L’amour, et plus si affinités

Oh ! Chère Anaïs, je suis tellement de choses à la fois. Pour l’instant, tu ne vois que les bonnes - ou du moins, tu me le laisses croire. Je te veux pendant toute une journée au moins.

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Oh ! Chère Anaïs, je suis tellement de choses à la fois. Pour l’instant, tu ne vois que les bonnes - ou du moins, tu me le laisses croire. Je te veux pendant toute une journée au moins.


Je veux aller dans certains endroits avec toi, te posséder. Tu ne sais pas à quel point je suis insatiable. Ou ignoble. Et combien égoïste ! ». Ainsi s’exprime Henry Miller dans une lettre adressée à son amante Anaïs Nin. Le sentiment amoureux est tyrannique. Il s’impose, il exige, il s’approprie, il effraie parfois celui qui l’éprouve comme celui qui en est l’objet. Mais qui se contenterait d’une vie privée d’une seule minute de cette exaltation ?

D’OÙ VIENT NOTRE BESOIN D’AMOUR ?
Nous sommes faits pour l’amour. Aimer et être aimé sont des besoins ontologiques essentiels. Ils dérivent de l’inachèvement du petit d’homme. En effet, l’une des particularités de l’humain est de naître prématuré, dans l’impuissance à se débrouiller tout seul. Sans la présence et les soins d’un autre humain capable de s’occuper de lui, le nourrisson ne pourrait tout simple- ment pas survivre. Mais la satisfaction de ses besoins vitaux ne suffit pas à sa survie. Sans amour, son développement physique et psychique est compromis, ses pulsions d’autoconservation s’éteignent. C’est d’abord l’amour de l’Autre qui insuffle l’envie de vivre et procure le sentiment d’exister. Sans lui, le nourrisson, totalement dépendant de son environnement, est plongé dans ce que Freud appelait l’Hilflosigkeit, la désaide, une détresse propice à des sensations très angoissantes et destructurantes pour sa psyché naissante. Selon le psychanalyste, c’est la prématuration qui crée le besoin d’être aimé et ce besoin ne quittera plus l’être humain. De la sorte, « l’enfant, longtemps avant d’avoir atteint la
puberté est apte à la plupart des opérations psychiques de la vie amoureuse1 ». En conséquence, les carences ou les excès de l’environnement sur l’enfant auront un impact sur son développement et des retentissements sur la façon dont, devenu adulte, il sera question d’assouvir son besoin d’aimer et d’être aimé.

Tout ce qui se construit chez le tout-petit se réalise donc en temps normal avec un autre individu qui s’adapte pas à pas à ses besoins vitaux, dont les besoins affectifs. Cependant, une « mère suffisamment bonne2 » est tout autant suffisamment mauvaise, car aucune mère ne peut jamais totalement combler son enfant. Donald W. Winnicott disait qu’un bébé seul ça n’existait pas, le bébé faisant nécessairement partie d’une entité environnement-nourrisson aux débuts de sa vie. Depuis plusieurs décennies, plus aucun parent ne peut prétendre, comme jadis, que les bébés ne sont que des tubes digestifs. Que serait le lait sans la tendresse humaine ? Le nourrisson a besoin d’être nourri tout autant par des aliments que par l’amour que l’adulte a à le nourrir, les mots qu’on lui chuchote à l’oreille, les mélodies qu’on lui chante, les sourires qu’on lui adresse. C’est aussi dans le regard de l’adulte, ses parents particulièrement, que le bébé se voit et construit l’image de soi. Un regard qui reflète ce que le bébé suscite chez l’Autre : l’envie de lui parler, la joie, mais parfois aussi la tristesse, le vide et le silence ou encore l’hostilité ou l’impatience. C’est dans le regard et dans le désir de l’Autre que le bébé trouvera un appui pour son propre désir. Il se regardera comme on le regardait en ces temps primordiaux (du moins en partie).

La façon de porter un nourrisson, et la façon dont il se laisse porter, la façon de lui donner des soins, témoignent de ce lien avec l’environnement, et laissent sur le corps du futur adulte les traces d’un certain toucher, chaud ou froid, dur ou tendre, gourmand ou dégoûté, proche ou distant. Selon Jean Laplanche3, les paroles et les gestes quotidiens des soins ordinaires donnés à un bébé sont ainsi imprégnés par la sexualité inconsciente de la mère (ou autre personne qui lui fournit les soins de manière continue) qui sont des « signifiants énigmatiques » pour le nourrisson imma- ture : une mère peut être douce, caressante, sensuelle, mais elle peut aussi être dévorante et embrasser le corps de son bébé comme elle le mangerait ; elle peut être obsédée par le nourrissage, ou par la propreté et faire du forçage ; elle peut ne pas supporter le contact de son enfant et le reposer dans son berceau dès qu’il est nourri ; elle peut être dégoûtée par ses excréments ou ses régurgitations et, sans l’avouer, en vouloir à son enfant de lui faire subir ces contraintes, etc. Toutes les fonctions physiologiques du bébé sont intégrées dans l’échange avec l’Autre (la mère en premier lieu) et prennent une signification soit d’amour, de refus, de tolérance, d’acceptation, de consentement, ou de haine. C’est donc dans ces besoins les plus élémentaires (la nourriture, la fonction d’excrétion, et plus tard la sexualité) que l’amour sous ses formes variées et singulières s’ancrera entre le sujet et l’Autre.

L’enfant ne peut donc grandir sans Autre. Nous savons aujourd’hui que les enfants déprivés, c’est-à-dire en carence affective, ont un développement endommagé. Ils peuvent être affectés par certains retards et certains symptômes. En grande carence, ces enfants montrent des comportements autistiques (repli, stéréotypies4, absence de langage, regard vide...) qui témoignent du syndrome d’abandon dont ils souffrent 5. Lorsque l’on s’occupe d’eux, qu’on leur parle, qu’on les entoure de manière sécurisante, affectueuse et continue, ces petits enfants peuvent récupérer et reprendre leur développement, mais pas toujours lorsque les dommages sont déjà trop importants. C’est aussi l’amour qui nous permet de supporter notre solitude la vie entière, la solitude d’être un. Ainsi, l’angoisse d’abandon vient également de notre dépendance infantile à nos parents. Les perdre, c’est se retrouver seul au monde pour un tout-petit car il ne différencie pas l’absence temporaire de l’absence définitive. Les absences trop précoces ou trop longues, non expliquées à l’enfant, ou la discontinuité de présence des adultes, créent une empreinte sur lui qui se répercutera sur ses liens affectifs au cours de son existence, sous forme de crainte de la disparition de l’Autre, dès lors qu’il y a un investissement affectif, et parfois sous forme d’évitement de l’amour.

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1 Sigmund Freud, « Sur les éclaircissements sexuels apportés aux enfants », in OCF-P 1906-1908, t. VIII, PUF, 2007.
2 Donald W. Winnicott, La Mère suffisamment bonne, Payot, 2006.
3 Jean Laplanche, Nouveaux Fondements pour la psychanalyse : La Séduction originaire, PUF, 2008.
4 Reproduction involontaire et continue de certains mots ou gestes.
5 Ce qui a été découvert dans des pouponnières de Roumanie, par exemple, à la chute de Ceaucescu. De 1970 à la chute du dictateur, en 1989, les femmes en âge de procréer devaient mettre au monde au moins 5 enfants. L’abandon des enfants était institutionnalisé et ils grandissaient, entassés dans des orphelinats. Beaucoup ont développé de graves séquelles psychologiques.


Catherine Audibert 

 

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