Une appréciation incomplète des conséquences des consommations nocives d’alcool



Les consommations nocives d’alcool ont des effets négatifs non seulement sur la santé, mais aussi pour la sécurité publique et la vie sociale. Mais ces effets ne sont encore que partiellement évalués, faute de données suffisantes.

Des effets sanitaires sous-estimés et controversés
Il est établi dans la littérature académique, même si les données chiffrées de morbi-mortalité sont peu nombreuses, que la consommation nocive d’alcool est responsable de conséquences sanitaires, aussi bien à court qu’à moyen et long terme, dont il importe de rendre compte. La frontière entre une consommation à faible risque et une consommation dangereuse est cependant difficile à établir, et l’idée qu’il existe une consommation exempte de tout risque est de plus en plus remise en question, ce qui relativise les messages sanitaires sur les repères de consommation.

Des données de mortalité lacunaires
Les estimations de la mortalité attribuable à l’alcool dans la littérature académique internationale reposent sur le calcul des « fractions attribuables ». On les obtient à partir du « risque attribuable », c’est-à-dire de la proportion de cas de la maladie qu'on peut attribuer au facteur de risque parmi les sujets exposés à ce facteur.

L’alcool a une part de responsabilité dans plus de 200 pathologies de la classification internationale des maladies (CIM-10). L’OMS estime qu’il est responsable de 3,3 millions de décès chaque année. En Europe, où la consommation est la plus élevée, l’alcool est la troisième cause de mortalité évitable (13,3 % des décès), après le tabac et l’hypertension.

Trois causes de mortalité sont plus particulièrement liées à l’alcool : la cirrhose alcoolique, le cancer des voies aérodigestives, et les maladies mentales liées à l’alcool. L’évolution dans le temps de la mortalité liée à ces trois pathologies permet d’objectiver l’effet positif de la diminution de la consommation d’alcool dans la population. D’autres causes lui sont aussi pour partie attribuables. Il s’agit en particulier des décès par maladies cardio-vasculaires, d’autres cancers (colon, sein, rectum et foie notamment), des pathologies digestives autres que celles précitées et du diabète de type 2.
À la différence des pays anglo-saxons, notamment le Royaume-Uni, les données de mortalité liées à l’alcool ont fait, en France, l’objet de peu d’analyses : seules deux études ont été publiées, l’une réalisée par le Centre d'épidémiologie sur les causes médicales de décès (CépiDc) de l'Inserm, l’autre, plus récente et déjà citée, à l’initiative de l’Institut national du cancer (INCa), par des chercheurs affiliés à l’Institut Gustave Roussy.

L’estimation de la mortalité attribuable à l’alcool dans les publications scientifiques
Un certain nombre de pays, dont le Royaume-Uni, réalisent des estimations des fractions attribuables révisées à intervalles réguliers sur la base de l’actualisation des connaissances. La responsabilité de l’alcool dans le développement de nombreuses pathologies, en particulier les cancers, y compris pour des consommations faibles, a ainsi mieux été documentée au cours de la période récente, amenant à une réévaluation à la hausse des fractions attribuables. A contrario, dans quelques pathologies seulement (diabète de type 2, cardiopathie ischémique chez les femmes essentiellement), il semble exister un effet protecteur pour des faibles doses de consommation.

Les décès dus à l’alcool sont pour l’essentiel des décès de cause cardiovasculaire, des pathologies digestives et hépatiques, les cancers et des causes traumatiques. Les fractions attribuables sont par définition de 100% pour les pathologies entièrement attribuables à l’alcool (encéphalopathies de Wernicke, polynévrites alcooliques, troubles mentaux liés à l’alcool, dégénérescences du système nerveux dues à l’alcool, gastrites alcooliques). Pour les autres pathologies, partiellement liées à l’alcool, les fractions attribuables plus élevées sont mises en évidence pour les cirrhoses.

Les différences méthodologiques entre les études, que ce soit dans le temps ou d’un pays à l’autre, portent notamment sur l’estimation de la consommation. Elles expliquent en partie les différences de résultats entre les études françaises et les études anglaises. Les classifications des causes de décès peuvent également varier d’un pays à l’autre, de même que le rattachement à l’alcool d’une partie des morts violentes.

L’étude du CépiDc31, établie à partir de données anciennes (2006), fait une large place aux difficultés méthodologiques et aux variations des estimations de la mortalité attribuable en fonction des données choisies pour estimer la consommation, de l’ajustement ou non de ces dernières données, ou encore du délai choisi entre la consommation et l’apparition des pathologies. Elle recense 20 235 décès attribuables à l’alcool parmi les 15 à 75 ans, et 33 000 sans cette limite d’âge32.

Alcool et cancer
Dès 2007, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) a publié une estimation globale de la morbidité et de la mortalité par cancer.

On considère actuellement que près de 80% des cancers de l'œsophage, 80 % des cancers du pharynx, 65 % des cancers de la cavité buccale, 25 % des cancers du foie, 20 % des cancers du côlon-rectum et 17 % des cancers du sein sont dus à la consommation d'alcool en France.

Les effets de l'alcool sont renforcés quand ils sont associés à ceux du tabac: leurs actions conjointes augmentent considérablement les risques de cancer des voies aérodigestives supérieures. On estime par exemple que le risque de développer un cancer de la cavité buccale peut être multiplié par 45 chez les grands consommateurs de tabac et d'alcool.

Selon l’étude menée pour l’Institut national du cancer (INCa)33, réalisée sur des données de consommation et de mortalité de 2009, la mortalité annuelle attribuable à l’alcool est de 36 500 décès chez les hommes (13 % de la mortalité totale) et de 12 500 chez les femmes (5 % de la mortalité totale), soit 49 000 décès au total. Ceci inclut 15 000 décès par cancer, 12 000 par maladie cardiovasculaire, 8 000 par maladie digestive, 8 000 par cause externe et 3 000 par maladies mentales et troubles du comportement. Les fractions des décès attribuables à l’alcool sont de 22 % dans la population des 15-34 ans, de 18 % dans la population des 35-64 ans et de 7 % dans celle des 65 ans et plus. Parce qu’il est nocif, même à la dose relativement modérée de 13 grammes par jour, l’alcool est responsable d’une fraction importante de la mortalité prématurée.

Les discordances relevées entres les études, leur espacement dans le temps et les difficultés méthodologiques constatées ne permettent pas à l’heure actuelle un suivi épidémiologique rigoureux de la mortalité liée à l’alcool. Une réflexion sur la faisabilité de ce suivi doit cependant être engagée par l’Agence nationale de santé publique, en liaison avec l’INCa.

Des données de morbidité encore plus limitées
Pour la morbidité liée à l’alcool, il est seulement possible de déterminer le nombre de personnes prises en charge par le système de santé pour une pathologie dont l’alcool est, en tout ou en partie, responsable. Les données sont donc, selon toute vraisemblance, largement sous-estimées. Elles se limitent, en outre, aux données hospitalières des séjours et excluent les consultations, les passages aux urgences et la médecine de ville.

Récemment, une étude a été réalisée sur les séjours hospitaliers dans des établissements de court séjour (médecine chirurgie obstétrique – MCO) et de rééducation (soins de suite et de réadaptation – SSR) ainsi que sur les séjours hospitaliers et les actes ambulatoires en psychiatrie en lien avec l’alcool34. Elle confirme la place importante occupée par les pathologies liées à l’alcool dans la prise en charge sanitaire, qui représentent l’un des premiers motifs d’hospitalisation en France.

En 2012, plus de 580 000 séjours ont été dus à l’alcool dans des services de court séjour (MCO), soit 2,2 % du total des séjours et séances. En psychiatrie, plus de 2,7 millions de journées en sont la cause, représentant 10,4 % du total des journées et 3,7 % des actes ambulatoires. En soins de suite et de rééducation (SSR), plus de deux millions de journées liées à l’alcoolisation excessive ont été recensées, soit 5,6 % de l’activité totale. Cette étude ne prend pas en compte les troubles liés à l’alcool dans les services d’urgence35 et les consultations hospitalières MCO ou SSR, ni dans les centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA), ambulatoires ou avec hébergement, ni en médecine de ville.

Dans les CSAPA, les fiches individuelles ne permettent pas de disposer de renseignements sur l’existence de pathologies. Pour les soins ambulatoires et notamment la médecine de ville, les données ne rendent pas compte des pathologies, si ce n’est très incomplètement par le biais des affections de longue durée (ALD). À partir de celles-ci, sur la base des fractions attribuables à l’alcool, la morbidité devrait pouvoir être estimée mais n’a fait l’objet à ce jour d’aucune étude de la caisse nationale de l’assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS), qui semble ne pas considérer ce sujet comme suffisamment prioritaire.

La controverse sur les repères de consommation
Les repères de consommation cristallisent les débats, l’enjeu étant de savoir s’il existe un seuil au-delà duquel la consommation est nocive, si même le risque existe dès le premier verre et, si oui, quelles en sont les raisons médicales.

En 1980, un comité d’experts de l’OMS avait recommandé de ne pas consommer par jour plus de 2 unités d’alcool (10 g d’alcool pur) pour les femmes, 3 unités d’alcool pour les hommes, 4 unités d’alcool pour les consommations occasionnelles et 0 unité d’alcool, dans le cadre de situations à risque (grossesse, prise de médicaments), et de s’abstenir au moins un jour par semaine dans toutes les autres situations. Ces recommandations sont fréquemment citées, alors que le message ultérieurement promu par l’OMS était beaucoup plus conforme à l’évolution des connaissances sur les risques liés à de faibles consommations, ce qui l’avait amenée à promouvoir le message suivant : « less is better » (« moins vaut mieux »).

Ces dernières années, le constat que les risques de cancer apparaissaient pour des niveaux de consommation inférieurs aux repères a conduit de nombreux pays à réviser leurs recommandations : Australie (2009), Canada (2011), Grande-Bretagne (2016). En Italie, depuis 2013, le repère pour le risque alcool est fixé à 2 unités pour les hommes et à 1 unité pour les femmes et les personnes de plus de 65 ans. La consommation d’alcool, au moins une fois dans l’année, pour les moins de 18 ans, et l’API même pour un seul épisode dans l’année, sont considérés comme des facteurs de risque.

Ainsi, la dernière recommandation du Chief Medical Officer du Royaume-Uni de 2016 fait le point de façon rigoureuse, à partir de la littérature académique internationale, y compris des travaux canadiens et australiens, sur le risque même faible de mortalité résultant de pathologies liées à l’alcool en distinguant consommation journalière et hebdomadaire.

Il en résulte que le risque apparaît à partir d’une consommation hebdomadaire même faible, surtout pour les jeunes.

Le risque est moindre pour les femmes, mais augmente plus rapidement avec la consommation.
S’agissant des repères de consommation en vigueur en France, la Cour a déjà relevé le caractère ambigu des messages des pouvoirs publics, qu’il s’agisse de la notion de consommation « modérée » ou de la référence aux normes du comité d’experts OMS, également reprises par l’Institut national de la prévention et d’éducation pour la santé (INPES) à partir de 200436.

L’INCa et l'lNPES ont appelé, en 2011, à la révision des repères français, à partir d’une synthèse de littérature académique sur les liens entre consommation d'alcool et cancer.

La Haute autorité de santé (HAS) a publié, en 2014, un outil de repérage des consommations à risque pour l'alcool, le tabac et les drogues à destination des professionnels de santé. Il ne s'agit en aucune façon de dire qu'en dessous de ces repères, la consommation serait normale, recommandée ou exempte de risque, mais d’identifier les seuils nécessitant une intervention médicale. C’est pourquoi la HAS a été récemment conduite à relever des procédés tendancieux des producteurs37.

Les repères d’alcool en matière de conduite d’un véhicule peuvent également prêter à confusion dans l’esprit du public, car ils ne correspondent pas au « mésusage » au sens de la santé publique. Ainsi, la quantité d’alcool permettant de rester en dessous de 0,5 g/l est souvent présentée comme étant de 3 verres standards au cours d’un repas, sans tenir compte de facteurs tels que la sensibilité individuelle, le poids, la fatigue ou l’absorption de médicaments. Pour les conducteurs novices, un seul verre peut désormais être à l’origine d’une alcoolémie supérieure au seuil légal de 0,2 g/l depuis le 1er juillet 2015.

Enfin, le fait qu’une consommation modérée d’alcool ait pu être présentée comme protectrice sur le plan cardio-vasculaire a ajouté à la confusion. Si, dans certaines études, le risque relatif de décès par cardiopathie semble inférieur chez les buveurs à faible consommation par rapport aux non-buveurs, cela ne peut conduire à considérer que l’alcool soit, d’une manière générale, protecteur pour la santé. De plus, les études38 demeurent contradictoires, et des critiques sur la méthodologie des publications à l’appui de cette thèse ont été soulevées (temps d’observation, effets à long terme peu documentés).

Au total, la question des repères à partir desquels la consommation d’alcool serait nocive reste sujette à controverse, et les messages contradictoires émis par les pouvoirs publics ne contribuent pas à une communication lisible vis-à-vis des professionnels ou du grand public. La réflexion récemment engagée entre l’Institut national du cancer (INCa), l’ INP ES, la direction générale de la santé (DGS), la mission interministérielle de lutte contre les drogues et pratiques addictives (MILDECA) et l’Institut de veille sanitaire (InVS) devrait permettre de clarifier ces messages, mais ses conclusions ne sont pas attendues avant 2017. En attendant, l’INPES a suspendu toute communication sur les repères, ceux-ci n’étant utilisés que dans les recommandations destinées aux professionnels de santé et pour les outils d’aide en ligne tels que l’alcoomètre.

Extrait du rapport de la Cour des Comptes sur les bilans des politiques de lutte contre les consomations nocives d’alcool.

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