire, mais peu osent ce « vouloir », cette volonté dont Nietzsche dira qu’elle est de puissance. Chaque existence est comme suspendue entre une idiosyncrasie héritée du passé, qui offre ses possibles et ses impossibles, ses dons et ses refus, ses talents et ses tares, et un présent riche de tous les futurs, qui présente mille opportunités offertes à toutes ces potentialités intimes que l’existence peut réaliser.

Cette digression n’en est pas une ; elle invite à penser l’exercice biographique comme une série de photographies, parfois nettes et précises, souvent floues et fanées, qu’il faut tenter de relier entre elles pour retrouver ce fil – ces fils – qui témoigne d’une logique de déploiement de soi. Le fil rouge de l’existence reste caché... Celui-là seul qui vit cette existence, le connaît... peut-être.

Il existe un fil rouge qui traverse toute l’existence de Friedrich Nietzsche et que peu d’auteurs ont perçu : le messianisme ! Nietzsche, constamment, cherche le Messie qui portera sa prophétie. Il crut en découvrir trois successifs.

Le premier, ce fut l’artiste absolu, l’artiste intégral qu’il identifia à Richard Wagner, le génie ou le monstre – comme on voudra – de Bayreuth. Ce sera la période du « tragique » au sens grec de la tragédie grecque, de l’inutile lutte contre les Moires grecques qui deviendront les Parques romaines, contre le sort, contre la fatalité.

Le deuxième Messie de Nietzsche, au travers de ses deux grands livres Humain, trop humain et Aurore, fut abstrait : l’Amoralisme, le rejet de la morale, des valeurs morales, des codes moraux. Puisque tout Messie est censé être un libérateur, de quoi donc faut-il libérer l’homme ? De la morale, répond Nietzsche, de cette morale des esclaves que propage le Christianisme, de cette morale du ressentiment et de la jalousie que perpétuent les Socialismes.

Le dernier Messie de Nietzsche, sous le masque et le déguisement de Zarathoustra, ce fut Nietzsche lui-même. Lorsque son esprit s’éteindra, en 1889, il venait d’achever Ecce homo (une parole que les Évangiles prêtent à Ponce Pilate lorsqu’il présenta le Jésus condamné au peuple : « Voici l’homme ») et il signait ses dernières lettres : « L’Antéchrist » ou « Le Crucifié ». Il y a, alors, totale identification entre Nietzsche lui-même et le nouveau Messie.

Ces trois temps de l’existence nietzschéenne furent intriqués, imbriqués. Leurs contours et limites ne furent jamais francs. L’existence réelle est toujours plus complexe et riche que les schémas biographiques qui cherchent à y mettre de l’ordre.

Cependant, « l’idée messianique », quels qu’en furent les nuances, parfums et saveurs, fut le cœur palpitant de la vie de Friedrich Nietzsche.
Les temps anciens (ceux du Christianisme et de la Modernité) se meurent... comme Dieu Lui-même. Des temps nouveaux pointent en une Aurore qui chassera le Crépuscule des dieux.
Ce sont ces temps nouveaux auxquels aspire Nietzsche du plus profond de son âme. Il les voit venir. Il les sent poindre. Avec acuité. Avec douleur. Il les veut !
Et même si son œuvre, très majoritairement, est œuvre de destruction des piliers de l’ancienne forteresse, partout s’insinue le souffle des certitudes nietzschéenne quant au « monde qui vient ».

Nietzsche est un philologue du xixe siècle issu d’une Allemagne chrétienne et moderne, en quête d’ordre et d’unité. Nietzsche hait son époque autant que sa patrie. Nietzsche se vit en Grec présocratique ; il est méditerranéen ; il est solaire, chantre du paganisme et du naturalisme hellène ancien ; il est le fils illégitime d’Héraclite d’Éphèse et de Diogène de Sinope, ennemi de Socrate et de Platon, ennemi d’Épicure aussi ; il est tout cela, mais il est surtout tout le contraire de ce qu’on avait voulu faire de lui, à savoir un pasteur protestant allemand.
Il déteste cette Allemagne qui devient prussienne, bismarckienne, impériale, militariste. Il la trouve bête, lourde, bovine, brutale, grossière, populacière. Comme antidote, il s’invente, à demi, des ascendances nobiliaires polonaises. Pour fuir la prégnance de la langue germanique – dont il sera, cependant, l’un des virtuoses reconnus –, il s’engouffre dans la philologie ancienne : le grec devient sa patrie, cette langue dont chaque racine devient sienne. C’est là qu’il s’enracine, dans ces textes immortels, dans les fragments des présocratiques, dans les tragédies d’Eschyle et de Sophocle.

Mais plus encore que l’Allemagne, c’est la Modernité que hait Nietzsche : il est malade de son époque, il souffre du machinisme, de l’industrialisme, de l’ouvriérisme, du socialisme, du mercan- tilisme... Chaque usine est un bubon purulent sur le visage de la Terre. En devenant prolétaires, les fils des paysans deviennent des bêtes de somme, abruties, abêties par une dégénérescence absolue, immonde, révoltante. Et Nietzsche se révolte. Non pas en suivant la voie étroite des romantismes puérils que sont les risibles mouvements révolutionnaires ou les utopiques idéologies socialistes. La révolte de Nietzsche est bien plus profonde, car ce n’est pas le « système » qu’il dénonce, c’est l’homme lui- même. Le système n’est jamais que le sous-produit des hommes. Si ceux-ci mettent en place de telles ignominies, c’est de l’homme dont il faut faire le procès, c’est de l’homme humain, trop humain, qu’il faut se défaire, c’est l’homme qu’il faut dépasser, comme l’on enjambe une crotte de chien sur un trottoir. C’est donc vers e Surhumain que doivent tendre tous les efforts des quelques hommes d’élite que l’abrutissement général ne concerne plus.

      Marc Halévy             
                                                                              

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Nietzsche - Prophète du troisième millénaire ?