D’où vient le mot « rêver ? »


En français le verbe rêver est extrêmement équivoque. Lorsque Rousseau écrit : « J’aime encore mieux rêver éveillé qu’en songe », il veut dire qu’il préfère faire des rêveries pendant la journée, du type des Rêveries d’un promeneur solitaire, que d’avoir des rêves pendant son sommeil. Rêver peut signifier avoir un rêve nocturne pendant le sommeil, faire une rêverie, réaliser un rêve éveillé, imaginer ce qu’il y a de plus beau, croire à l’impossible, etc. Les substantifs sont plus précis: la rêverie se fait éveillé alors que le rêve a lieu pendant le sommeil. Freud oppose le rêve diurne (Tagtraum) au rêve nocturne (Nachtraum); on devrait distinguer clairement le rêve éveillé, le rêve endormi et la rêverie. La même distinction se fait dans le verbe rêver, par les particules : rêver à, n’est pas rêver de. Rêver à (l’avenir) se fait éveillé en principe dans la journée, alors que rêver de (sa mort) a lieu dans le sommeil, en principe la nuit.

L’étymologie du mot rêver révèle essentiellement son sens dépréciatif. Rêver, c’est délirer, sortir du sillon. Celui qui rêve, divague et extravague. Le mot rêve semble en effet venir du latin vagus (vagabond, qui erre ça et là, à l’aventure), d’où le verbe esver et resver au XIIIe siècle, « errer, aller ça et là pour son plaisir ».

La rêverie est l’errance de la pensée, une divagation extravagante. Mais le dictionnaire Littré rapproche l’anglais, to rave, avoir le délire, le moyen haut-allemand reben, du latin rabies, la rage, ou plutôt l’anglais to rove et le danois roeve, errer, vagabonder, avoir le délire. L’image de l’errant, du vagabond qui ne sait où il va, traduirait donc le vécu du rêveur qui, désarmé, ne sait plus où il va, et aussi le caractère décousu du rêve, qui erre ça et là.

Il y a donc eu nettement glissement de sens. Et cela s’est fait au dix-septième siècle et au dix-huitième siècle lorsqu’en français le verbe resver s’est mis à remplacer l’ancien songer qui s’est affadi. Nous pouvons voir là une victoire du rationalisme bourgeois qui dévalorise le songe. Car le mot songe est un terme de la plus haute antiquité qui a toujours eu une résonance positive ou emphatique. Le songe vient du sommeil, le mot songe vient de somnium lié à somnus « le sommeil » (en provençal somne, somje, songe), comme le français « assoupit » par le latin sopor vient du grec upnos (pour swopnos) proche du sanskrit svapnah, de la racine indo-européenne swep.

Ce n’est pas pour rien que pour les Grecs les Songes étaient des divinités, fils du Sommeil, qui la nuit sortaient des Enfers par la porte de corne (et les rêves par la porte d’ivoire) pour pénétrer dans les demeures des hommes. Les songes sont donc bien « les visions de la nuit ». « Je dors mais mon cœur veille », comme la bien-aimée du Cantique des cantiques (V. 2).
Ainsi, toute l’étymologie du rêve nous conduit à distinguer et à opposer le rêve et le songe.

 

 
Marc-Alain Descamps

 

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