Roman : Les ombres sinistres


1928, Salt Lake City puis San Francisco, Années folles

L'archéologue Lowe Magnusson a dans ses valises un artefact égyptien inestimable que tout le monde convoite. L'un des hommes les plus prospères de San Francisco lui a d'ailleurs déjà garanti un paiement alléchant. Toutefois, lorsque le beau Suédois fait la connaissance de la fille très collet monté de son mécène, ce qu'il considérait jusqu'alors comme de l'argent facilement gagné devient incroyablement compliqué…

La conservatrice de musée Hadley Bacall doit garder son calme pour tenir à distance des spectres dangereux qui la hantent, et qui se déchaînent contre quoi que ce soit – ou qui que ce soit – dès que la jeune femme est en colère. Le problème, c'est que Lowe est en train de la rendre folle, mais que son père a besoin de l'amulette qu'il transporte. Et bien que Hadley ressente le pouvoir de l'antiquité, elle n'a aucune idée de la destruction – ou du désir – que l'objet est sur le point de semer…

« Jenn Bennett sonde avec brio les profondeurs inquiétantes du San Francisco des années 1920 »

 

Extrait :

Lowe Magnusson regarda autour de lui dans le hall désolé de l’Union Pacific Depot. Un jeune couple qu’il avait remarqué dans le train passait le bref arrêt de début de soirée à feuilleter des magazines devant le kiosque à journaux. Une poignée de voyageurs flânaient sur des bancs. Aucun signe des deux malfrats, mais ce n’était qu’une question de temps. Il serait plus facile de le tuer dans un coin sombre d’une gare de campagne qu’au milieu d’un wagon bondé.

Satisfait d’être en sécurité, du moins temporairement, Lowe fit glisser un billet de banque vers le guichet de la billetterie. Ce n’était pas une grosse coupure, mais il avait suffisamment de valeur pour faire écarquiller les yeux d’un billettiste rustaud de Salt Lake City. Assurément.

— Écoutez, dit-il d’une voix très calme. Vous savez aussi bien que moi qu’il vous reste des billets de première classe pour le deuxième train à destination de San Francisco. Il part à vingt heures. Si nous attendons que votre superviseur revienne de sa pause du dîner, je l’aurai raté. Ce n’est pas comme si je vous demandais un nouveau billet. Je désire simplement passer d’un train à l’autre.
Le jeune commis soupira bruyamment.
— Je suis désolé, monsieur. Comme je l’ai expliqué, je n’ai pas l’autorisation d’échanger des billets. Pourquoi ne pouvez-vous pas simplement attendre le départ de votre train ? Une heure de plus ou de moins ne fait pas une grande différence. Il partira peut-être même plus tôt si on charge les fournitures assez vite, et à part quelques arrêts supplémentaires, ils vont tous les deux au même endroit.

Oui, mais l’autre train ne transportait pas de malfrats armés de revolvers.
Lorsqu’il avait remarqué les hommes qui l’avaient pris en filature, Lowe avait cru que le manque de sommeil jouait des tours à son esprit. Après tout, il n’avait pas eu une bonne nuit de sommeil depuis Le Caire. Une réaction à un empoisonnement avait transformé le passage habituellement tolérable d’Alexandrie à Athènes en un véritable cauchemar éveillé. Et juste au moment où il pensait être tiré d’affaire, il avait passé un voyage d’une semaine maudit par les tempêtes, de l’Angleterre à Baltimore, à étreindre la cuvette des toilettes et son oreiller tour à tour, priant pour que la mort l’emporte.

Mais semblait-il que Dieu n’avait pas terminé de le punir. Alors qu’il avait enduré trois nuits de sommeil agité dans le pire voyage en train de sa vie et qu’il se trouvait alors à moins d’un jour de voyage de son foyer, des hommes armés le traquaient.

Mais où était donc passée sa chance ?
À ce moment précis, tout ce qu’il voulait, c’était embrasser le sol asphalté de San Francisco, se laisser tomber dans son lit de plumes ridiculement luxueux (gracieuseté de la fortune de contrebande toujours croissante de son frère) et dormir pendant une semaine entière. Un bol de soupe de palourdes serait chouette. Se prélasser dans un bain chaud pendant deux heures aussi. Peut-être qu’un petit harem de femmes désirables réchaufferaient ses draps — il faut voir grand, disait-il toujours. Enfin, s’il pouvait éviter de se faire atteindre par balle ou de se faire voler pendant les dernières heures de ce voyage infernal, il se contenterait de dix heures de sommeil ininterrompu et d’un repas maison.
Le commis regarda du coin de l’œil sa cravate desserrée et sa barbe de trois jours.
— Nous n’aurions même pas le temps de trouver vos bagages et de les transférer avant le départ, monsieur.
— Vous n’avez qu’à les envoyer à mon adresse à San Francisco.
Lowe plaça à contrecœur un autre billet par- dessus le premier. Merde. Il n’avait plus que quarante dollars dans son portefeuille. C’était absurde, vraiment. Un artefact précieux qu’il protégeait contre sa vie maudite depuis deux mois se trouvait dans la sacoche qu’il portait en bandoulière, et tout ce qu’il possédait en son nom était quarante malheureux dollars.
Sans mentionner la dette massive qui restait sus- pendue au-dessus de sa tête comme une épée de Damoclès depuis l’entente sabotée avec le moine.
Le commis remua la tête de gauche à droite.
— Je ne suis pas censé accepter les pourboires, monsieur.
Lowe opta pour une autre tactique, baissant la voix en se penchant au-dessus du comptoir.
— Puis-je vous dire quelque chose qui restera entre nous ? J’effectue une mission très importante et très secrète pour le gouvernement.
Ce n’était pas le cas.
— Société des Nations. Comité de la Santé, élabora Lowe de manière absurde.
— Comité de la Santé, répéta sèchement le com- mis.
Il s’en contrefichait.
— Je n’étais pas au courant que les États-Unis avaient rejoint la Société, lança une voix étrangère.
Lowe leva la tête pour trouver la propriétaire de cette voix inconnue : une femme, qui se tenait à quelques mètres de lui. Elle était grande et maigre, vêtue d’une robe noire, son bras drapé d’un man- teau noir. Des gants noirs. Des cheveux noirs coiffés dans une coupe au carré tombant sous le menton. Tant de noir. Un salon funéraire sur deux jambes qui lui bloquait la vue de l’entrée du quai.
Et elle le fixait du regard avec l’intensité d’un peloton d’exécution rassemblé dans une seule personne.
— J’ai bien précisé qu’il s’agissait d’une mission secrète, lança-t-il à son tour. Au cas où vous auriez manqué cette partie de ma conversation privée.
— Oui, j’ai bien entendu, dit-elle avec un accent huppé transatlantique, comme s’il était parfaitement normal et poli de lui offrir ses commentaires.
Aucune gêne ni aucun remords d’avoir fourré le nez dans ses affaires.
— Je vous demande pardon.
Et s’il vous plaît, laissez-moi tranquille, pensa-t-il en se retournant vers le guichet. Imaginer une histoire crédible après tout ce manque de sommeil n’était pas une tâche facile.
Mais la femme n’avait pas terminé.
— Puis-je vous dire un mot, Mr Magnusson ? L’avait-elle aussi entendu donner son nom à
l’agent ? Elle avait l’ouïe surdéveloppée, apparemment.
— Monsieur ?
Lowe recentra vivement son attention vers le commis.
— Écoutez, donnez-moi simplement un billet avant que le train arrive. Faites livrer ma malle à mon adresse par un porteur. Je reviens dans une minute.
Il s’éloigna du comptoir, avançant à grands pas vers la femme.
— Mr Magnusson.
— Oui, dit-il, ennuyé. Nous avons établi que vous savez qui je suis.
La femme haussa les sourcils.
— Vous deviez me retrouver.
Puisqu’il ne répondait rien, la fixant d’un regard vide, elle ajouta :
— Mon père vous a envoyé un télégramme lorsque vous êtes arrivé à Baltimore.
Merde.
Dans sa hâte de changer de train, il avait oublié de rencontrer la fille d’Archibald Bacall, la conserva- trice de musée excentrique. Non qu’elle soit repoussante, maintenant qu’il la voyait de près. Pas fade non plus. Pour compléter son ouïe ultra-aiguisée, elle avait un visage angulaire qui lui rappelait la tête d’un oiseau de proie. Le visage long, les bras longs et les jambes joliment longues. Grande, pour une femme. Le dessus de son chapeau à bord étroit devait lui arriver sous le menton, il estimait donc qu’elle faisait près d’un mètre quatre-vingts. Mais sa silhouette d’enfant gracile la faisait paraître plus courte.
Et sa tenue austère de veuve boutonnée jusqu’au cou ne faisait rien pour rehausser son apparence.
— Hadley Bacall.
Elle tendit une main gainée dans un gant de cuir au poignet bordé de fourrure noire. Une autre fourrure parait le col du manteau drapé sur son bras. Les Bacall formaient une famille bien nantie. Le vieil argent de San Francisco, du temps de la ruée vers l’or ; la fortune de sa mère décédée, si Lowe ne se méprenait pas. Les Bacall exerçaient également une influence considérable auprès du musée d’art du Golden Gate Park. Le père dirigeait l’aile des antiquités égyptiennes et siégeait au conseil d’administration ; il avait été archéologue sur le terrain, plus jeune.
Non que Lowe n’eût fréquenté l’homme. Sans l’amulette soigneusement rangée dans sa sacoche, Archibald Bacall et sa fille ne lui présenteraient pas de poignées de main chaleureuses de première classe. À vrai dire, ils ne se donneraient même pas la peine de lui répondre s’il leur demandait l’heure.
— Oui, bien sûr, dit Lowe.
Sa poignée de main était étonnamment évasive, si l’on considérait sa froideur et le bras qu’elle tendait vers lui, couvert d’une fourrure valant des milliers de dollars. Elle tenta de mettre fin à son salut aussi vite qu’elle l’avait offert, mais il la retint. Pendant une petite seconde. Elle baissa les yeux vers sa prise, comme s’il s’agissait d’un enfant mal élevé, puis il la relâcha à contrecœur.
— Vous avez bien reçu le télégramme de mon père, n’est-ce pas ?
— Bien sûr.
Il avait reçu plusieurs télégrammes de cet homme après que les journaux des deux côtés de l’Atlantique eurent publié une photo de lui en compagnie de son oncle, debout devant le site de fouilles archéologiques de Philæ. La même photographie avait paru un mois plus tard dans le National Geographic.
—Pourquoi mentiez-vous au billettiste ? demanda-t-elle.
Il toussa avant de répondre.
— Ah, bien, c’est une longue histoire. Et je crains de ne pas avoir le temps de la raconter. Je change de train, voyez-vous. Donc, je n’aurai pas le temps de discuter avec vous.
L’un des sourcils de Hadley s’arqua. Maintenant qu’elle était frustrée, elle était presque attirante ; très glaciale et austère. Les coins de ses yeux se haussaient de manière agréable, sans que son regard se modifie. Un petit truc qui plut à Lowe.
— Vous n’êtes pas venue jusqu’ici pour me rencontrer, j’espère.
Hadley fit non de la tête.
— Je dirigeais un séminaire sur la momification animale à l’ère du Moyen Empire à l’Université d’Utah.
Ce qui cadre tout à fait avec cette femme spécialisée dans l’archéologie funéraire, supposa-t-il. S’il n’était pas si foutrement fatigué, il aurait peut-être voulu entendre ses théories, mais son regard épuisé par le voyage erra jusqu’à la poitrine de son interlocutrice. Rien d’extraordinaire à signaler, ce qui ne suffit pas à l’empêcher de regarder.
— Je rentre à San Francisco, annonça-t-elle, ramenant l’attention de Lowe vers ses yeux. Mais lorsque mon père a appris que vous rentriez aussi par ce train, il a cru que ce serait une bonne idée de réserver un billet pour que je donne une présentation à l’université avant votre arrivée. Nous ne sommes pas les seuls qui sont intéressés par votre découverte. Je me demande si vous savez dans quoi vous vous êtes engagé en apportant l’amulette djed ici.
Oh ! il le savait trop bien. Il était sorti de justesse de l’Égypte avec le fichu objet. Pendant que son oncle se battait contre le ministère de l’État égyp- tien, Lowe avait protégé leur site des pillards. On avait tenté de l’abattre, on lui avait jeté des pierres, on l’avait poignardé (deux fois), et il avait gagné un nombre impressionnant de combats à mains nues.
Il croyait qu’une fois rentré aux États-Unis, il en aurait fini de toutes ces agressions, mais il s’inquiétait maintenant d’avoir à affronter le pire. Dans le train qui l’avait mené à Salt Lake City, il avait brièvement considéré la possibilité que les mal- frats professionnels le pourchassent en raison de sa dette envers le moine Morales. Toutefois, si le moine voulait le tuer, il attendrait que Lowe rentre chez lui. Non, ces voyous lui couraient après pour obtenir la djed.
— J’ai déjà reçu des offres de quelques collectionneurs.
La femme afficha un sourire crispé.
— Mon père est prêt à vous offrir le meilleur prix. C’est la raison pour laquelle je suis venue vous parler. J’aimerais inspecter l’amulette. S’il s’agit réellement de la colonne d’Osiris...
— Bon sang, baissez la voix, vous voulez bien ? Lowe inspecta rapidement le hall des yeux.
— J’essaie de ne pas faire de publicité, si ça ne
vous dérange pas. Par ailleurs, tous les artefacts trou- vés lors des fouilles ont été expédiés par bateau. Ils arriveront le mois prochain, je ne les ai donc pas avec moi.
Un porteur passa près d’eux, poussant un chariot à bagages d’un pas pressé. Hadley attendit qu’il se soit éloigné avant de poursuivre.
— Vous mentez.
— Je vous demande pardon ?
Ses yeux se jetèrent rapidement sur la sacoche en
cuir de Lowe.
— À la manière dont vous vous accrochez à ce sac, je dirais que l’objet se trouve à l’intérieur. Peu importe qu’il soit là ou dans la poche de votre veste, je le sens.
La bizarre accusation resta suspendue entre eux pendant un long moment. S’il n’avait pas « senti » le satané objet lui-même, il lui aurait peut-être ri au visage. Mais la vérité, c’était que l’amulette émettait une espèce de courant inexplicable. Son oncle ne l’avait pas senti, mais certains de leurs travailleurs égyptiens avaient éprouvé la même sensation. Bon nombre d’entre eux avaient déserté leur camp la nuit où il l’avait sortie du gouffre à demi inondé. L’artefact lui donnait la frousse, en réalité. Et considérant la manière dont Hadley le dévisageait, d’un regard tout à fait froid, sans cligner des yeux, et bien, elle l’effrayait légèrement aussi.
— Mr Magnusson, reprit-elle à voix basse, ses yeux ciblant furtivement quelque chose derrière l’épaule droite de Lowe. Êtes-vous accompagné de gardes du corps ?
Il se figea sur place.
— Non.
— Ne vous retournez pas, avertit-elle.
— Y en a-t-il deux ? Manteaux noirs. Bâtis comme
des tas de merde en briques, pardonnez mon langage.
— Inutile d’être poli. Je préfère les gens francs. Et si vous demandez si ce sont des hommes grands et larges, la réponse est oui. Ils vous observent depuis plusieurs minutes. L’un d’eux a disparu dans le couloir derrière la billetterie et l’autre s’approche de nous.
La peau de Lowe devint moite sous l’effet de la panique. Sa main se glissa rapidement vers le poi- gnard à lame courbe attaché à sa ceinture, caché sous son manteau : un jambiya. En Égypte, il s’était habitué à le manier pour se protéger. Et après avoir quitté le pays, il avait continué à le porter. Juste au cas où.
Il allait peut-être en avoir besoin, après tout.
— Ne regardez pas l’homme qui marche vers nous, ordonna-t-il. Prenez votre valise et suivez-moi jusqu’au quai. Rapidement mais calmement.
Elle ne paniqua pas ni ne le questionna. Et grâce à ses longues jambes, leurs pas se synchronisèrent dans un rythme à la fois élégant et décidé. Il capta l’odeur fraîche de lis qui émanait de ses vêtements au moment où ils passèrent à côté du kiosque à journaux, où les rangées ordonnées des exemplaires de Good Housekeeping et de Collier’s Weekly s’embrouillèrent dans sa vision périphérique.
— Écoutez-moi, dit-il en posant une paume au creux de son dos, ces hommes sont armés de revolvers. Ils m’ont traqué toute la journée dans le train. Je n’en suis pas certain, mais j’ai la drôle d’impres- sion qu’ils courent après l’amulette. Ce n’était probablement pas sage de votre part de me parler, car ils croient maintenant que nous sommes amis, ce qui fait aussi de vous leur cible.
— Que comptez-vous faire ? s’enquit-elle calme- ment.
Malgé sa panique momentanée, il ne pouvait s’empêcher d’admirer son courage.
— Vous avez un billet pour le 127 ? — Oui.
— Allez-y et montez dans le train. Dites au porteur que des hommes suspicieux vous suivent.
— Un porteur ne me protégera pas des coups de feu.
— Enfermez-vous dans votre cabine.
— Je ne ferai rien de tel.
Ah ! elle refusait de coopérer, n’est-ce pas ? Il
la força gentiment à avancer sur le quai sur lequel d’autres voyageurs attendaient leur train, faisant leurs au revoir à leurs proches. L’air frais du soir ne suffit pas à retenir le ruissellement d’une perle de sueur le long de son dos.
— S’ils vous atteignent d’une balle et vous prennent l’amulette, je décevrai mon père, expliqua- t-elle logiquement, comme si elle planifiait un dîner entre amis. Je reste avec vous.
— Si vous insistez. Ne croyez pas que je me sou- cie de votre vie. Vous êtes déjà vêtue pour être dans un cercueil ouvert lors d’un service funéraire.
— Et vous êtes comme un ivrogne de la Côte barbare !
— Vraiment ? Bien, laissez-moi vous dire que je...
Des cris de surprise fusèrent d’un bout à l’autre du quai. Juste devant eux, ouvrant une porte affi- chant « Réservé aux employés », apparut le deuxième malfrat. Il posa le pied sur le quai de la gare, puis fonça vers Lowe, un revolver poli pointant la poitrine de sa cible.
Lowe poussa Miss Bacall de côté, puis sa valise dérapa vers l’autre côté du quai. Au même moment, il glissa la main sous son manteau,
retira le poignard, puis fendit l’air en direction de son assaillant. Ce n’était pas son meilleur coup. Mais il sentit la résistance de la chair lorsqu’il trancha l’épaule du malfrat.
À l’instant précis où l’homme appuyait sur la gâchette.
Le grondement de deux moteurs de train absorba le bruit du tir. Où la balle avait atterri, Lowe l’igno- rait. Elle avait raté son oreille de justesse, cela, il le savait. Et il n’allait pas attendre de voir où la pro- chaine balle irait se loger.
La brute poussa un grognement et grinça des dents en soutenant son bras blessé de sa main libre. La vive odeur cuivrée du sang se dégagea de la lame de Lowe. Il se prépara à porter un autre coup de poignard vers son attaquant, mais il se ravisa lorsqu’il vit du coin de l’œil Miss Bacall se relever.
Non, décida-t-il, ce n’était vraiment pas intelli- gent de s’engager dans une bataille au beau milieu d’une gare. Surtout lorsque la conservatrice qui lui garantissait un gros paiement se tenait à ses côtés, vulnérable, et que le compagnon du malfrat blessé, beaucoup plus costaud que son partenaire, avançait vers eux en brandissant son revolver.
Deux armes à feu, un couteau... La chance ne lui souriait pas. Il fallait s’enfuir. Lowe agrippa donc Miss Bacall par la taille et la pressa de prendre la poudre d’escampette.
Les cris retentissant dans le hall se répercutèrent contre deux locomotives au repos. Une grille bor- dait maintenant le quai de la gare. Nulle part où se réfugier, hormis le train qu’il voulait désespérément quitter.
Hadley trébucha dans les marches métalliques menant vers le premier wagon ouvert. Comme dans un jeu de dominos, Lowe perdit pied derrière elle et manqua de l’écraser, mais il réussit à leur éviter de tomber à la dernière seconde. Il réussit également à ne pas lui enfoncer sa lame ensanglantée dans le corps. Avec beaucoup de chance.
Bravo, Magnusson.
— Ma valise ! lança-t-elle alors qu’il la soule- vait dans ses bras pour la pousser vers l’intérieur, essuyant la lame de son poignard sur son panta- lon.
— Oubliez-la ! Allez !
Il rangea le poignard dans sa gaine tandis qu’ils filaient à travers la voiture-restaurant, d’un bout à l’autre du passage étroit situé entre les tables dra- pées de nappes blanches. Des pas lourds tonnèrent derrière eux. Le plus costaud des deux malfrats les avait suivis et pointait maintenant son arme vers eux. Lowe couvrit Miss Bacall de son corps, se pré- parant au pire...
Merde, il n’était vraiment pas d’humeur à tenter d’éviter des coups de feu.
Toutefois, à la place d’un autre coup de revolver, il entendit quelque chose de différent : une grosse explosion assourdissante, suivie des hurlements des gens surpris par le tremblement du wagon. Un coup d’œil jeté par-dessus son épaule lui révéla que le voyou était maintenant étalé sur le plancher, cou- vert d’éclats de verre. Les fenêtres du train à l’avant de la voiture-restaurant avaient... éclaté ?
Quatre fenêtres, toutes brisées, comme si une bombe avait explosé. L’air froid de la nuit sifflait entre les dents tranchantes du verre cassé.
Mais comment était-ce possible ?
S’en souciait-il ? Non, il se fichait de comprendre ce qui était arrivé. La bonne fortune lui souriait peut-être à nouveau.
Il poussa Miss Bacall plus loin dans l’allée. Sans dire un mot, ils traversèrent le dernier quart de la salle à manger du wagon et franchirent la porte ouverte qui donnait sur le quai.
Juste à temps pour voir la brute blessée, tenant fermement son épaule, qui inspectait avec circons- pection les fenêtres brisées du train. Il ne les avait pas encore remarqués. Un petit miracle.
— Allez, allez, allez, chuchota-t-il à l’oreille de Miss Bacall.
Il attrapa sa main et ils coururent à toutes jambes le long du quai, loin du hall, loin des revolvers. Ils longèrent ainsi le train arrêté jusqu’à ce qu’ils arrivent au dernier wagon.
Le deuxième train, celui qu’il voulait prendre, se trouvait à côté du 127. Un sifflet perça l’air. La vapeur s’échappa en nuage de la locomotive. Le train s’apprêtait à quitter la gare. Et l’esca- lier qui traversait les rails entre les deux quais aurait aussi bien pu se trouver dans une autre ville.
— En bas ! commanda-t-il.
La jeune femme ne sembla pas comprendre son plan, et il n’avait pas le temps de le lui expliquer. Il sauta donc au bas du quai sur les rails d’acier bordés de gravier, puis il l’aida à descendre.
— Allez ! cria-t-il, entraînant Miss Bacall dans sa course.
Il leur fallait rattraper le train qui s’éloignait tranquillement en soufflant des bouffées de vapeur. Ils n’auraient pas de mal à le rejoindre s’ils ne per- daient pas de temps à hésiter. Grâce à ses longues jambes, Miss Bacall ferait une excellente sprinteuse olympique.
— Êtes-vous fou ? cria-t-elle tandis qu’ils cou- raient côte à côte.
Une question légitime, à laquelle il ne répondit pas. Il ne considéra pas pour autant laisser la demoiselle derrière lui. Si les malfrats n’hésitaient pas à tirer alors qu’elle se tenait juste à côté de lui, Dieu seul savait ce qu’ils lui feraient si Lowe la laissait à la gare, particulièrement s’ils découvraient combien valait son père.
Une petite plate-forme surmontée d’une balustrade se trouvait à l’arrière du dernier wagon, éclairée par une seule lampe installée au-dessus. Une cible mobile, mais une cible stable. Ce serait comme attraper un tramway. Enfin, presque.
Au diable, le bon sens. Il poussa sur ses jambes, saisit la balustrade et cria :
— Sautez !
Leur atterrissage combiné ne fut pas aussi agile que souhaité. L’équilibre de Lowe fléchit. Il entendit une déchirure et, pendant un bref instant, il la sentit glisser. L’image de son corps se faisant traîner derrière le wagon lui traversa l’esprit, mais un changement de position rapide l’attira dans ses bras. Et après qu’elle se fut débattue maladroitement avec le manteau qu’elle transportait toujours (mais comment était-elle parvenue à s’accrocher à cette chose ?), ils se levèrent sur la plate-forme noire, leurs poitrines se soulevant sous leurs respirations pantelantes.
Ils avaient réussi ! Lowe ne put s’empêcher de lancer un petit cri de triomphe dans le vent lorsqu’ils dépassèrent la locomotive du 127 à l’arrêt. Il aperçut la foule en panique sous les lumières dorées du quai, quelques secondes avant que leur train s’enfonce dans la noirceur.
Il offrit un large sourire à Miss Bacall, tout à fait fier de lui. Presque trop fier. Le sang excité circulant dans son corps énergisé déferlait vers le sud, l’enivrement de la victoire commençant à faire durcir sa verge.
Je suis un homme ! Écoutez-moi rugir !
Dieu, il avait presque envie de l’embrasser. C’était probablement tout ce sang qui pulsait entre ses jambes qui en était la cause, mais encore... Un petit baiser ferait peut-être de ce moment...
— Et quoi, maintenant ? lança-t-elle, plutôt furieuse.
Ses plans de victoire chaotiques s’évaporèrent. Il n’avait pas réfléchi à la suite.
Ignorant les pensées ridicules qui galopaient dans sa tête, Miss Bacall lança une main frustrée en l’air et lui tourna le dos pour s’attaquer à la poignée de porte. Avec la chance qu’ils avaient, la porte serait verrouillée, et...
Seigneur Dieu.
À l’insu de la conservatrice, l’arrière de sa robe était en loques. Le morceau déchiré pendait à un boulon de la balustrade, fouetté par la brise comme un drapeau. Mais le regard de Lowe se rétrécit lorsqu’il posa les yeux sur le trou qu’avait laissé l’étoffe arrachée.
Des kilomètres et des kilomètres de jambes cou- vertes d’un bas noir. Un bout de peau rose pointait au-dessus de la jarretière. Et un déshabillé de la cou- leur d’un melon bien mûr, garni d’une bordure de plumes de paon brodées.
Son cœur s’arrêta de battre.
Imaginez cela. Tous ses vêtements noirs et austères n’étaient qu’une façade, comme une bâtisse de l’Ouest sauvage dans un film d’Hollywood ! Et sous cette façade se trouvait toute cette... couleur.
De la couleur, et plus.
Tellement plus.
Parce que ce qui remplissait cette culotte était
le derrière le plus rond et le plus voluptueux sur lequel il n’ait jamais posé les yeux. Officiellement, sans aucune exagération. Comment une femme aussi maigre et élancée pouvait-elle avoir des fesses de la taille d’un ballon de basket ?
C’était la chose la plus extraordinaire qu’il ait vue de toutes ses vingt-cinq années d’existence.
Hadley poussa un grognement, complètement inconsciente de sa situation.
— La porte n’est pas verrouillée, mais le loquet est bloqué. Aidez-moi.
Devait-il lui dire ? Il devait le lui dire, n’est-ce pas ? Comment ne pouvait-elle pas sentir l’air frais sur sa peau ? Merde, il fallait qu’il lui dise. Et il le lui dirait..., mais Seigneur, cette chose était ronde. S’il avait la verge à demi érigée un moment plus tôt, elle avait certainement obtenu toute son attention, maintenant.
— Mr Magnusson ?
— Pardon ? Ah, oui. Laissez-moi... placez-vous de ce côté pour que je puisse atteindre le loquet. Ne bougez pas.
Le vent lui fouetta la nuque. Il passa les bras de chaque côté des épaules de sa compagne, car il n’y avait aucun moyen de faire autrement. Ils n’avaient vraiment pas beaucoup de place sur la plate-forme, et le train accélérait. Il fut donc forcé (oui, forcé !) de s’aplatir contre son dos pour atteindre le loquet. Que Dieu lui vienne en aide. C’était comme de s’enfoncer dans un oreiller douillet : pas trop mou, pas trop ferme. Parfait. Et comme elle était grande, il n’eut pas à se pencher très bas pour que sa queue égayée par la victoire se niche dans la vallée située entre les coussins moelleux et rebondis...

Jenn Bennet

 
 


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