Nietzsche tragique...


La Modernité, dans ses langages habituels, en est venue à confondre le tragique et le dramatique. Pourtant, ces mots sont essentiellement différents. Le drame, le dramatique, la dramaturgie pointent tous vers le théâtre et le théâtral. Est dramatique ce qui est joué, sur-joué, forcé, ce qui est simulé, aussi, ce qui est outrancier, caricatural, faux, ce qui est exagéré. En revanche, la tragédie et le tragique renvoient à la Grèce antique, à Eschyle et à Sophocle. La tragédie y est un genre théâtral, une dramaturgie, donc, un genre opposé à la comédie : c’est Racine ou Corneille face à Molière. Le thème central de toute tragédie dont l’Œdipe est le prototype, est la lutte inutile et stérile de l’homme contre son propre destin. Non que la Grèce antique fût fataliste, loin de là ; le rapport de l’homme à son destin est surtout le rapport entre le réel en l’homme et le rêvé en lui, entre ce que Freud appellera, bien plus tard, le « principe de réalité » et le « principe de plaisir ». La philosophie fera de ce dilemme un binaire conceptuel : la lutte, en l’homme, entre réalisme et idéalisme, entre réalité et fantasme, entre le monde et l’illusion, entre le fond et l’apparence.

Par leur étymologie, la tragédie et le tragique renvoient au grec tragos, qui signifie le « bouc ». Cet animal, dans la mythologie et dans sa symbolique, est très proche de Dionysos, dieu du vin, de l’ivresse, de l’extase... et de la tragédie. Le bouc est aussi constitutif, pour sa moitié inférieure, de ce dieu Pan, dieu du Tout et de la Nature, caricaturé en Diable par l’iconographie chrétienne ultérieure ; Pan est proche compagnon de Dionysos. Le bouc symbolise les forces vitales, les puissances naturelles, les instincts de vie. Il symbolise ce que Nietzsche, plus tard, appellera la « volonté de puissance » (voir ce concept au troisième chapitre).

Au fond, le tragique relate les vains efforts des hommes orgueilleux ou ignares contre leurs propres forces de vie, contre leurs propres instincts, contre leur propre nature. Et comment un homme qui refuse sa propre nature pourrait-il accepter la Nature, le Tout, le Pan ?

« Le grand Pan est mort », cria le nautonier Thamos, d’après Plutarque, annonçant la fin du Paganisme antique, sous Tibère, annonçant la montée d’une nouvelle religion : le Christianisme. Le grand Pan mourait alors et, avec lui, le goût de la vie et la saveur du monde. Nietzsche lui répondra : « Dieu est mort », et ce Dieu qui est mort est précisément le dieu chrétien.

Nietzsche affirme, comme la plupart des philosophes, sages et mystiques, surtout orientaux, qu’il ne peut jamais y avoir de sagesse sans acceptation préalable, profonde et joyeuse, de la Nature et de sa nature à soi. Il faut donc être dés-espéré. Non pas déprimé ou découragé ou suicidaire ou autre ; non : dés-espéré, c’est-à-dire libéré de tous ces fantasmes, de toutes ces illusions, de toutes ces projections stériles que l’on appelle « espoirs » ou « espérances ». La joie est ici et maintenant et non dans quelque improbable monde rêvé qui serait à venir. Voilà le tragique dévoilé. Voilà le réalisme triomphant – que Nietzsche nommera amor fati (voir au troisième chapitre) – qui rejette l’idéalisme et tous ses fantasmagoriques idéaux, remisés au placard des illusions aliénantes.

L’espérance est un leurre, une faute de vie, qui fait passer à côté de tout, du réel et du vivant, au nom d’idéaux de pacotille : le paradis céleste, la société sans classe, l’homme bon, l’humanité sainte...

Voilà le tragique libératoire : tous ces idéaux-là – et tous les autres – sont creux, vides, puérils. Ils hypnotisent et fascinent les âmes faibles qui y consacrent en vain leur existence sans se rendre compte qu’ils y perdent leur vie et que la Vie y perd.

Le tragique, ce tragique-là, n’est pas sinistre. Il est libératoire, disais-je. Il est joyeux.
Cette idée renvoie sans doute au Mythe de Sisyphe d’Albert Camus, qui termine son œuvre par cette phrase fameuse : « Il faut imaginer Sisyphe heureux. » Il ne s’agit nullement d’imagination, mais de pensée. Bien que Sisyphe soit condamné à rouler sa pierre devant lui, à la monter ainsi jusqu’au sommet de sa montagne d’où elle roulera vers le bas sur l’autre versant, et à recommencer encore et encore, malgré ce destin « tragique », bien que cette punition soit éternelle et absurde, Sisyphe comprendra que la joie n’est pas dans le destin, mais dans la manière de le réaliser. La joie de Sisyphe se niche au cœur de l’ascèse qui pourrait être la sienne : rouler sa pierre à la perfection. Peu importe l’utilité du travail, pourvu qu’il vise sa propre perfection. Car, au fond, rien ne sert à rien : ce qui se fait, réussi ou raté, n’est qu’un maillon de plus entre ce qui s’est fait et ce qui se fera. La joie n’est pas au bout du chemin, la joie est le chemin ; la joie n’est pas l’œuvre achevée, la joie est la création de l’œuvre. Toute œuvre achevée est un objet mort, sans beaucoup d’intérêt ; ce qui importe, c’est le cheminement, l’ascèse (la discipline d’effort), le parcours intérieur et initiatique qui y mène et qui la produit.

La condamnation de Sisyphe est sa chance, sa chance de s’accomplir en plénitude.
Dans le registre biblique, on trouve une idée similaire : lorsque Adam et Ève sont « chassés » du paradis terrestre, ce n’est pas une punition, mais une chance. Une chance de réaliser l’homme dans l’animal humain, une chance de sortir enfin de l’idiote innocence et de la terrible ignorance de la puérilité pour affronter le destin du réel, créer le monde et réaliser Dieu. « Pour que l’homme devienne Dieu », il faut bien que l’homme quitte l’animalité et se plonge dans sa propre nature d’être une chose pensante. Il était impossible de penser, au paradis terrestre, puisque penser, c’est avoir besoin de comprendre pour survivre mieux. Un tel besoin n’existe pas dans l’innocence paradisiaque ; il n’existe pas sans la claire conscience tragique (mais pas dramatique) de sa propre mort prochaine. « Et leurs yeux furent dessillés... Et ils furent comme des dieux. »

Mais comment dessiller les yeux des hommes ? Qui donc osera défier l’aveuglement terrible des hommes afin de leur montrer le chemin de leur propre libération et la voie de la pleine conscience du réel ? Nietzsche répond : l’artiste absolu, l’artiste total ! Et cet artiste absolu, pour lui, à cette époque où il écrit La naissance de la tragédie (1871-1872) et ses Considérations inactuelles (1873- 1876), c’est Richard Wagner.

Et l’inspirateur de toute cette période de vie, c’est Schopenhauer, le philosophe dont le chef-d’œuvre est magnifique : Le monde comme volonté et comme représentation.

Et l’égérie, c’est Cosima Wagner, bien avant Lou Salomé. À la fin de sa vie consciente (1889), lors de son admission à l’asile d’aliénés, Nietzsche remplit sa fiche et désignera encore Cosima Wagner comme son épouse. Jusque dans sa mort mentale, malgré tous les déboires et toutes les déconvenues, il aima Cosima, en secret.
Ainsi, le Messie, face au tragique joyeux, c’est l’artiste intégral. Soit. Mais encore ? Quelle image Nietzsche se fait-il de cet artiste messianique ?

Bien avant que Heidegger ne théorise magistralement la chose, Nietzsche eut l’intuition d’un binaire essentiel : l’esprit technique face à l’esprit poétique.

L’esprit technique, c’est celui qui préside à l’art de l’utile, à l’art de l’ingénieur ou du médecin, à l’art qui produit les machines et les usines. L’esprit poétique est, tout au contraire, celui qui illumine les artistes qui créent des œuvres inutiles au sens productif et domestique de cet adjectif.

Nietzsche prend fait et cause, du plus profond de ses fibres les plus intimes, contre l’esprit technique et pour l’esprit poétique. L’enjeu est d’importance et nous renvoie à notre époque.

Ce qui est en jeu n’est rien de moins que la racine de notre relation au monde et à la Nature. L’esprit technique veut dominer et domestiquer la Nature, attitude typiquement moderne et occidentale. Il s’oppose radicalement à l’esprit poétique qui accepte la Nature telle qu’elle est, qui l’admire et la contemple, et qui n’aspire qu’à vivre en conformité avec elle.

Cette attitude poétique est clairement celle de l’Antiquité grecque qu’admire tant Nietzsche : « vivre en conformité avec la Nature ». Ce principe moral est au centre de bien des systèmes de pensée, dont le stoïcisme qui illumina l’histoire des hommes pendant près de sept siècles.

Au fond s’opposent deux regards : celui de l’homme maître de la Nature et celui de l’homme élément de la Nature. La mytho- logie grecque connut bien cette dualité en mettant, face à face, Prométhée et son frère, Épiméthée. Prométhée vole aux dieux le feu, symbole absolu de la domination par la libération des éner- gies qu’il permet, et l’offre aux hommes qui l’utiliseront pour fondre le minerai et forger autant de glaives que de charrues, pour calciner la terre et incendier des forêts afin d’y installer des champs, aïeux de l’épouvantable agriculture intensive de nos époques désastreuses. On connaît la suite...

Épiméthée, lui, frère de Prométhée, « est le créateur des animaux : alors que Zeus s’apprêtait à faire apparaître la Lumière, il fallait embellir les divers éléments terrestres, or Épiméthée supplia que l’on le laissât faire, il répartit fort bien les qualités et défauts parmi les animaux, si bien qu’à la fin, il ne restait plus rien pour l’homme, qui se trouva donc nu et faible ».

Hermès, pour s’en venger, créa une femme, Pandore, porteuse de tous les dons et d’une boîte fameuse qu’il ne fallait ouvrir sous aucun prétexte. Pandore offrit sa boîte à son époux. Épiméthée, sans réfléchir, l’ouvrit et permit ainsi à tous les maux de l’humanité de s’échapper : la Vieillesse, la Maladie, la Guerre, la Famine, la Misère, la Folie, le Vice, la Tromperie, la Passion. Tous sauf un, qui resta prisonnier de la boîte de Pandore après qu’Épiméthée ait refermé le couvercle un peu tard. Ce dernier mal restant dans la boîte était... l’Espérance.

Prométhée symbolise l’esprit technique. Sa religion est le Progrès, religion de la Modernité dont le grand prêtre fut Auguste Comte, et dont les rejetons se nomment technologisme, industrialisme, scientisme, positivisme, utilitarisme, humanitarisme, etc.

Nietzsche veut mener son combat contre ce Titan, fils de Chronos, le Temps. Il veut remettre l’homme à sa juste place, dans la Nature et non plus face à elle. Il veut rendre à la Nature sa beauté sauvage : celle d’Artémis courant les bois, celle de Cybèle – déesse-mère phrygienne dont la figure grecque d’Artémis n’est qu’une adaptation – aux multiples seins, dont la statue, érigée dans la cité d’Héraclite à Éphèse, fut une des merveilles du monde antique.

Face à Prométhée se dresse Dionysos, demi-dieu né des amours coupables de Zeus avec une mortelle : Sémélé. Dionysos, éduqué par Silène, le vieux sage de l’ivresse, ami de Pan, dieu du Tout de la Nature, suivi du cortège des Bacchantes et des Furies, Dionysos personnifie la Vie cosmique et tous ses fluides et sucs vitaux – sève, urine, sperme, lait, sang – qui emplissent tout, qui animent tout, qui engendrent tout.

Nietzsche opte pour l’esprit poétique et part en guerre contre l’esprit technique. Il opte pour Dionysos contre Prométhée. Au mythe de l’éternel progrès, il oppose le mythe de l’éternel retour ! À la flèche du temps, Nietzsche oppose le cycle du temps. Attis pour Cybèle comme Osiris pour Isis, meurt chaque hiver et ressuscite chaque printemps : voilà la logique de la Vie, voilà la loi de Dionysos, voilà la vision de Nietzsche.

Et ce qu’il voit, c’est l’incarnation de l’esprit poétique dans l’ar- tiste absolu, dans l’Art total, dans celui qu’il croit un temps en être l’icône : Richard Wagner.

Nietzsche refuse les esthétiques apolliniennes du Beau, du lisse, du léché, du joli. Il veut une esthétique wagnérienne et dionysiaque : une esthétique de la puissance, la puissance de la Vie cosmique qui crée tout, qui habite tout, qui vivifie tout.

L’Art doit être mis au service de cette Puissance, pour l’exalter, la montrer à l’œuvre, la faire surgir du sein de toutes ses œuvres.

Une Puissance qu’il faut vouloir, car elle est l’essence de la Vie et que la Vie est la vie réelle du Réel vrai et vivant. Voilà posé le tripode de la pensée nietzschéenne, une triple identité concep- tuelle : Réel égal Vie égal Puissance. Vouloir cette Puissance, c’est vouloir la Vie et vouloir le Réel. C’est là le fond du concept nietzschéen de la Volonté de Puissance.

Voilà donc le premier messie de Nietzsche : l’Art de la Puissance au service de la Vie et du Réel tels qu’ils sont, contre Prométhée et son progrès, contre l’esprit technique.

      Marc Halévy             
                                                                              

Si cet extrait vous a intéressé,
vous pouvez en lire plus
en cliquant sur l'icone ci-dessous 

Nietzsche - Prophète du troisième millénaire ?