Nietzsche mystique...


Avec Le Gai Savoir (La Gaya Scienza), Nietzsche opère une métanoïa profonde. Nietzsche naît à Nietzsche et au monde. Nietzsche commence à devenir ce qu’il est et à faire ce que lui seul pouvait faire : Zarathoustra et tous ses prolongements tentaculaires. Nietzsche part à la recherche de son nouveau Messie, car l’amoralisme est une condition, un préalable, une épreuve initiale et initiatique, mais pas un projet, pas une finalité, pas un but.

Lorsque toutes les anciennes valeurs sont démembrées et jonchent le sol de l’esprit, encore faut-il se mettre, sans attendre, à reconstruire, à transmuter, à dépasser l’homme et ses mesquines croyances, à passer par-delà le bien et le mal.

Alors Nietzsche travaille, pense, écrit comme jamais il ne le fit auparavant. Les œuvres s’enchaînent à un rythme fou. Il donnera au monde des hommes une série impressionnante de chefs- d’œuvre : Le Gai Savoir, Ainsi parla Zarathoustra, Par-delà le Bien et le Mal, Généalogie de la Morale, Le Crépuscule des Idoles, L’Antéchrist, Ecce Homo, pour ne citer que les principaux que nous étudierons dans la deuxième partie.
Tous les grands thèmes, tous les grands concepts nietzschéens (voir au chapitre troisième où chacun sera exposé et médité avec soin) naîtront pendant cette période faste, fertile, féconde, géniale.

Puisque l’amoralisme a fait son œuvre et que l’homme – du moins les meilleurs parmi les hommes – est sevré de son infecte et enivrante « moraline », l’heure est venue de bâtir demain, de dépasser l’humain et l’humanisme, de tirer l’homme vers le haut, vers son vrai destin, vers sa belle mission, vers sa grande vocation. L’heure est venue de refonder l’homme, enfin nu, débarrassé des oripeaux de la bonne conscience des bien-pensants et des leurres de l’espérance. Oui ! L’heure est venue de refonder l’homme !

Cette troisième période de la vie de Nietzsche est d’une autre nature que les deux qui précédèrent. On peut parler d’une rupture lente, d’une illumination progressive, d’une bifurcation, d’une révélation qui s’opère pas à pas.

Avec Aurore et Par-delà Bien et Mal, Nietzsche a soldé ses comptes. Il y reviendra malgré tout, mais plus du tout avec le même regard, puisque le labeur d’après Zarathoustra se retournera, une dernière fois, pour donner le coup de grâce à la Modernité (avec Le Crépuscule des Idoles et La Généalogie de la Morale) et au Christianisme (avec L’Antéchrist). Au cœur de cette troisième période surgit Zarathoustra. Déjà, Le Gai Savoir l’avait introduit, esquissé... Les grandes lignes de la métanoïa à venir sont déjà là : le Surhumain, la Volonté de Puissance, même l’Éternel Retour. Le Gai Savoir est la charnière et Ainsi parla Zarathoustra est la porte !
Mais Nietzsche la franchit-il ?

Mes quarante ans d’amitié avec ce Zarathoustra me laissent sur ma faim. Tout se passe comme si Nietzsche n’avait pas osé prendre le temps de franchir ce seuil qu’il a lui-même dévoilé. L’idée de dévoilement me paraît centrale puisqu’elle est au cœur étymologique du mot « apocalypse ». Nietzsche dit son apoca- lypse, mais il ne la vit pas... comme Jean, l’apôtre, décrit aussi son Apocalypse, mais sans la connaître, sans la comprendre, sans la vivre non plus dans sa chair. Dès que la porte fut ouverte par Zarathoustra, Nietzsche se retourne et repart guerroyer avec les idoles modernes et chrétiennes. Qu’est-ce donc qui a retenu Nietzsche ? Qu’est-ce qui l’a empêché de franchir le seuil et de ne pas seulement se contenter d’en décrire la radicalité ?

A-t-il eu peur ? A-t-il manqué de temps ? Sa maladie s’accélé- rant, a-t-il renoncé ?
Bien sûr, « l’avant » est mort et Nietzsche en a parfaite- ment arasé les ruines encore fumantes. Bien sûr, « l’après » est annoncé et ses fondements posés : l’Éternel Retour, le Surhumain, la Volonté de Puissance et la Vie... Ces quatre concepts philo- sophiques denses, on le verra, seront servis en réponse aux quatre grandes questions dont Kant avait esquissé les trois premières : « Que puis-je savoir ? » « Que puis-je espérer ? » « Que puis-je faire ? » (la quatrième sera : « Que puis-je aimer ? »).
Mais Nietzsche les édicte comme un vaste et solide programme, mais il en reste là ; il n’explorera pas les infinies déclinaisons et combinaisons auxquelles ces quatre piliers conduisent. Il restera sur le seuil comme quelqu’un qui attend l’arrivée de l’être aimé. Il n’ira pas à sa rencontre. Il n’ira pas à sa recherche. Il restera là à veiller, en leur jetant tous les exorcismes de ses dernières œuvres, à ce que les fantômes de « l’avant » ne viennent pas hanter ce nouveau paysage qui s’ouvre.
*
Eté 1882. Nietzsche rencontre Lou Salomé (1861-1937). Elle a vingt-et-un ans. Elle rayonne. Elle a lu Kant et Spinoza. Ils vécurent trois semaines d’idylle platonique et philosophique dans un curieux ménage à trois, ensemble avec le philosophe allemand Paul Rée (1849-1901).

Trois semaines d’un amour pur et total. Une aventure de l’esprit. Une chasteté infinie (l’autopsie de Lou Salomé révéla que, malgré ses amours et son mariage, elle était encore vierge à 76 ans).
Paul Rée est un schopenhauerien, auteur de L’origine des sentiments moraux (1877). Il fit la connaissance de Nietzsche à Bâle et se lia d’amitié avec lui dès 1873.
On raconte ceci :
Paul Rée, « le soir même de son arrivée chez Malwida1, qu’il fit la connaissance d’une “jeune Russe” qui attira immédiatement son attention : Louise von Salomé. Celle-ci, animée d’un farouche esprit d’indépendance, était venue à Rome séjourner auprès de l’auteur des Mémoires d’une idéaliste pour y suivre en quelque sorte son enseignement de femme libre. Tombant immédiatement sous le charme de la jeune fille, Paul Rée ne tarda pas, quelques jours plus tard, à la demander en mariage. Lou saisit alors cette occasion pour lui affirmer son “besoin tout à fait effréné de liberté” et sa ferme volonté de ne pas s’engager dans la voie du mariage. En outre, elle lui présenta un projet de vie commune, vouée totalement aux travaux intellectuels – qui ne fut peut-être pas sans remémorer à Paul Rée l’ancienne idée de “cloître pour esprit libre” que Nietzsche et Malwida avaient évoquée jadis à Sorrente. Un mois plus tard, Nietzsche, dont la curiosité pour cet “être extra- ordinaire” avait été éveillée par Paul Rée et par Malwida, survenait à l’improviste – de retour d’un séjour à Messine, d’où le sirocco l’avait chassé au bout d’un mois – et acceptait d’emblée le projet de Lou von Salomé, y trouvant l’espoir de sortir de la solitude de plus en plus grande dans laquelle il se trouvait. Quelques jours après, tous trois prirent le chemin du retour, sur lequel ils se ménagèrent des étapes : sur les rives du lac d’Orta d’abord, dans le Nord de l’Italie, puis à Lucerne, où Nietzsche eut l’idée d’immortaliser en quelque sorte leur “Trinité” en mettant malicieu- sement en scène la fameuse photographie [qui montre Nietzsche et Rée attelés à une petite charrette où Lou s’était installée]. Puis ils se séparèrent provisoirement, avec le projet de passer l’hiver ensemble, à Vienne ou à Paris. L’impossibilité pour Nietzsche d’accepter totalement que sa relation avec Lou restât simplement amicale et intellectuelle rendit cependant illusoire une telle idée de vie commune. En outre, Nietzsche put constater, lors de la dernière occasion qu’il eut, à Leipzig en octobre-novembre, de revoir Lou et Rée, que les liens entre ces derniers s’étaient entre- temps (au cours des séjours de Lou à la propriété familiale des Rée à Stibbe) considérablement resserrés et créaient désormais une distance entre eux et lui. »

Rée et Lou, cependant, se quittèrent.
Lui alla faire des études de médecine et, ensuite, devint médecin itinérant auprès de pauvres montagnards qui le prenaient pour un saint. Il mourut en dévissant d’un glacier et en tombant dans l’Inn, en contrebas.

Elle devint la muse de Rainer Maria Rilke – avec qui elle entretint une relation amoureuse pendant trois années –, et épousa un certain Friedrich Karl Andréas, dont la fortune lui permit de mener une vie de bohème un peu partout en Europe. Elle fut la grande amie d’Anna Freud, la fille du fondateur de la psychanalyse.

Ce qui est fascinant dans toute cette histoire tient en ceci : Elisabeth, la calamiteuse sœur de Nietzsche, profita d’un accès de maladie de son frère pour le faire venir chez elle. Elle en profita pour envoyer à Lou de fausses nouvelles, à la suite de quoi, Lou, mal informée, brisa le reste de lien d’amitié entre elle et Friedrich. Nietzsche en conçut une profonde tristesse, qui fut le déclencheur de l’écriture de son chef-d’œuvre : Ainsi parla Zarathoustra...

 

      Marc Halévy             
                                                                              

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Nietzsche - Prophète du troisième millénaire ?