Ces petites billes éternelles et insécables dont tout est fait...



Ah, les atomes de Démocrite ou de Lucrèce (98- 54 ACN). Ces petites billes éternelles et insécables dont tout est fait. Leurs différences de forme expliqueraient leurs différences de propriétés. Leurs assemblages au moyen d’une « colle » que, plus tard, on appellera « énergie » et plus tard encore « gluons », engendrent tous les corps. Le nombre de leurs combinaisons est quasi infini, ce qui explique l’immense diversité des matériaux qui constituent le monde.

Bien sûr, la physique et la chimie n’en sont plus là, mais l’idée centrale demeure: il y a des briques élémentaires dont tout, absolument tout, est construit. Dimitri Mendeleïev (1834- 1907), à la fin du xixe siècle, dénombrait une petite centaine d’atomes naturels. Puis, ces atomes furent démontés (ce qui est un comble pour un atome, un insécable donc) et l’on découvrit trois particules élémentaires : le proton, le neutron et l’électron. Mais le neutron n’est pas stable... Il devait donc y avoir plus petit que cette bande des trois. On découvrit les quarks. Mais aussi, dans les accélérateurs de plus en plus géants de particules, des collisions énormes entre faisceaux de particules terriblement énergétiques, donnèrent naissance à des dizaines de nouvelles particules, éphémères, instables, étranges.

Bref, depuis plus de cinquante ans, l’investigation de ce domaine dit « des hautes énergies », débouche sur un foisonnement de « particules » plus curieuses les unes que les autres. Pour en comprendre la logique d’ensemble, il a fallu inventer des structures abstraites dites de « symétrie » de plus en plus compliquées. Soit. Mais le problème se corse à chaque fois: les structures de symétrie qui « expliquent » bien les particules observées, prévoient aussi une foule d’autres particules théoriques que l’on n’observe pas, que l’on ne peut pas observer. On repart alors vers d’autres accélérateurs, plus puissants. Et l’on trouve de nouveaux objets quantiques qui ne « collent » pas avec le modèle. Et nous voilà, encore, repartis pour un tour...

Et s’il n’y avait pas de particules élémentaires ? Et si la matière n’était pas constituée de particules ? Et si ce que nous appelons « matière » n’était, en somme, que la manifestation d’une certaine activité donnant, parfois, des structures stables que nous prenons pour des objets (les particules) mais qui n’en sont pas ?

L’histoire de la notion de « matière » est une véritable saga islandaise. L’idée naît chez les présocratiques surtout milésiens. Le mot-clé d’alors était ousia, la « substance ». Dès Thalès de Milet (625-547 ACN), cette substance était imaginée unique, continue, un peu comme l’eau de l’océan dont toutes les choses formées seraient les vagues. Il est, d’ailleurs, intéressant de constater que la même idée d’une substance continue, unique, omniprésente, dont tout émane par formation, surgit en même temps avec le Tao de Lao-Tseu (6e s. ACN), avec le Brahman des Upanishad, avec la Vacuité bouddhique.

Une substance unique donc. Soit. Mais laquelle ?
Thalès répond : l’Eau. Tout est Eau. Non pas l’eau H2O du robinet,
mais une Eau primordiale, symbole d’absolue fluidité, de totale informalité, de radicale plasticité. Toutes les autres « matières » n’en seraient que des condensats (la glace, la pierre, la terre) ou des vaporisations (la vapeur, la fumée, l’air, le vent, le feu même). Anaximène (585-525 ACN) reprend son maître Thalès et remplace l’Eau, trop lourde pour être la fine substance imperceptible qu’il imagine ; il dit : l’Air. Air bien sûr aussi symbolique que l’Eau de Thalès.

Déjà, par un saut inouï d’abstraction, Anaximandre (610-546 ACN) avait dépassé tout cela et dit: l’Apeiron, mot que l’on traduit souvent, à tort, par « Infini » alors qu’il vaudrait mieux choisir « Indéterminé » (dans le sans de « sans détermination », sans cause, sans rien d’antérieur ni d’extérieur... c’est le Soi ou le Cela du Vedanta indien). On notera au passage qu’Anaximandre, avec son Apeiron, atteint une notion quasi mathématique pas si éloignée que cela de la notion d’espace-temps non euclidien (donc malléable) de la relativité générale einsteinienne.

Un peu plus tard, Anaxagore (500-428 ACN) renchérit et monte encore d’un cran sur l’échelle de l’abstraction. Il fait une innovation colossale et il dit : le Noûs, l’Esprit, l’Intelligence (qu’Aristote rebaptisera « Intellect-agent »). Ce faisant, Anaxagore tue le matérialisme et invente le spiritualisme: à l’origine de tout, même de la matière et de toutes ses formes et agencements, il y a l’Esprit dont la matière n’est qu’une idée, actualisée, réalisée par sa seule volonté.

Et l’on voit ainsi s’égrener le chapelet des théories : l’Esprit engendre l’Indéterminé qui engendre l’Air ténu puis l’Eau plus dense, etc.

On verra que l’on n’est, là, pas très loin des conceptions actuelles...

Toujours en Ionie, pas très loin de Milet, deux autres conceptions de la substance unique virent le jour.

Héraclite d’Éphèse (544-480 ACN) dit : le Feu, ce qui travaille, ce qui est en travail donc l’énergie en son sens étymologique : en- ergon. Héraclite se distingue de tout ce petit monde présocratique moins par son idée de Feu que par ce que cette idée implique : l’impermanence. Tout coule, écrit-il. Panta rhéi. Héraclite est le frère jumeau de Lao-Tseu. Héraclite que l’on surnomme l’Obscur à cause du style lapidaire de ses fragments, sans doute, mais surtout à cause de l’immense difficulté conceptuelle à concevoir l’impermanence comme fondement de tout. Héraclite fonde, de ce côté-ci du monde, une métaphysique du Devenir en totale opposition avec les métaphysiques de l’Être de Parménide d’Élée (520-470 ACN), de Platon (428-347 ACN) et de la plupart des penseurs occidentaux qui suivront. Le débat est crucial. D’un côté-celui de l’ontologie, de la métaphysique de l’Être -, le fond du fond est considéré comme immuable, inaccessible aux changements, aux mouvements, aux transformations qui n’en sont que les « accidents » comme disait la scolastique médiévale. De l’autre côté - celui de l’hénologie, de la métaphysique du Devenir -, le fond du fond est le mouvement même. Dans l’histoire de la physique, ce débat a vite été tranché : la physique est à la recherche des immuables au-delà des phénomènes et, ainsi, sans bien trop le savoir, elle participe pleinement de la métaphysique de l’Être. Notre physique classique est, souvent sans s’en apercevoir, parménidienne et platonicienne (la physique complexe, on le verra, est radicalement héraclitéenne). Plus prosaïquement, la physique classique est une physique des corps, des influences et des proportions, c’est-à-dire des briques élémentaires de matière, des forces élémentaires d’interaction, de lois élémentaires de l’univers. La révolution scientifique qui pointe le nez, aujourd’hui, remplace la physique des objets (des élémentaires) par une physique des processus (des logiques de déploiement) ; elle donne enfin raison à Héraclite (et à Lao-Tseu) contre Parménide et Platon.

Non loin d’Éphèse et de son Héraclite, Xénophane (6e s. ACN) prend, lui aussi, parti pour l’hénologie contre l’ontologie et il dit : l’Un. Tout est Un. Tout est dans l’Un. L’Un englobe et transcende le Tout. Et l’Un est vivant, totalement vivant. Les philosophes appellent cette doctrine l’hylozoïsme, de hylè, la « matière » et de zoôn, la « vie ».

Face à toutes ces conceptions milésiennes, toutes plus monistes les unes que les autres, toutes très convergentes, au fond, se dressent les écoles d’Élée en Italie du Sud, d’Abdère en Thrace, près du Bosphore, et de Samos, une île de la mer Égée près des côtes turques.

Parménide d’Élée pose l’Être immuable comme réalité dernière : tous les changements ne sont qu’illusions. Son disciple, Zénon d’Élée (480-420 ACN), ira même, par les célèbres raisonnements de la flèche et du lièvre, ou d’Hercule et de la tortue, jusqu’à « prouver » que tout mouvement n’est que pure illusion. Lorsque Hercule, à la course, parvient à l’endroit où était la tortue, celle- ci a avancé. Et ainsi de suite, à l’infini. Donc Hercule ne rattrape jamais la tortue. C.Q.F.D. Comment reprocher à Zénon de ne pas maîtriser le calcul aux limites et de n’avoir pas vu qu’une suite infinie peut très bien converger vers un résultat fini ? Toujours en Italie du Sud (nommée, à l’époque, grande Grèce), Empédocle réfléchit autrement. Il reprend les avis de Thalès (Eau), d’Anaximène (Air) et d’Héraclite (Feu) et leur trouve, à chacun, de beaux avantages. Il en conçoit une nouvelle théorie qui rompra, pour longtemps, avec le beau monisme originel d’Ionie. Il invente la théorie des quatre éléments. Tout ce qui existe est un assemblage de quatre fondamentaux immuables, incorruptibles, l’Eau, l’Air, la Terre et le Feu. Le monisme devient pluralisme. Le singulier devient pluriel. La substance devient les substances.

À Abdère, Leucippe et son disciple Démocrite iront plus loin. Ainsi que le relate leur lointain successeur, le latin Lucrèce dans son long poème De natura rerum (« De la nature des choses »), l’idée d’atome naît en regardant un nuage de poussière dans la lumière du soleil : on se rend compte, alors, que ce que l’on croyait de l’air vide est, en réalité, empli d’une multitude de grains infimes. Leucippe en conçoit sa théorie - qui reste le fondement de la physique mécaniste et de la philosophie matérialiste - : tout ce qui existe est un assemblage de grains infimes, immuables, insécables qu’il appelle, pour cette raison, les atomes, les a-tomos, les « sans coupures », les « sans morceaux ». Métaphysiquement, cette nouvelle théorie réussit la prouesse de synthétiser l’Être immuable de Parménide et l’absolue évidence du mouvement universel. Ainsi naquit l’idée des « briques élémentaires » immuables et originelles que l’hyperaccélérateur de particules du CERN à Genève tente encore, sempiternellement, de capturer. Non loin de là, dans l’île de Samos qui jouxte l’actuelle Turquie, naît un certain Pythagore (580-497 ACN) qui émigra, après un tour des villes d’enseignement, vers Crotone, non loin de l’Élée de Parménide et d’Empédocle. Pythagore, en quelque sorte, invente et sacralise la physique mathématique : le fondement ultime de tout ce qui existe sont les êtres mathématiques purs et parfaits : les nombres de l’arithmétique et les figures de la géométrie. Un idéalisme d’avant Platon, en somme... dont Platon, on le sait, s’est très fortement inspiré pour créer son monde des Idées tel qu’il est explicité dans la fameuse allégorie de la caverne (La République, livre VII).

Dans cette théorie pythagoricienne, on retrouve le Noûs d’Anaxagore et son spiritualisme (le pythagorisme est avant tout une école mystique et extatique), mais aussi un pluralisme éloigné du monisme milésien : les nombres et figures sont multiples et nombreux.

Pythagore médite le monde au travers des abstractions mathématiques, exactement comme le font les physiciens- mathématiciens actuels au travers des groupes de Lie ou des espaces d’Hilbert. Ce faisant, Pythagore inaugure une tradition qui ne s’est jamais démentie tout au long de la longue histoire de la physique : les mathématiques sont la langue de Dieu, le langage absolu, la quintessence du réel. Sans le savoir souvent, les physiciens d’aujourd’hui, en faisant des mathématiques la condition de scientificité, continuent de colporter un idéalisme pythagoricien et platonicien fondamentalement incompatible avec le réalisme scientifique. Mais rien n’y fait, bons petits soldats, ils continuent, depuis vingt-trois siècles, leur œuvre d’idéalisation du réel.

Il faut se donner, ici, l’espace d’une discussion sur les rapports entre mathématiques et physique.
À lire Pythagore, les mathématiques pourraient sembler « objectives », « absolues » ou « platoniciennes » lorsque l’on considère que les objets complexes sur lesquels elles débouchent, sont d’une sophistication telle que l’esprit humain n’est pas (plus) capable de les appréhender : ces objets sont alors supposés hors de l’esprit humain « donc » possédant une existence absolue en soi (dans l’univers des formes et des idées). L’argument est totalement fallacieux. Cette « échappée » hors de la préhension intellectuelle humaine vient simplement de la richesse infinie des combinatoires possibles des objets fondateurs des mathématiques qui, eux, ressortissent totalement et irréversiblement des expériences pratiques de l’esprit humain.

Il est impossible à un être humain de concevoir et de jouer toutes les parties possibles d’un jeu d’échec ou de go ; cela ne permet pas d’en inférer que ces jeux seraient d’essence divine, tout droit issus d’un supposé monde des idées ou des essences, immuable, éternel, absolu et totalement étranger au monde réel, humain ou naturel, etc.

Ces jeux - comme les mathématiques - sont de purs produits de l’imagination humaine, et rien d’autre. Le fait qu’ils permettent des combinatoires infinies n’interdit nullement leurs racines finies.
L’argument platonicien est ici une resucée des arguments de Zénon d’Élée contre le mouvement, dont on sait qu’ils sont notoirement faux et fallacieux.

Les mathématiques ne peuvent prétendre modéliser que la part idéalisable de l’univers réel, c’est-à-dire la part où les objets et relations sont suffisamment rudimentaires pour autoriser les simplifications idéalisantes du genre : le tronc d’un arbre est un cylindre vertical, où l’obus n’a ni volume ni surface et ne subit ni frottement, ni échauffement, où l’espace-temps est euclidien.

Le filtre épistémologique par lequel l’esprit humain ne « voit » pas ce qui n’est pas idéalisable, explique le succès de la mathématisation de la physique qui, ipso facto, ne s’intéresse plus qu’aux phénomènes filtrés par lui.

Ce cercle apparemment vertueux est on ne peut plus vicieux : il a pollué toute l’histoire de la physique depuis Galilée.

On n’insistera jamais assez sur le fait que la physique classique-et, plus encore, les mathématiques - procède par idéalisation, c’est-à- dire par simplification, élémentarisation, « lissage » de ce Réel, seul réel qu’elle n’assume jamais tel quel.

Une telle science simplificatrice se condamne à ne traiter avec succès que les cas les plus élémentaires : elle est ontologiquement inapte à la complexité du Réel.

À titre illustratif, voici un joli extrait de L’énergie de Wilhelm Ostwald, prix Nobel 1909 (c’est moi qui souligne) :
« Toutes les machines existantes ont même la propriété de rendre moins de travail qu’on y en met. Mais cette perte provient de leur imperfection qui pourra être diminuée de plus en plus, de sorte que la quantité de travail introduite dans la machine et celle qui en sortira, pourront se rapprocher de plus en plus. Pour élucider une question, la science commence par faire abstraction des circonstances variables qui la compliquent dans la réalité ; ce n’est qu’après avoir résolu la question ainsi simplifiée qu’elle entre dans les détails (...) »1

Il faudra bien, un jour, en finir avec cette science idéaliste et fonder une science réaliste qui renonce aux invariances, aux universaux, aux immuabilités, bref, qui renonce à l’Être.
Mais revenons à l’histoire du concept de Matière.

      Marc Halévy             
                                                                              

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