Histoire et principes fondateurs de la médecine coréenne

Le chamanisme est toujours extrêmement vivant aujourd’hui en Corée du Sud. On y compte une mudang pour 360 habitants. Rien qu’à Séoul, les échoppes de centaines de jeunes néo-chamanes, plus proches des diseuses de bonne aventure, prolifèrent. Certaines mudang ont une réputation telle qu’elles bénéficient d’un statut de trésor culturel national.

Rituel kut avec mudang © Dangles

 



Le chaman est le premier guérisseur spirituel holistique. Il peut être regardé comme l’amalgame réunissant, dans un même individu, un guérisseur, un médecin, un psychothérapeute, un guide et un prieur-chanteur. Le chamanisme est la plus ancienne pratique guérisseuse-religieuse de Corée. Venu des confins de la Sibérie et de l’Oural il y a des millénaires, il est utilisé depuis l’aube des temps dans des pratiques thérapeutiques, cathartiques et spirituelles. Son influence a cependant été amoindrie par le bouddhisme ch’an venu de Chine au VIIe siècle et le confucianisme implanté par la suite. II a été condamné (mais toléré) sous la dynastie Joseon (1392-1910) et réprimé sous l’occupation japonaise (1910-1945). Après les années 1970, cette ancienne religion renaît de ses cendres et réapparaissent au grand jour les mudang : les femmes chamanes coréennes. Ce sont elles qui transmettent la tradition ancestrale, elles seraient à ce jour près de 300 000.

Le chamanisme est toujours extrêmement vivant aujourd’hui en Corée du Sud. On y compte une mudang pour 360 habitants. Rien qu’à Séoul, les échoppes de centaines de jeunes néo-chamanes, plus proches des diseuses de bonne aventure, prolifèrent. Certaines mudang ont une réputation telle qu’elles bénéficient d’un statut de trésor culturel national.

Mudang, combinaison des caractères chinois mu, sorcière ou chamane, et tang ou dang, temple ou sanctuaire, désigne une femme coréenne vivant de cette activité à travers sa clientèle. Les hommes, beaucoup moins nombreux, sont appelés paksu mudang. Ils ont été exécutés à partir du XIIIe siècle parce qu’ils portaient des jupes et se comportaient comme des femmes.

En Corée, coexistent deux grandes familles de chamanes :
• les kangsin mudang, dites charismatiques ou inspirées, revendiquent avoir reçu une descente, la vision d’un esprit qui leur donne alors la capacité à devenir mudang ; elles pratiquent dans le nord-ouest de la Corée ainsi qu’à Séoul ;
• les sesup mudang, dites héréditaires, ont hérité par trans- mission familiale de cet art et des techniques de transe ; elles exercent dans le sud du pays.

Les cérémonies chamaniques kut (ou gut) se décomposent en rituels où chants, musiques et danses peuvent durer de quelques heures à une semaine. Traditionnellement, le kut se déroule en douze kori. Lorsqu’ils ont tous été réalisés, le kut est achevé. La tradition exige alors que tous les participants partent sans dire au revoir ni remercier la chamane. Il existe deux sortes de kut : le kut pour le bonheur et le retour à la santé ; le chaesu kut et le chinogwi kut pour aider les esprits errants et ainsi guider un défunt vers un bon lieu pour l’après-vie.

Les médecins coréens le confirment, les chamanes sont cruciales pour réguler la société coréenne d’aujourd’hui toujours influencée par le poids des ancêtres et des esprits.

Le rituel de guérison chamanique expose publiquement le malade et sa maladie, les replaçant au centre de la communauté où les croyances sont partagées. Le rituel décrit la maladie dans un langage compréhensible par le patient et son entourage. Il donne de l’importance et du temps, deux éléments bien connus de la relation qui unit un médecin et son malade. Cette relation, très intime et ancienne, reliant de manière animiste le monde visible et invisible, trouve chez les Coréens son origine dans le mythe fondateur même du premier homme et de la première femme coréenne.

Il y a très longtemps, un tigre et un ours prièrent Hwanung5 pour devenir humains. En entendant leurs prières, Hwanung leur donna 20 gousses d’ail et un bouquet d’armoise en leur ordonnant de ne manger que cette nourriture sacrée et de rester hors de la lumière du soleil dans une grotte pendant 100 jours. Le tigre abandonna le régime après une vingtaine de jours et sortit de la grotte. L’ours, lui, y resta et fut transformé en femme. Selon la légende, le tigre et l’ours représentaient les animaux totémiques de deux tribus qui cherchaient, par des offrandes et des prières, à obtenir la clémence et la faveur du prince créateur divin Hwanung sur leurs destins. La femme-ours fut reconnaissante de sa transformation et fit alors des offrandes à Hwanung. Cependant, il lui manquait un mari. Elle devint triste et se mit à prier sous un bouleau divin pour avoir la faveur d’enfanter un fils. Hwanung, ému par ses prières, la prit en tant que femme et elle donna nais- sance à un fils qu’elle nomma Tangun-Wanggeom. Il est considéré comme le premier Coréen.

La légende de Tangun a joué un rôle très important pour la mobilisation patriotique face aux envahisseurs de la Corée et en joue encore un aujourd’hui concernant l’unité nationale. À partir de la fin de la période de Koryo (935-1392), Tangun fut considéré comme un dieu par une petite communauté de chamans, les adeptes du gosindo6.

Cette légende, rapportée à la fin du XIIIe siècle dans les Gestes mémorables des Trois Royaumes, contient plusieurs enseigne- ments médicaux intéressants, tels que :
• l’efficacité de la materia medica, illustrée par le pouvoir des plantes médicinales telles que l’armoise et l’ail sur les êtres vivants ;
• lesinterditsmédicauxconsistantàéviterlalumièredusoleil en vivant dans une cave pendant 100 jours pour stimuler l’effica- cité des traitements ;
• le rôle, l’importance et la spécificité d’un environnement favorable pour la guérison ou le changement d’état, l’isolement dans la cave dans ce cas précis ;
• les concepts de yin et de yang, incarnés par les complémentarités de lumière/ombre, divinité/humanité, masculin/féminin, animal/végétal, armoise/ail ;
• la connaissance de la pharmacopée, observable dans l’utilisation d’une médication chaude (l’armoise et l’ail) appropriée pour vivre dans un environnement froid comme une grotte sombre et humide (dans la médecine coréenne, les médicaments sont considérés comme chauds ou froids selon les sensations du patient qui les consomme) ;
• le rôle du médecin qui guérit et prescrit et du patient qui guérit en se faisant prescrire des médicaments.

Une autre légende coréenne explique la raison pour laquelle l’ancêtre commun du chamanisme coréen est une femme nommée Bari Gongju (Pali Kongju). Bari Gongju, dont la force de caractère lui a permis de surmonter tous les obstacles et les vicissitudes rencontrées dans sa vie sans jamais perdre courage, est devenue l’archétype de la femme courage. La princesse Bari Gongju est considérée comme la chamane (mudang) ancestrale et la dame patronnesse de tous les chamans en Corée; son nom signifie « princesse abandonnée ». Septième d’une longue série de filles, son père, le roi Ogu, la renia et la rejeta, car née fille et non garçon. Il l’arracha des bras de sa mère à la naissance puis l’enfermadans une boîte ornée de pierres précieuses qui fut lancée dans l’océan. Tortues et dragons vinrent alors au secours du bébé en la confiant à un couple de paysans, qui l’éleva. Elle reçut une éducation bien particulière qui la conduisit à quitter, jeune femme, son foyer d’accueil et ses parents adoptifs pour herboriser seule dans la montagne et devenir la première mudang.

La suite de l’histoire illustre un comportement filial exemplaire et sans faille envers ses parents géniteurs : des années après son abandon, ses parents biologiques vieillissants tombèrent malades. Le dieu de la Montagne apparu devant Bari Gongju alors qu’elle herborisait et l’informa que ses parents étaient très malades. Seul un élixir, une source d’eau cachée dans la montagne pourrait les guérir. Bari Gongju prit la route pour se rendre au palais céleste et, sans divulguer son identité, entreprit le dangereux voyage pour trouver et ramener cette précieuse eau médicinale. C’était un long voyage à travers le monde des esprits pour rejoindre le Ciel occidental. Ce voyage dans les mondes souterrains et célestes à la recherche de l’élixir de vie prendra la valeur d’une véritable initiation.

Déguisée en garçon, Bari Gongju passa entre l’étoile Polaire et la Croix du Sud. Elle y rencontra la « Vieille agricultrice femme du Ciel » qui venait de terminer ses labours et de semer de nou- velles étoiles. Puis elle passa à côté de la « Blanchisseuse du Ciel » qui la força à laver tout son linge sale et taché pour le rendre blanc et net, provoquant alors une mousson. Enfin, elle atteignit les falaises qui conduisent au Ciel de l’ouest. Une fois de plus, des tortues aux carapaces dorées vinrent à son secours, formant un pont à son arrivée pour veiller à sa sécurité. Elle trouva la source d’eau de la vie, protégée par un gardien, un homme bourru et désagréable. Toujours habillée en garçon, elle lui demanda un peu d’eau miraculeuse. Quand le gardien apprit qu’elle n’avait pas d’argent pour la payer, il refusa de lui en donner.
Mais Bari Gongju réussit à le convaincre de travailler pour lui comme serviteur. Après trois années de bons et loyaux travaux domestiques, elle était proche d’obtenir l’élixir, mais le gardien découvrit qu’elle était une femme. Comme il était célibataire, il lui demanda de l’épouser. Ce qu’elle fit, et elle lui donna sept fils.

Alors seulement, il lui permit d’emporter un flacon rempli d’élixir miraculeux. De retour dans le royaume paternel, elle constata que ses parents venaient tout juste de mourir, les cérémonies funéraires étaient même en cours. Néanmoins, elle les aspergea avec le précieux élixir et les ramena à la vie. Par gratitude, ils lui proposèrent de rester avec eux dans leur château, mais elle refusa. Après avoir réussi sa terrible mission, la princesse préféra retourner dans le monde des esprits, où elle devint une chamane, une déesse qui aide et guide les âmes, les esprits des morts dans leur voyage de ce monde-ci vers le Ciel.

Hormis sur l’île de Jeju7, Bari Gongju est considérée comme l’ancêtre de toutes les chamanes en Corée. Elle est une figure archétypale évoquée et célébrée dans tous les rituels chamaniques. Les mudang rejouent l’histoire de son passage à travers la porte conduisant à l’au-delà. Dans l’imagerie populaire, elle est représentée avec une robe aux longues manches à rayures aux couleurs de l’arc-en-ciel.

Ce mythe parmi les plus importants et les plus célèbres du chamanisme coréen est récité dans le rituel du gut (ou kut) pour accompagner l’esprit du défunt dans son passage vers l’autre monde. Ce mythe a touché pendant des siècles le cœur de beau- coup de Coréennes qui rendent encore hommage aujourd’hui à Bari Gongju. Particulièrement les Coréennes qui ont souffert, dans leur propre vie, des erreurs parentales. Celles qui continuent à sacrifier leur vie pour l’amour et la piété filiale honorent Bari Gongju. Cette dévotion filiale a été considérée pendant des siècles comme la plus grande vertu dans la société coréenne confucéenne. La princesse Bari Gongju est devenue une héroïne et a été installée sur le panthéon des références éthiques à suivre par les Coréennes. De nos jours, la princesse Bari Gongju reste encore un idéal à atteindre pour la femme coréenne. Elle incarne les trois vertus du modèle féminin ancestral confucéen : le dévouement, le courage et l’endurance.

En outre, à un niveau extra-familial, Bari Gongju est également devenue une héroïne nationale. Elle sauve le roi, son père, et, par conséquent, cumule encore un autre exemple de dévouement filial, mais pour le pays cette fois. Elle est la femme qui est capable d’offrir sa propre vie pour l’amour du roi et de la couronne.

En outre, à un niveau extra-familial, Bari Gongju est également devenue une héroïne nationale. Elle sauve le roi, son père, et, par conséquent, cumule encore un autre exemple de dévouement filial, mais pour le pays cette fois. Elle est la femme qui est capable d’offrir sa propre vie pour l’amour du roi et de la couronne.

Il y a un troisième niveau où Bari Gongju sert de modèle pour les femmes : le plan spirituel et religieux. C’est une femme qui, après avoir été abandonnée par ses parents, demeure encore capable par la suite de se sacrifier pour eux. Sa capacité à s’oublier, à faire face aux dangers et aux difficultés qu’elle est contrainte de traverser, lui fait transcender sa propre nature terrestre pour devenir une déité. Elle peut alors accompagner l’esprit des morts vers leur nouvelle demeure. Elle a montré par son courage et ses capacités que les femmes pouvaient tout autant, sinon plus que les hommes, avoir une attitude combative, noble et altruiste. Le grand rôle qu’elle joue en tant femme la fait rentrer de plain- pied dans l’histoire de la Corée. Elle est l’archétype de la femme qui a transformé sa rude condition humaine en réalité supérieure. De par la nature divine atteinte dans son existence, elle est considérée comme la révérende, la première parmi toutes les mudang et la mère de toutes les chamanes, toutes écoles confondues. Bari Gongju est appelée par des chants dans les rituels chamaniques comme la déesse de la Nature et de l’Univers qui guide les malades et les morts à travers la souffrance, l’obscurité et les mondes souterrains. Bari Gongju a une fonc- tion dramaturgique dans les rituels du chamanisme coréen. Les chants des mudang deviennent des commentaires et une critique de la valeur de la supériorité des hommes sur les femmes qui prévaut encore dans la société coréenne. L’histoire de Bari Gongju est pertinente à la fois comme trame narrative pour la mudang en charge de transmettre et de dramatiser la charge cathartique du rituel chamanique de guérison, et pour le public composé essentiellement de femmes qui ont souffert et souffrent encore dans leur chair de la discrimination entre les sexes.

Le mythe de la princesse Bari Gongju va bien au-delà d’une incitation pour les femmes coréennes à se conformer aux conventions sociales. Il donne aussi la parole à leurs protestations contre une société trop patriarcale. Bari Gongju est capable de regarder au-delà des récompenses immédiates offertes par le système confucéen rigide et de choisir les récompenses sacrées. Elle présente un modèle féminin qui s’affranchit de celui qui est offert par la société confucéenne, dans lequel la femme doit être vertueuse, obéissante, femme au foyer, maîtresse de maison. Bari Gongju propose un modèle qui dépasse ces limites si étroites. Elle, qui a été abandonnée par ses parents, a vécu une vie exem- plaire comme enfant adopté ; mariée contre son gré, elle choisit de ressusciter ses parents par amour filial, refuse de prendre la succession du royaume de son père et suit son propre chemin. Bari Gongju a su s’adapter à la réalité, trouver et développer sa propre voie, sans être submergée par celle-ci et sans renoncer à sa lutte pour obtenir la reconnaissance de sa dignité et de sa fierté d’être une femme. Tous ces éléments montrent que les femmes coréennes peuvent mettre en œuvre des rites chamaniques, qu’il est possible pour elles de suivre leur propre chemin et de prendre leurs propres décisions, au-delà des attentes d’une société domi- nante qui asservit encore trop de femmes dans le monde. 

Pierre  Ricono         
                                                                              

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