Secrets de famille...

Dans un climat où le grand déballage hystérique est de mise, où chacun est invité à se mettre à poil jusqu’à l’âme, à étaler au grand jour les tréfonds de l’intimité sous couvert de transparence, lâchons donc ces mots dans l’arène, juste pour en mesurer l’effet produit. Tiens donc. Les traits, soudain, sur les visages, se figent. L’espace d’une seconde. Temps retenu. Un ange passe, pourrait-on dire. Murmurons doucement ces mots à l’oreille... On pense au cinéma de Chabrol, et Merci pour le chocolat, ou le cadeau empoisonné...

 

Dans un climat où le grand déballage hystérique est de mise, où chacun est invité à se mettre à poil jusqu’à l’âme, à étaler au grand jour les tréfonds de l’intimité sous couvert de transparence, lâchons donc ces mots dans l’arène, juste pour en mesurer l’effet produit. Tiens donc. Les traits, soudain, sur les visages, se figent. L’espace d’une seconde. Temps retenu. Un ange passe, pourrait-on dire. Murmurons doucement ces mots à l’oreille... On pense au cinéma de Chabrol, et Merci pour le chocolat, ou le cadeau empoisonné... Voilà que ces mots lâchés, juste pour voir, font se détourner bien des regards, sont suivis de bouches cousues, et de silences plus vibrants que les paroles : il faut donc les approcher à patte de velours, ces sacrés secrets de famille, avec l’adresse experte du dresseur de fauve. Proposition : apprivoisons- les, un peu comme Cicéron relayé par Montaigne nous disait que « philosopher c’est apprendre à mourir ». Il conviendrait donc d’apprendre à vivre avec les secrets de famille, comme on a fait « sans » leur communication. Une maladresse, et le coup de patte du tigre viendrait arracher la nuque de celui qui prendrait l’information manquante en pleine face, un peu comme une déflagration pourrait vous défigurer. Ces mots manquants, une fois communiqués, viendraient confirmer ce quelque chose autour duquel on aura tourné, comme un lion en cage, des années, des décennies durant, en le reni- flant, en le pressentant, toutes moustaches en alerte. Pourtant, mal aménagés, les mots qui font voler le secret en éclat peuvent faire imploser de l’intérieur. Ils sont donc à manier avec précaution, pour qu’ils ne se trans- forment pas en tigre qui fasse une seule bouchée de celui qui n’est pas préparé à la violence de la révélation. Dé- terrer, divulguer : cela peut ainsi s’avérer explosif, sans préparation.

Un secret de famille qui explose dans le ciel fami- lial, c’est un coup de tonnerre qui éclate dans un ciel plein à craquer d’orage. L’on sait, en effet, comme le psychanalyste Serge Tisseron l’a affirmé, que les secrets de famille, les non-dits, cela « suinte », cela transpire, cela suppure, même si quelqu’un, dans la famille, a dé- cidé d’apposer de la cire sur l’enveloppe qui contient la lettre manquante, et de ne l’envoyer à personne. Des enfants ou des petits-enfants vivent alors serrés à l’étroit, dans une famille où l’on tient quelque chose sous scellé, par volonté affichée de les préserver : la gêne, la honte, la culpabilité s’en mêlent et engagent à ne rien dire. En des décennies plus anciennes, le souci de respectabilité glaçait les veines : il fallait échapper, pensait-on, aux cent yeux d’Argus, au jugement de la société bourrée d’interdits. Pas facile alors de parler d’un ascendant rui- né, ou à la vie sulfureuse, au passé louche, d’un Vautrin échappé du bagne ou d’une Camille Claudel qui aurait souffert d’une maladie honteuse, de celle que le jugement hâtif du petit-bourgeois dénoncé par Sartre pla- carde de l’étiquette facile du mot « folie »... Le non-dit est alors de mise. Le secret de famille s’est imposé, d’hier à aujourd’hui, par impossibilité de mettre des mots dessus : une souffrance personnelle abyssale intériorisée le renvoie parfois aux oubliettes de l’être. Blessures pro- fondes de l’inceste, du viol... Et cela même si le mutisme coûte, même si les descendants de la première ou deuxième génération vont payer à un prix exorbitant ce silence, ces paroles retenues qui créent un trou dans le tricot, une béance, un temps mort dans le récit de la saga familiale... Nous verrons que cette rétention volontaire ou non d’information n’est pas sans consé- quence pour les descendants. Ils sont imbibés, comme des éponges. Un adolescent voit ses résultats scolaires s’essouffler, pressentant que son père est sans emploi, même si ce dernier cache cette réalité : c’est pour son fils à l’inconscient contaminé une façon de rester fidèle au père, et de lui dire, autrement, qu’il sait son secret. Il l’engage ainsi à se déculpabiliser. Au fond, tout se passe comme si le secret de famille retenu était pris en charge par le descendant qui chercherait à aider, à réparer, à engager à dire ce sur quoi les lèvres se sont refermées. Perte de confiance en l’autre et en soi sont le prix cher à payer, pour une dette dont on n’est pas responsable. Vies arrê- tées dans leur élan, suspendues, détournées en plein vol de leur vrai destin premier, de leur « désir singu- lier ». Choix de vie déterminés, qui sont fidèles, sans le savoir, au secret pressenti, dans un métier, une relation amoureuse, une passion. Ces descendants écartés de la confidence se mettent aussi à l’œuvre : fabrication des secrets oblige, pourrait-on dire. Leur énergie grignotée est mobilisée tout entière par cela, et apprendre devientalors difficile. La génération suivante est celle de tous les dangers : l’information gelée est même « impensable », dira-t-on, empruntant les mots de Serge Tisseron. Troubles psychiques possibles, de l’ordre de la psychose, à l’horizon... C’est que, disent les tenants de la psychogénéalogie, nous vivons parfois des « hantises », qui seraient la marque de fabrique de ces « fantômes » qui reviennent, et ne sont, avancent Nicolas Abraham et Maria Torok, que « les lacunes laissées en nous par le secret des autres »...


En route, donc, pour découvrir tout ce qui est frappé du sceau du secret, dans les greniers, les tiroirs cadenassés des familles... Non-dits liés à une volonté de dissimuler, secrets par impossibilité de s’exprimer. Après tout, Œdipe sut bien résoudre l’énigme, et Antigone exigea d’enterrer ses frères morts : il est nécessaire de transformer la façon dont nous vivons ces choses cachées qui collent à la peau de l’inconscient, poissent et font vivre à l’étroit. Nous verrons que les mentalités évoluant, certains secrets de famille tombent en désuétude, que certains changent de look, se refont une beauté, jouent au caméléon : à la honte de la syphilis contractée sur les bords de l’eau des nouvelles de Mau- passant, succède celle du sida, et autres « nuits fauves » électriques mieux assumées, du fait du coming out des homosexuels et bisexuels. Dorian Gray n’a plus besoin d’enfermer son hideux portrait qui vieillit au fur et à me- sure qu’il s’encanaille dans des lieux frappés d’infamie ; pourtant oser avouer son homosexualité au grand jour dans les chaumières n’est peut-être pas si simple, même si la Gay Pride organise défilés et discours en pleine lu- mière... Disons que les secrets de famille se recyclent, changent de peau, même si certains, nous le verrons, sont dicibles, théoriquement moins honteux, du fait de l’évolution des mœurs. Être né d’une fille-mère, être adopté, être née à la marge, comme Mazarine, la fille de Mitterrand à la bouche longtemps « cousue », avoir un demi-frère né d’amours adultérines, comme Balzac, à l’heure des familles recomposées : cela est moins marqué du fer rouge de la honte qu’à d’autres époques. Avoir un membre de la famille sidéen, ou avoir été fécondé in vitro, ou encore perdre son travail, sont des motifs plus contemporains des nouveaux secrets de famille... Évidemment, il convient de marcher vers une forme de libération de cette parole retenue, empêchée, qui empoisonne l’inconscient et la vie des générations à suivre. Un peu comme il s’agirait de trouver les lettres qui manquent dans une grille de mots fléchés, pour que tout prenne sens. Françoise Dolto expliquait en son époque que le secret était du poison injecté en intraveineuse dans la fa- mille. L’idéal est d’empêcher qu’il ne se forme... Quand il a poussé comme une herbe folle, il faut en fait mener son enquête, sur le territoire familial, en archéologue de l’intime, ou en Sherlock Homes faisant des inves- tigations sur un terrain très privé, avec ses soupçons et aussi ses doutes en poche. C’est un peu Colombo qui avance l’intuition au poing pour mettre la main sur son suspect. En effet, cette enquête est souvent, nous le verrons, une recherche de confirmations de ce qui est pressenti, sur ce qu’un père, une grand-mère, un oncle, auront laissé entendre à leur insu, malgré eux, par d’autres langages que celui des mots articulés. A vie parallèle dissimulée, langages codés, par le corps qui parle, qui trahit malgré lui. Ces questions seront posées avec doigté, d’une voix de velours. Dans le cadre d’une psy- chothérapie, on partira à la recherche des émotions perdues, pourrait-on dire. Renouer avec ces émotions ressenties au moment où fut pressenti, à fleur de peau, que quelque chose nous était caché, qu’il y avait comme un blanc, entre deux mots, deux phrases. Comme une séquence, qui aurait manqué, dans un récit, pour que tout s’éclaire, enfin... Le thérapeute ne connait pas, comme son patient, les pièces manquantes du puzzle du secret de famille. Il est juste là pour accompagner les scénarios d’explications possibles, et aider à revivre les émotions que le secret pressenti a suscitées : colère, tristesse, rage, peur... Les thérapies qui emprunteraient le chemin de la psychogénéalogie, avec l’arbre généalo- gique, comme éclairage des ressemblances et différences avec un ascendant, sont une voie possible. Le psycho- drame, les jeux de rôles qui font de soi l’acteur d’un théâtre de l’intime peuvent aussi être une aide précieuse. La volonté de savoir est certes légitime ; l’important pourtant, ce n’est pas tant la vérité crue, qui peut faire aussi des dégâts, que la possibilité d’apprivoiser ce secret de famille pour l’accepter et le dépasser. C’est un peu le pari pascalien : une chance sur deux de se tromper. A secret communiqué, famille éclatée ou pacifiée... Un livre, donc, comme un passeur, pour faire que non-dit et secret de famille ne se retournent plus contre elle, pour qu’ils fassent sens. Leur divulgation aménagée contribue à une certaine libération, comme Prométhée l’a enfin été, après qu’il a révélé le secret tenu de Thé- mis. En route, donc, pour que les secrets de famille ne vous mènent plus par le bout du nez. Pour qu’ils n’aient plus de secret pour vous, lecteur, pourrait-on dire, dans un clin d’œil.

 

Yvonne Poncet-Bonnissol

 

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