La réalité des individus dangereux

 


Aujourd’hui, nous ne connaissons que trop bien ces gros titres : un tueur solitaire s’introduit dans une entreprise, une salle de classe, un terrain de camping, etc., et, sans raison apparente, ouvre le feu avec un fusil d’assaut ou quelque autre arme, tuant ou estropiant une foule de victimes innocentes. Et après chacun de ces événements, une fois l’agitation retombée et les victimes enterrées ou recousues (assurément traumatisées à vie, et leurs familles aussi), la même question se pose : « Qui a pu commettre ce genre d’acte, et aurait-on pu l’éviter ? »

Ces événements violents, quand ils se produisent, dominent l’actualité et nous préoccupent pendant des mois (on songera aux massacres de Virginia Tech, du lycée de Columbine, de l’école primaire Sandy Hook ou d’Oslo en Norvège, pour n’en citer que quelques-uns). Hélas, ces abo- minables meurtres de masse ne sont que trop fréquents. Rien qu’aux États-Unis, on en compte en moyenne 18 à 20 chaque année. Leur répétition quasi métronomique – plus d’un par mois – provoque une sorte d’engourdissement. « Combien de victimes cette fois-ci?» se demande-t-on, incrédule: 8, 16, 26, 77 (comme à Utaya, en Norvège, le 22 juillet 2011, lors du massacre commis par un extrémiste de droite narcissique et xénophobe, Anders Behring Breivik).

Pourtant, aussi consternants que soient ces événements violents, ils ne donnent pas un vrai portrait de ceux qui font le plus de victimes. La triste vérité est que pour chaque tueur en masse, des centaines d’autres tuent à l’unité – un enfant, une petite amie, un conjoint – et qu’il n’en est pas question avant la page 6 des journaux. Les crimes, les tortures et les souffrances dont beaucoup d’entre nous risquent le plus d’être victimes sont ceux qui n’apparaissent pas sur l’écran radar, dont la presse nationale ne parle pas.

Les individus dangereux qui se trouvent parmi nous agissent derrière une porte fermée, chez eux, à l’église, à l’école, au bureau, ils s’en prennent en secret à des gens confiants ou sans méfiance – et le plus souvent, personne ne s’en aperçoit avant qu’il ne soit trop tard. Ils ne font les gros titres de la presse que dans les rares occasions où on les attrape. Ils sont responsables chaque année aux États-Unis de presque 15 000 homicides, 4,8 millions de violences domes- tiques, 2,2 millions de cambriolages, 354000 vols à main armée et 230 000 agressions sexuelles, dont beaucoup restent ignorés ou impunis. Ou bien ils détournent pendant des années l’argent de personnes âgées ou même de leurs amis, à l’instar de Bernie Madoff (qui a sévi à une telle échelle qu’il a compromis la santé financière de milliers de personnes). Agissant parfois pendant des décennies sans être dérangés, ils détruisent des vies comme l’a fait le violeur pédophile Jerry Sandusky à Pennsylvania State University.

Songez aux fois où, dans votre propre vie, quelqu’un vous a volé quelque chose ou a profité de vous. Peut-être votre maison a-t-elle été cambriolée ou votre voiture visitée. Peut-être avez-vous fréquenté une personne qui s’est avérée toxique, peut-être vous a-t-on harcelé à l’école ou au travail. Peut-être vous a-t-on agressé, frappé ou violé sans que vous portiez plainte ou sans que votre plainte n’aboutisse à quoi que ce soit. Beaucoup de méfaits sont commis autour de nous sans jamais être signalés ou, s’ils le sont, il est rare que les responsables soient incarcérés. Depuis soixante ans, les criminologues savent que moins de 1 % des délinquants vont en prison à cause de leurs méfaits.

Ce qui signifie pour nous que la plupart des gens qui peuvent nous faire du mal – ces individus dangereux – échap- peront à toute enquête officielle, qu’ils bouleverseront notre vie sans se faire prendre ou qu’ils séviront des années durant avant qu’on ne les arrête. Et cela pour les seules atteintes physiques. Or, les blessures ne sont pas toutes matérielles. La plupart des gens qui nous font du mal nous blessent aussi émotionnellement, psychologiquement ou financièrement. Ils sont, eux aussi, des individus dangereux, car ils nous mettent en danger à leur manière.


 

Si cet article vous a plu, vous pouvez en lire plus
en cliquant sur la couverture du livre ci-dessous :