Qu’est-ce que la science ?

 

La science, toutes les sciences prennent leur origine dans ce besoin vital de comprendre pour survivre. Les sciences, oui, mais pas seulement. Les philosophies aussi. Les mythologies aussi.


L’homme est un animal drôlement mal fichu : il n’a ni carapace ni fourrure, ni crocs ni griffes, ni ailes ni nageoires ; il court mal, grimpe mal, nage peu et ne vole pas. Il est une proie facile pour les fauves qui rôdaient, à l’affût, autour des grottes où nos aïeux se planquaient du mieux qu’ils pouvaient. Pas étonnant que l’homme soit devenu un animal peureux, angoissé, inquiet et un tantinet paranoïaque. L’atavisme est profond.

Mais cet animal raté put compenser ses carences physiques par une habileté intellectuelle remarquable. Incapable qu’il était d’affronter les dangers, force lui fut de les anticiper pour mieux les éviter ou les fuir. Et pour anticiper, il faut comprendre. Voilà l’origine de toute cette quête de connaissance qui n’a jamais cessé de hanter l’humain. Question de survie ! Faute de force, il faut la ruse, c’est-à-dire l’intelligence au sens étymologique : la capacité de faire le lien entre des phénomènes d’apparence chaotique et disjointe.

La science, toutes les sciences prennent leur origine dans ce besoin vital de comprendre pour survivre. Les sciences, oui, mais pas seulement. Les philosophies aussi. Les mythologies aussi.

Les religions aussi. Les magies et superstitions et rites aussi. Au tout début de l’histoire des cultures humaines, ces concepts, pourtant clairement distincts pour nous, n’étaient pas du tout disjoints : le sorcier du clan était « celui-qui-sait », et son savoir était tout à la fois scientifique (la connaissance empirique et expérimentale des plantes et de leurs vertus), magique (les transes psychotropes et prophéties sibyllines), religieuse (les rites pour la chasse, pour la pluie, pour les morts), sapientiale (les conseils et menaces), poétique (les extases et évocations mémorielles), etc.

Appelons cette soif intellectuelle confuse de nos lointains ancêtres le « vouloir-comprendre primitif ». Le but en était la compréhension globale du monde afin de pouvoir tout y anticiper et ainsi survivre et vivre en toute quiétude et sérénité. Retrouvons le vieux et sage mot de « gnose » pour désigner cette compréhension globale, qui est toujours le but ultime de la science et de tous les autres chemins de connaissance.

La gnose est la quête, et la science n’en est qu’un chemin parmi d’autres. La science – ou, du moins, ce qui allait le devenir – se détacha des autres chemins de gnose seulement au sixième siècle avant l’ère commune. Son lieu de naissance fut la Grèce, avec les premiers philosophes ioniens. Nous irons leur rendre visite dans un paragraphe.

Récapitulons : la science est un des chemins vers la gnose. Cela pose trois types de questions...
Primo : le chemin de la science, s’il se distingue des autres chemins de gnose, doit donc posséder des particularités singulières que n’ont pas les autres chemins. Lesquelles ? Secundo : tous ces chemins de natures différentes, qui tous cherchent à atteindre la même connaissance globale, la même gnose, convergent-ils ?
Tertio : cette connaissance globale, dite « gnose », est-elle accessible à l’effort humain ? Toute cette quête n’est-elle pas vaine, vouée à l’échec ? L’homme n’est-il pas condamné à ne connaître et comprendre que, très approximativement, que partialement et partiellement, ce qui est à la faible portée de son intelligence et de ses sens ?

Laissons cette troisième question de côté pour l’instant, et avançons en faisant le pari que, puisque l’homme est partie intégrante de l’univers, il est fait de la même étoffe que lui, et que cette communauté absolue de nature est un gage suffisant de connaissabilité (au moins partielle) de l’univers par l’homme. Nous verrons qu’il faudra nuancer...

Y a-t-il convergence entre les résultats atteints par la science sur son chemin et ceux atteints par la philosophie ou la mystique sur les leurs ? Depuis quelques décennies, la réponse, de plus en plus, semble devenir positive. D’une part, philosophie et science ont très longtemps marché main dans la main : presque tous les grands physiciens ont aussi été des philosophes (Aristote... Descartes, Pascal, Leibniz... Einstein, Schrödinger...). Elles se sont un peu perdues de vue durant ce xxe siècle philosophique obsédé de psychologisme où la pensée fondée par Husserl, en suite de Descartes, s’est fourvoyée dans les sables mouvants et vaseux de la philosophie du sujet ou de la philosophie analytique en terres anglo-saxonnes. Mais les retrouvailles ont été proclamées...

Quant à la convergence entre science et mystique, elle est beaucoup plus forte que généralement convenu. En effet, longtemps l’on a cru – ou fait semblant de croire – que la démarche scientifique était purement rationnelle, empirico-déductive, logique, totalement opposée aux démarches intuitionnelles (révélation, illumination, extase...) des mystiques. Aujourd’hui, on sait pertinemment qu’avant d’être rationnellement formalisée et logiquement validée, les linéaments de la découverte scientifique relèvent des mêmes « irrationalités » que celles des mystiques. Dès que l’effondrement du positivisme et du scientisme, au début du xxe siècle, a rendu leur message audible, la plupart des grands savants ont bien confirmé que l’intuition – qui est ce mystère de la reliance et de la résonance avec les textures fines du réel – jouait le rôle central dans la démarche de leurs esprits.
Rappelons Einstein qui, pour expliquer son cheminement vers la théorie de la relativité restreinte, racontait que, tout adolescent déjà, il essayait de s’imaginer ce qu’il verrait de l’univers en s’asseyant sur un grain de lumière... Une question que chacun, évidemment, se pose tous les matins en se brossant les dents !

Rappelons aussi la découverte, par Kekulé (de son vrai nom entier : Friedrich August Kekulé von Stradonitz ; 1829-1896), de la structure hexagonale de la molécule de benzène en voyant, en rêve, un ouroboros : le serpent qui se mord la queue et qui symbolise bien la structure circulaire fermée du benzène avec ses six atomes de carbone disposés en rond.

Rappelons encore que la grande majorité des travaux et écrits d’Isaac Newton portait sur l’alchimie et que lui-même ne croyait pas à son « artifice » des forces physiques s’exerçant à distance, comme il l’avait supposé pour la gravitation. Rappelons enfin la passion d’Erwin Schrödinger pour les spiritualités indiennes et pour les upanishad et le vedanta advaïta qui, en développant le concept d’indiscernabilité, le mirent sur la voie du principe d’incertitude en mécanique quantique.

Reste la dernière question : qu’est-ce qui différencie la démarche scientifique des autres démarches de connaissance ? La réponse tient en un mot : « rigueur ». Et qu’est-ce qui garantit la rigueur d’une démarche scientifique ? Les deux mamelles de la rigueur scientifique classique sont l’expérience de laboratoire et le langage mathématique !

Il faut examiner successivement ces deux seins généreux et galbés qui donnent au corps de la science ses appâts les plus attrayants...

Classiquement, la méthode de rigueur qui trônait au cœur de la science expérimentale se référait à un processus circulaire bien connu, principe même de la scientificité : expérience- observation-mesure-modélisation-théorie-prédiction-expérience-observation-mesure-validation. De la rigueur de son application dépendait la crédibilité de la théorie proposée. Hors de ce cercle vertueux, point de science.

Les autres chemins de connaissance ne pratiquent pas cette méthode et partent d’ailleurs et cheminent autrement... La physique a toujours prétendu, par une telle méthode, atteindre des niveaux de rigueur inégalés et inégalables par les autres démarches : la science est rigoureuse, la philosophie ou la mystique ne le sont pas puisqu’elles laissent des domaines immenses de leurs territoires ouverts à la seule interprétation humaine, sans aucune dimension expérimentale.

Notons que, par expérience, il faut ici entendre « expérience de laboratoire » et non pas « expérience intime ».
Ce distinguo sur la notion d’expérience est capital... Il touche à la définition même de l’idée de certitude – sinon de vérité (sinon vérité-en-soi, au moins, vérité-pour-soi pour reprendre les mots de Hegel).

Vérité et certitude : voilà bien les deux idées les plus difficiles qui rongent le cœur même de toute démarche de connaissance, quel qu’en soit le chemin. Comme le Thomas des Évangiles, l’homme veut voir pour croire : l’expérience est donc au centre du débat. Une vérité ou une certitude autoproclamées ne valent que pour soi ; elles ne peuvent prétendre avoir quelque valeur collective qu’après avoir réussi l’épreuve de l’expérience. Soit ! Mais de quelle expérience parle-t-on ? Quel genre d’expérience peut donc procurer une telle validation qui puisse devenir communément admise ?

Pendant longtemps, le lieu de certitude de la science classique fut le laboratoire où, selon un protocole soigné, précis, sophistiqué, objectif, loin des bruits et interférences du reste de l’univers, une expérience devait être non seulement menée parfaitement, mais encore, reproduite plusieurs fois, ailleurs, dans d’autres laboratoires, par d’autres savants reconnus.

Le critère de reproductivité et de reproductibilité fut toujours impérieux.
Une expérience non reproduite ne vaut rien, ne dit rien, ne valide rien.

C’est donc dire – et c’est peu dire – qu’une expérience intime comme celle de l’extase ou de l’illumination ou de la révélation au plus profond de l’âme d’un mystique... ne vaut rien, ne dit rien, ne valide rien. Or, force est de constater que bien des intuitions « mystiques » anciennes sont aujourd’hui souvent et étonnamment validée par la science la plus récente et la plus sérieuse. Qu’y a-t-il de plus proche de la cosmologie quantique que la cosmologie du Tao et du Yi-king ? Quelle meilleure source trouver à la relativité du temps et de l’espace que les considérations du vedanta ? Quelle plus brillante démonstration du principe d’entropie que la dégradation des énergies divines tout au long de l’arbre séphirotique des kabbalistes ? Quelle meilleure confirmation de la théorie de l’évolution que l’échelonnement, en six étapes consécutives, du récit de la très biblique Genèse du monde (pour peu qu’on daigne la lire en hébreu !) ?

Mais, aux yeux de la science rationaliste – celle qui faisait sourire d’ironie un Einstein –, de telles intuitions ne valent rien. Seul le verdict du laboratoire fait loi ! À cette certitude laborantine – jamais validée par aucun laboratoire –, on pourrait objecter que les protocoles expérimentaux du laboratoire, en éliminant toutes les influences autres que celle recherchée, idéalisent le phénomène au point de le sortir du réel pour le confiner dans une situation où l’on ne mesure plus que ce que l’on a décidé (ou envie) de mesurer (on se souviendra de cette ridicule pantomime organisée en Italie pour « prouver » que des neutrinos du CERN allaient plus vite que la vitesse de la lumière et « prouvaient » ainsi, enfin, qu’Einstein s’était trompé).

On pourrait donc objecter que le laboratoire ne mesure que « ce qu’il faut » au détriment de tout « ce qu’il ne faudrait pas »...

Rien n’y fait : n’est scientifique qu’une vérité dûment validée en laboratoire ! Aujourd’hui, la physique est confrontée, sur ses bords extrêmes de l’infiniment grand, de l’infiniment petit et de l’infiniment complexe, à de l’inobservable irréductible.

Les limites de l’expérimentable sont atteintes et ne pourront pas être dépassées. La chaîne circulaire vertueuse de la méthode scientifique est rompue. Alors ?

Alors : force est de se rabattre sur la seconde mamelle de la rigueur scientifique : le langage mathématique.
Une caractéristique importante de la vérité scientifique est de limiter ses investigations aux grandeurs quantifiables afin de pouvoir mettre en œuvre son langage de prédilection, les mathématiques. Cette caractéristique de la physique est l’héritage de la révolution galiléenne entamée à la fin du xvie siècle.

Il faut méditer très sérieusement cette caractéristique de la science physique de vouloir réduire la totalité du cosmos à un ensemble fini de grandeurs quantifiables ayant entre elles des corrélations invariantes, traduisibles (ou traductibles : les deux mots sont admis par l’Académie) dans le langage mathématique.

La chaîne logique est claire : ce qui n’est pas mesurable n’est pas quantifiable, et ce qui n’est pas quantifiable n’est pas mathématisable. Donc, ce qui n’est pas mathématisable n’est pas observable... et n’existe donc pas ! CQFD.

On devine la tautologie de ce paradoxe autoréférentiel : tout ce qui existe est mathématisable, car ce qui n’est pas mathématisable n’existe pas.

Mais l’idéologie mathématisante doit encore aller plus loin : il ne lui suffit pas de proclamer l’inexistence du non quantifiable, il lui faut encore postuler que le tout de l’univers est réductible à un nombre fini (et le plus restreint possible) de paramètres de quantification.

Toutes les mécaniques (classique, relativiste, quantique) sont construites sur trois paramètres seulement : un déplacement (une distance et une durée dans l’espace-temps), une résistance à ce déplacement (une masse inertielle) et un moteur pour ce déplacement (force, champ, énergie potentielle).

Face à la mécanique, la thermodynamique reprend les mêmes et y ajoute l’entropie qui mesure le taux de dilution ou de dégradation des énergies présentes.

Espace, temps, énergie, entropie...
Le système d’unité international proclame la même chose : toutes les mesures physiques peuvent être exprimées en unités spécifiques qui toutes peuvent se ramener à des combinaisons de quatre : le mètre, le kilogramme, la seconde et l’ampère (système MKSA).

Toute la physique d’aujourd’hui s’en contente... Sauf la physique quantique qui, elle, a eu besoin de multiplier les paramètres quantifiables pour étoffer ses modèles et leur permettre d’y faire entrer tout et n’importe quoi.
Il y est d’ailleurs extrêmement mal venu d’oser demander quelle est la signification « physique » des paramètres surajoutés. La question est ringarde et ne mérite qu’un haussement dépité d’épaules. Et pourtant, lorsqu’elle daigne encore se soumettre à l’expérimentation, la physique quantique, elle aussi, doit bien ramener ses multiples paramètres théoriques inobservables à des mesurables... en MKSA qui, en gros, sont les seules mesures dont l’homme soit capable : une distance, un poids, une durée et une décharge électrique.

Deux questions plus fondamentales se posent ici.
La première : les quelques paramètres mesurables par l’homme sont-ils suffisants pour représenter la totalité des phénomènes ? La seconde : l’univers réel ne possède-t-il pas des dimensions quantifiables, mesurables, mathématisables ?

La réponse à ces deux questions est unique, simple et imparable : non !
Ou, plus précisément, la probabilité qu’il en soit ainsi est infime.

La physique quantique – malgré mon apparente ironie de ci- dessus – a raison de vouloir enrichir la panoplie des dimensions réelles de l’univers réel et de vouloir le sortir du seul espace-temps géométrique pour lui offrir un espace des états qui soit bien plus riche. La physique complexe montre que l’espace des états d’un processus complexe (et l’univers, pris comme un tout, en est un) doit posséder un espace volumétrique (un espace topologique équivalent à l’espace-temps géométrique de la relativité générale), un espace eidétique (un espace taxologique des formes et structures) et un espace dynamique (un espace tropologique des interactions, rythmes, vibrations et résonances). Voilà pour la première question.

La seconde question est bien plus décalée et traumatisante : si l’univers réel possède des dimensions non quantifiables, non mesurables, donc non mathématisables, quelles sont-elles ? Comment les représenter ? Comment les modéliser ? Comment en faire, autrement dit, de réels objets de connaissance ?

Ces questions sont, aujourd’hui, rejetées d’un revers de main par la physique officielle, qui reste accrochée à son dogme de la quantifiabilité absolue et définitive de l’univers réel.

Elle y est, en somme, contrainte si elle veut préserver son sacro-saint principe fondateur qu’est la rigueur scientifique. Car, souvenons-nous-en : l’autre grande source de rigueur est l’usage du langage mathématique. Puisque la physique d’aujourd’hui est privée de laboratoire sur ses confins, puisque l’expérimentation a atteint ses limites, c’est la mathématisation des choses – et elle seule – qui est devenue le grand critère de scientificité.

On voit bien où cela mène : à un foisonnement de théories toutes plus absconses et artificielles les unes que les autres, contradictoires entre elles, incapables de rendre compte du moindre phénomène complexe, auto-organisé ou autopoïétique, toujours plus distantes de la validation expérimentale et sujettes à une escalade constante d’hypothèses nouvelles et farfelues ne poursuivant qu’un seul but : sauver le dogme !

Nous nageons en plein syndrome de Ptolémée !

Retenons, avant de poursuivre, les trois grandes énigmes que la physique d’aujourd’hui propose à la sagacité des chercheurs qui veulent bien passer outre du dogme de la physique classique :
1. Quel espace des états (minimal, pour satisfaire Guillaume d’Occam) faut-il imaginer pour y représenter la part quantifiable et mathématisable de l’univers réel ?
2. Quel langage de représentation et de modélisation faut-il imaginer pour rendre compte de la part non quantifiable et non mathématisable de l’univers réel ?
3. Comment harmoniser entre eux ces deux espaces de représentation afin de rendre compte rigoureusement de l’unité fondamentale de l’univers réel ?

Et la grande question derrière toutes celles-là est : le cosmos est- il réductible à quoique ce soit de fini ? Est-ce cette éventuelle réduction qui définit la science et la scientificité et qui définit ce chemin vers la gnose, qui serait typiquement scientifique ? Nous sommes là au cœur de l’enjeu que cherche à décrypter ce livre, au cœur de la mutation paradigmatique que nous commençons seulement à apercevoir. Les différents chapitres qui suivent tenteront d’en explorer les diverses dimensions.

 

 

      Marc Halévy             
                                                                              

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