UN MONDE EN QUÊTE DE SPIRITUALITÉ...


La fin de la Modernité, c’est maintenant ! Les rêves des humanistes de libérer les hommes des jougs de la nécessité (naturelle) et de l’autorité (spirituelle), la pensée mécaniste des Descartes et Newton, le rationalisme des « Lumières », les utopies du positivisme, de l’industrialisme et des socialismes, tout cela s’est effondré dans les carnages, les pillages, les saccages, les gaspillages, les gabegies, les tueries, les génocides, les camps et goulags de cet infâme xxe siècle.

L’ère médiévale voulait « sauver les âmes ». L’ère moderne voulait « fabriquer le bonheur ». Deux immenses échecs ! On ne sauve pas les âmes de l’extérieur (même à grands coups d’Inquisition). On ne fabrique pas du bonheur à l’extérieur (même à grands renforts de surconsommation). Le troisième millénaire qui commence – dans les crises et les ruptures de la Modernité mourante – redécouvre un fait inouï, immense, crucial : le salut et le bonheur se construisent de l’intérieur, à l’intérieur, chacun dans sa propre intériorité.

Chacun est seul responsable de sa propre joie de vivre.
Révélation illuminative en ce début d’ère nouvelle. Prise de conscience incroyable... Mon bonheur dépend de moi et de moi seul ! Le sens et la valeur de ma vie ne viendront jamais de l’extérieur. Je suis seul face à moi-même et je suis seul à pouvoir répondre à mes propres questions.

Aucun État, aucune Église, aucun Parti, aucun Marché, aucune Technologie ne pourvoiront jamais à mon bonheur, à ma joie de vivre.

Alors, que faire ? Comment reconstruire cette intériorité dévastée par des siècles de dogmatismes théologiques ou idéologiques, et de stérilités rationalistes ou laïques ?

Car, il faut bien le dire, être antimoderne appelle aussi à dénoncer, sans relâche, l’idéalisme artificiel et futile des « Lumières ». Il faut tuer, d’un même coup, l’idéal kantien de la Raison et du Devoir, et l’idéal rousseauiste de l’Homme et du Contrat. Toutes ces majuscules donnent la nausée ! Ni la raison ni la justice ne feront jamais le bonheur de l’homme. La déraison et l’injustice non plus. Il n’y a aucun lien entre bonheur (joie) et raison (rationalité) ou justice (égalité).

Comment dépasser, enfin et en même temps, la débilité puérile de tous les théismes et de tous les athéismes ? Comment diviniser ma vie et la Vie sans passer sous les fourches caudines de ce vieux barbu assis sur son nuage qui jouerait, sinon avec nos pieds, du moins avec nos âmes ou nos cœurs ?
Où trouver ces nouveaux repères spirituels qui guideraient vers cette joie de vivre tant attendue ? Beaucoup répondent : en Orient, et s’en vont, par les chemins de Katmandou, à la recherche d’hypothétiques bouddhismes ou hindouismes occi- dentalisables. Ils n’en reviennent qu’avec des gadgets ou des charlatans. Le yoga y devient gymnastique, et la méditation relaxation. Le tout teinté d’un peu d’écologisme végétarien, de quelques tambourins chamaniques et d’un peu de chanvre au fond d’une pipe. Ils ne savent pas, ne comprennent pas, que la vérité n’est nulle part, dans nul ailleurs – pas même au monas- tère de Shaolin ou dans les jardins zen de Kyoto. L’exotisme est à la spiritualité ce que le tourisme de masse est à l’ethnologie.

Bref : qu’est-ce que « Dieu » ?
Car la voilà la question centrale. En Occident, le mot « Dieu » est celui qui est au centre de toute pensée religieuse, de toute quête spirituelle. Ce Dieu, que l’on croit sortir de la Bible hébraïque et qui n’est que le fantasme des théologiens, règne en maître absolu sur les âmes et les cœurs, les esprits et les consciences, les corps et les mœurs depuis près de deux mille ans. Qu’on le veuille ou non, jusque dans son antichristianisme athée, jusque dans ses codes juridiques laïcs, jusque dans son anticléricalisme radical, l’Occident est chrétien. Et le cœur intime de toute chrétienté, c’est Dieu ou, plutôt, une certaine image de Dieu et du Divin. Et cette image-là ne parle plus à la plupart de nos contemporains. Et ils ont bien raison. Le Dieu chrétien est bien mort. Nietzsche ne l’a pas tué ; ce sont les chrétiens eux-mêmes qui l’ont assassiné, comme Nietzsche l’écrit dans Le Gai Savoir :
« Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consoler, nous les meurtriers des meurtriers ? Ce que le monde a possédé jusqu’à présent de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang sous notre couteau. — Qui nous lavera de ce sang ? Avec quelle eau pour- rions-nous nous purifier ? Quelles expiations, quels jeux sacrés serons-nous forcés d’inventer ? La grandeur de cet acte n’est- elle pas trop grande pour nous ? Ne sommes-nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux simplement — ne fût-ce que pour paraître dignes d’eux ? »

Dans son Zarathoustra, Nietzsche reprend :
« — «Et que fait le saint en forêt ?» demanda Zarathoustra.
Le saint répondit : «Je fais des chansons et je les chante, et tout en composant mes chansons, je ris, je pleure et je grommelle, c’est ma façon de louer Dieu.
Chantant, pleurant, riant et grommelant, je loue ce Dieu qui est mon Dieu. [...]»
Quant Zarathoustra eut entendu ces paroles, il prit congé du saint [...]
Mais une fois que Zarathoustra fut seul, il se dit en son cœur : «Serait-ce possible ! Ce vieux saint dans sa forêt n’a pas encore entendu dire que Dieu est mort !»

Alors, qu’est-ce que « Dieu » ? Ce mot, ce concept, cette idée peuvent-ils encore avoir un sens ? Être porteur d’un autre sens ? Un sens moins puéril et désuet que l’image d’Épinal que le christianisme en donne encore au travers de mauvaises traductions de la Bible hébraïque.

Le Dieu chrétien est le Dieu paternel du pharisien dissident Jésus, mais complètement tordu, défiguré, charcuté par la bouche de Paul de Tarse, d’Augustin d’Hippone et de Thomas d’Aquin et, surtout, par les visées politiques de l’empereur Constantin, ordonnateur et maître du concile de Nicée et du Credo qu’il y donna. Ce Dieu-là est bien mort. Mais derrière lui, y a-t-il un autre Dieu, plus crédible, plus authentique, plus sérieux qui puisse nourrir les âmes occidentales de ce troi- sième millénaire naissant ? Une autre idée du Divin, plutôt.

C’est Dieu-le-Père qui est mort. Les hommes ne sont plus des enfants qui auraient besoin d’un « Père » mi-sévère et mi-miséricordieux, mi-tyran et mi-pleurnichard, mi-exigeant et mi-pardonnant, mi-martinet et mi-miel. L’analyse transac- tionnelle dirait que les religions chrétiennes (suivies d’ailleurs par les religions musulmanes) construisent leur relation à Dieu sur le modèle de la relation parent-enfant : un Dieu « parent », parfois normatif, parfois nourricier et un enfant parfois soumis, parfois rebelle et parfois créatif. Ce sont les catégories et le vocabulaire de l’Analyse Transactionnelle ; ils s’appliquent parfaitement. Aujourd’hui, pour continuer sur ce registre, la relation attendue entre l’homme et Dieu est une relation adulte-adulte. Une relation telle que décrite dans cette vieille histoire juive du jour de Kippour :
— Eh, Dieu, tu m’imposes tes six cent treize mitzwot [commandements], et puis tu me demandes des comptes, et puis tu passes de ton trône de justice à celui de miséricorde, et puis tu décides de m’inscrire dans le livre de la Vie ou dans celui de la Mort. Bon, c’est correct, c’est notre contrat d’Alliance. Mais toi ! Qu’est-ce que tu fais pour MOI en échange ?

Mais au-delà des histoires, au-delà des mots, au-delà des traditions, qu’est-ce que « Dieu » ?
Deva, Théos, Deus, Dieu... La racine du mot est incon- testablement indo-européenne. Les langues sémitiques, elles, utilisent El (racine hébraïque qui donne Eloéh – « déité » – au singulier et Elohim au pluriel) ou Ilah (racine arabe proche qui, par agglutination avec l’article défini Al, donne Al-lah : le Dieu).

Quant à la racine « Deva », un fort bon article de Wikipé- dia en dit ceci (c’est moi qui souligne) :
« Le mot «Deva» s’appuie sur la racine sanscrite DIV – qui signifie « jouer», «se mouvoir en toute liberté», «resplendir». Cette racine proviendrait elle-même d’un mot indo-européen deiwos, qui signifie « brillant », dérivé d’une racine DIW – dont le sens est  « briller ». [...]

Le védisme ancien utilise le mot «Deva» pour évoquer une puissance agissante, qui se manifeste dans les phénomènes naturels et mentaux, qui n’est ni ontologique, ni personnelle, ni symbo- lique, ni surnaturelle [...].

L’hindouisme utilise le mot «Deva» comme un terme générique désignant les dieux, qu’il n’hésite pas à représenter par la statuaire et l’iconographie en tant que symboles, et que la bhakti honore comme une personne. Une déesse se nomme Dévi. »

Voilà de quoi réveiller l’esprit : le Dieu surnaturel et personnel chrétien dérive du Deva naturel et impersonnel sanskrit. Nous voilà, en fait, au cœur du propos de ce livre : déchristianiser le mot « dieu » pour lui rendre son sens originel, natu- raliste, hénologique, loin du fatras des croyances, dogmes et superstitions que deux mille ans d’anthropomorphisme idéa- liste ont accumulé sur sa dépouille.

 

      Marc Halévy             
                                                                              

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Le sens du divin