LES IMPASSES ET LES IMPOSSIBLES DE LA SCIENCE CLASSIQUE


Pour concilier leurs prédictions théoriques avec les résultats empiriques, les deux grands modèles standard actuels, celui de l’infiniment grand et celui de l’infiniment petit, doivent se livrer à des contorsions conceptuelles abracadabrantes, à des surenchères d’hypothèses fumeuses qui répugneraient à Guillaume d’Occam (1285-1347) et à son principe de parcimonie, c’est-à-dire de simplicité maximale. Ces surenchères donnent, d’un côté, les multivers, la matière sombre, l’énergie noire, etc., et de l’autre, un foisonnement de particules réelles inclassables, si éphémères que rien ni personne ne peut les « voir », et de particules virtuelles, théoriques et fantomatiques, à jamais indécelables. Et partout, la mainmise totalitaire des mathématiques a transformé la science physique en une sous-officine de David Hilbert (1862- 1943), de Sophus Lie (1842-1899) ou de Georg Cantor (1845- 1918). Les mathématiques qui n’auraient jamais dû cesser de n’être qu’un des langages utiles pour certains aspects des sciences, sont devenues la condition même de la science, de toute science, de toute scientificité. La servante a pris la place de la maîtresse ce qui, selon le Livre des Proverbes, est une des quatre choses insupportables.


Thomas Samuel Kuhn (1922-1996), par son livre fameux intitulé Structure des révolutions scientifiques, indique que tout converge, de nos jours, pour pronostiquer une énorme révolution scientifique. Sans trop se tromper, on peut déjà supputer que la science à venir sera un après-mécanicisme.

Depuis Galileo Galilei (1564-1642), héritier des atomistes grecs présocratiques, Leucippe (460-370 ACN) et Démocrite d’Abdère (460-370 ACN), le monde est vu comme un vaste assemblage de « corps » matériels exerçant, entre eux, des influences qui déterminent leurs évolutions. Isaac Newton (1642-1727), à son corps défendant, expliqua ces influences (la première étant l’attraction gravitationnelle universelle) au moyen de l’idée de « force à distance », idée qu’il donna lui-même comme provisoire, utile mais saugrenue. Plus tard, avec Michael Faraday (1791-1867), surgit le génial concept de « champ de force ». Plus tard encore, avec Albert Einstein (1879-1955), le champ gravitationnel devint l’expression de la métrique non euclidienne de l’espace-temps. Toute la physique mécanicienne est fondée sur ce binaire étrange : force et matière.

Force et matière... Essayons quelques définitions :
Matière : capacité à résister à une force.
Force : capacité à transformer une matière.
Loi : rapport d’influence entre matière et force.
Donc, force : capacité à transformer une capacité à se résister à soi-même.
Ou, matière : capacité à résister à une capacité à se transformer soi-même.
Et, loi : rapport d’influence entre capacité à se transformer et capacité à se résister.
Cette triple définition est circulaire et se condense en une seule... Le réel est ce qui résiste régulièrement à sa propre transformation.

Jeu d’esprit ? Non, car toute la physique se trouve dans l’effort millénaire pour percer ce « régulièrement », c’est-à-dire pour découvrir quelles sont les « règles » de rapport entre transformation et résistance, entre mouvement et inertie, entre force et matière.

Depuis longtemps, une hypothèse implicite et insidieuse a soutenu cet effort immense : celle de causalité. Aristote (384-322 ACN) avait beaucoup réfléchi sur la notion de causalité et avait cru voir que tout ce qui existe est soumis à quatre formes de cause. Prenons l’exemple classique d’une maison que l’on construit. Aristote décèle, dans cette maison, une cause matérielle : les matériaux qui seront mis en œuvre ; une cause formelle : le plan de l’architecte ; une cause finale : la maison elle- même qui est la finalité du travail ; et enfin une cause efficiente : le chantier qui fait le pont efficace entre les matériaux et le plan, d’une part, et la maison finie, d’autre part. Qu’une de ces causes vienne à manquer et « adieu veau, vache, cochon, couvée ».

On pourrait encore ajouter une cinquième forme de cause : la cause initiale ou contextuelle ou causale - si l’on ose le pléonasme - qui pointe l’idée simple que, pour que les quatre autres causes se mettent en marche, il faut préalablement un contexte : l’envie ou le besoin de posséder un habitat, de pouvoir s’abriter contre les intempéries, les frimas ou les canicules. Dans L’éthique à Nicomaque et dans sa Physique, Aristote mettait en avant, surtout, la « cause finale » et construisait sa vision du monde sur la notion d’entéléchie, c’est-à-dire sur l’idée d’accomplissement et de plénitude de soi - que, vingt-trois siècles plus tard, Friedrich Nietzsche (1844-1900) appellera la « volonté de puissance ».

De tout ce « fatras » causal, la physique moderne ne voudra retenir que la causalité simple : la causalité par antériorité (ce que les logiciens appellent la « loi d’implication » : A est cause de B si A implique B). La cause précède l’effet. Ce qui produit l’effet lui est antérieur et extérieur : la force qui résulte de la présence, dans le vide cosmique, d’autres corps actifs, s’exerce sur le corps étudié et y induit une accélération inversement proportionnelle à sa masse, c’est-à-dire, à sa capacité de résister à cette accélération. C’est la célèbre loi de Newton: F=m·a (ou F est le vecteur « force », a le vecteur « accélération » et m, le scalaire « masse »).

Galilée, déjà, en fondant la cinématique, avait observé ce principe d’inertie : en l’absence de toute influence externe (F = 0), un corps se meut sempiternellement droit devant lui et à vitesse constante (a = 0) : c’est le mouvement rectiligne uniforme.

Tout le mécanicisme physicien est construit sur cette version-là de la causalité. Rien n’arrive s’il n’y a pas une « raison » pour que cela arrive. Il ne se passe quelque chose que s’il y a une influence externe qui induit ce quelque chose. En son absence, il ne se passe rien. Cela semble du pur bon sens.

David Hume (1711 - 1776) avait pourtant déjà bien vu que dans une succession de phénomène, rien n’indique qu’il y ait une quelconque connexion ou relation causale entre eux : c’est notre esprit, et lui seul, qui les relie par cette chaîne causale que l’on s’invente. Emmanuel Kant (1724 - 1804) entérinera cette version : la causalité est une catégorie a priori de notre entendement-comme l’espace, le temps, etc.

La physique moderne, quant à elle, ignora superbement ces questions épistémologiques et entérina la « loi » de la causalité simple : la cause est extérieure et antérieure à ses effets !
Et pourtant...
Pourquoi donc un « corps » ne pourrait-il trouver en lui- même, indépendamment de tout le reste du monde, une « bonne raison » de se transformer ? Pourquoi faudrait-il, nécessairement, recourir à la notion d’influence extérieure et antérieure pour expliquer les évolutions des êtres et des choses ? L’astrophysicien Hubert Reeves (né en 1932) s’est pourtant ingénié à relever quatre expériences physiques qui mettent à mal le principe de causalité mécanique et qui suggèrent une part d’acausalité dans l’univers. Ces quatre expériences connues sont :
- La désintégration atomique qui est un phénomène imprévisible et spontané, sans cause, donc.
- Le paradoxe EPR (du nom de ses trois « inventeurs » : Einstein, Podolsky et Rosen) qui établit le couplage durable des états de deux « corps » sans aucune influence ou relation réciproque.
- La lueur fossile venue d’atomes d’il y a quinze milliards d’années qui étaient tous à la même température sans qu’il n’y ait jamais eu entre eux la moindre relation causale.
- Le pendule de Jean-Bernard Foucault (1819-1868) qui garde sa direction initiale vers une galaxie lointaine en ignorant complètement les événements proches (cette expérience curieuse a été le point de départ de l’hypothèse d’Ernst Mach (1838-1916) qui a tant inspiré Albert Einstein et qui dit que ce qui se passe ici et maintenant est la résultante de tout ce qui s’est passé ailleurs depuis toujours).

Pourtant, rien n’y fait. Tout le mécanicisme matérialiste tient bon sur cette pétition de principe, sur cette « croyance », dirait Nietzsche dans Le Gai Savoir, que la cause est extérieure et antérieure à son effet. Il va même plus loin et établit des règles de causalité qui tiennent en cinq propositions :
- la cause précède l’effet ;
- la cause est externe ;
- à même cause, même effet ;
- tout effet a une cause ;
- l’effet est proportionnel à sa cause. Examinons-les un tant soit peu.
La cause précède l’effet ?

Question de point de vue. Newton dirait: la force de gravitation attire l’eau qui coule vers la vallée, donc cet écoulement est l’effet d’une cause antérieure qui est la gravitation terrestre. Joseph-Louis comte de Lagrange (1736-1813) répondrait: l’eau suit, par sa propre nature, le chemin qui lui permet d’optimiser, tout au long, la différence entre son énergie cinétique et l’énergie potentielle gravitationnelle. Il n’y a aucune antécédence, mais une synchronicité, une dialectique de tous les instants.

La cause est externe ?

Pas forcément. Mettons une châtaigne sur du coton mouillé à la lumière, elle germera sans que le déclencheur de cette germination soit extérieur à notre châtaigne. La « cause » de la germination est tout entière à l’intérieur de la graine et nulle part ailleurs.

À même cause, même effet ?
Les cybernéticiens savent, depuis longtemps, que l’extrant (l’effet) ne dépend pas que de l’intrant (la cause), mais qu’il dépend aussi de l’état du système sujet, de ses consignes et procédures de régulation, de sa mémoire accumulée (les effets d’hystérèse, par exemple) et des bruits induits par son contexte (signaux faibles, perturbations, interférences, etc.), toutes choses souvent inobservables et non maîtrisables. L’effet n’étant pas seulement effet de la cause, une même cause pourra très bien - et c’est si souvent le cas - produire des effets radicalement différents.

Tout effet a une cause ?
Rien n’est moins sûr. Certains des exemples physiques d’Hubert Reeves sont très clairs en ce sens : la désintégration des noyaux atomiques est un phénomène spontané, imprévisible, sans cause. Il en va de même de toutes ces « propriétés émergentes » (comme la prise de la mayonnaise, la vie ou la conscience) qui surgissent sans que rien ne puisse les laisser prévoir. Nous en reparlerons longuement dans la suite.

L’effet est proportionnel à sa cause ?
Pour les systèmes mécaniques simplistes, c’est souvent le cas : selon que je frappe fort ou pas sur la première boule d’un billard, elle transmettra beaucoup d’énergie cinétique ou pas à la seconde boule qu’elle va heurter. Mais, dès que l’on a affaire à des systèmes un tant soit peu complexes, loin de l’équilibre, instables, l’effet papillon joue et des causes infimes peuvent avoir des conséquences énormes : le battement d’ailes d’un papillon en Chine provoque des tornades au Mexique, disait le météorologue Edward Lorenz (1917-2008).

Cette dernière discussion permet une critique encore plus profonde du principe de causalité simple qui fonde toute la physique mécaniste. On pourrait inverser cette proposition que « la causalité fonde le physique et dire : la physique classique est le domaine scientifique qui n’étudie QUE les phénomènes où le principe de causalité simple joue un rôle déterminant et qui relègue, hors d’elle, tous les autres phénomènes où une telle causalité ne joue pas ou peu. La physique classique est une science idéalisante, il faut bien le comprendre. Elle se place toujours dans des circonstances « idéales » : sans frottement, sans bruits, sans signaux faibles, etc. sinon, elle n’aboutit à pas grand-chose du fait de la très rapide montée en inextricable complexité des équations à traiter. De façon plus générale, le choix qu’a fait la physique de mathématiser ses théories - afin de rendre les choses calculables et, donc, mesurables et vérifiables -, a imposé une idéalisation physicienne parallèle à l’idéalisation mathématicienne. Dans la Nature, aucune droite, aucun cercle, aucun cylindre, aucun vide parfait n’existent.

Pour s’idéaliser, la physique est contrainte de négliger tous ces petits riens qu’elle ne sait pas modéliser et qui empoisonnent ses équations. Toute idéalisation est une approximation. Tout cela n’a que peu d’importance tant que ces « petits riens » ne font pas les turbulents et n’induisent aucun « effet papillon ». Ce n’est malheureusement que rarement le cas dans le monde réel.

La physique classique, alors, a le choix entre deux options. Soit elle s’accepte comme science des phénomènes simples et idéalisés et reconnaît ne pouvoir modéliser la grande majorité des phénomènes qui, eux, sont complexes et réels. Soit elle s’obstine à nier la complexité et la non-idéalité (la non-linéarité) de l’univers, arguant que l’on peut toujours « réduire » toute situation physique à un assemblage de briques élémentaires qui satisfont le principe d’idéalité.

Poussée dans le dos par les mathématiques-le langage idéalisateur par excellence -, la physique classique a choisi la seconde option. Et cela lui a réussi... pendant cinq siècles.

Aujourd’hui, cette option est usée à la corde.
Aujourd’hui, la complexité, la non-idéalité, la non-linéarité rattrapent les physiciens à tous les coins de théorie. La mutation paradigmatique à réaliser est immense. Il faudra changer les regards, changer les idées, tout voir autrement et inventer une autre sagesse...
C’est tout le plan du livre qui suit ce prologue.

      Marc Halévy             
                                                                              

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