Les grandes frustrations de l’homme

Nicolas Copernic 19/02/1473 – 24/05/1543 Avant le xvie siècle, le modèle de l’univers reposait sur le système géocentrique de Ptolémée. Basée sur l’observation du Soleil s’élevant dans le ciel chaque matin, suivant une trajectoire régulière, et descendant chaque soir sous l’horizon, cette vision énonçait que la Terre était au centre de l’univers, et que la Lune, le Soleil, les cinq planètes 2 et toutes les étoiles tournaient autour. Ce qui entraînait une conséquence de taille : pour pouvoir se déplacer ensemble, les étoiles devaient être solidaires. Ceci n’était concevable qu’en les imaginant accrochées sur une structure appelée la sphère des fixes. Tout ce qui se situait au-delà de cette limite était du domaine de Dieu. L’homme était positionné à la fois au centre de l’univers et, symboliquement dans le ventre de Dieu.
Nicolas Copernic 19/02/1473 – 24/05/1543


L’homme 1 a commencé son existence sur Terre il y a... longtemps, très longtemps. Et ça n’a pas été facile tous les jours. D’ailleurs, qui peut dire, même aujourd’hui, que sa vie est facile ? Mais, disons qu’au début, ça a dû être encore plus difficile. L’être humain, ou en passe de le devenir, n’a donc eu de cesse d’améliorer sa condition, pour rendre la vie moins ardue, en levant un à un les obstacles qui semblaient le séparer du bonheur qu’il a toujours cherché. Progressivement, il s’est organisé. Lorsque l’obsession de survie était la nourriture, il a créé les élevages et les cultures, plus efficaces que la chasse et la cueillette, puis il a amélioré son habitat, son environnement, et la vie sociale.

Sur la voie de la connaissance, de belles surprises l’attendaient. Plaçons-nous au niveau des idées, sur l’image que l’homme a de lui-même, dont on peut supposer qu’elle remonte aux sources de l’humanité, c’est-à-dire au moment où l’être humain a commencé à enterrer ses morts, point de départ de la conscience « auto-réfléchie » et de l’humanisation de cet être vivant. Nous n’irons pas aussi loin, mais nous nous placerons quelque temps après l’accélération de la diffusion des informations grâce à Gutenberg et son imprimerie, à la fin du xve siècle. La révolution des idées était en marche, modifiant la vision de l’homme sur son univers et jusqu’à sa propre identité, avec notamment trois grands bouleversements, nommés ci-après les trois grandes frustrations.

Il s’agit des chocs créés par Copernic et le système héliocentrique, Darwin et la théorie de l’évolution, et Freud et la prévalence de l’inconscient 1.

Première frustration : Copernic et le système héliocentrique
Nicolas Copernic 19/02/1473 – 24/05/1543
Avant le xvie siècle, le modèle de l’univers reposait sur le système géocentrique de Ptolémée. Basée sur l’observation du Soleil s’élevant dans le ciel chaque matin, suivant une trajectoire régulière, et descendant chaque soir sous l’horizon, cette vision énonçait que la Terre était au centre de l’univers, et que la Lune, le Soleil, les cinq planètes 2 et toutes les étoiles tournaient autour. Ce qui entraînait une conséquence de taille : pour pouvoir se déplacer ensemble, les étoiles devaient être solidaires. Ceci n’était concevable qu’en les imaginant accrochées sur une structure appelée la sphère des fixes. Tout ce qui se situait au-delà de cette limite était du domaine de Dieu. L’homme était positionné à la fois au centre de l’univers et, symboliquement dans le ventre de Dieu.

C’est dans ce contexte 3 que Nicolas Copernic affina le modèle de Ptolémée pour corriger quelques erreurs. Il démontra qu’en plaçant le Soleil au centre de l’univers, et en attribuant à la Terre un mouvement de rotation sur elle-même, il était possible d’obtenir un système rendant mieux compte des données de l’observation. Copernic ne proposa pas d’autres modifications, n’imaginant donc pas d’impact trop important que provoquerait sa découverte. Cependant, il ne fallut pas longtemps pour se rendre compte que la sphère des fixes n’avait plus aucune utilité dans ces conditions, puisque le mouvement apparent des étoiles était dû à la rotation de la Terre. D’autres savants eurent tôt fait de supprimer cette huitième sphère, reculant ainsi les limites de l’univers jusqu’à l’infini. Cette vision devint vertigineuse. D’une part, l’infini était, et reste inimaginable, et d’autre part, dans ce modèle, il n’y a plus de place pour Dieu. Ce qui peut être élégamment exprimé par la citation de Blaise Pascal : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. »

Deuxième frustration : Darwin et la théorie de l’évolution 1
Charles Darwin (12/02/1809 – 19/04/1882)
La place de l’homme dans l’univers s’est ainsi trouvée modifiée par la révolution copernicienne. On pourrait même dire qu’elle s’est dégradée, passant d’un rôle central à une position secondaire. Cela s’est traduit par une difficulté au niveau de la fierté humaine. Touché dans son ego, l’être humain a alors pris conscience qu’il n’était plus le centre de l’univers. Cependant, il s’est consolé en pensant que Dieu avait créé l’homme à son image. Il n’avait donc plus la position centrale, mais restait une sorte de Dieu.

Au cours du xixe siècle, cette certitude va à son tour être ébranlée par la science, avec la théorie de l’évolution à laquelle le nom de Charles Darwin reste attaché. Cette dernière énonce que, contrairement à ce qu’affirment les écritures, l’être humain n’a pas été créé sur le modèle de Dieu de façon unique et immuable à la naissance de l’univers, mais a évolué en même temps que la nature. La théorie de l’évolution sous-entend que les primates et l’homme ont un ancêtre commun, ce qui fut facilement interprété par : l’homme descend du singe.

Troisième frustration : Freud et la prévalence de l’inconscient
Sigmund Freud (6/05/1856 – 23/09/1939)
Une nouvelle fois, c’est au niveau de son ego que l’homme a été touché. D’un Dieu au centre de l’univers, dans le cocon divin, il se retrouve un simple animal évolué habitant une planète quelconque. Heureusement pour l’homme, il se considère comme le seul être doué d’intelligence.

Mais les découvertes de l’inconscient et de la psychanalyse viennent une nouvelle fois tout chambouler. Elles nous montrent que, contrairement à ce que nous pensions, nos décisions relèvent moins de l’intellect et de la logique rationnelle que de désirs profonds souvent refoulés ou de pulsions de tous ordres, notamment sexuelles. Le patron dans la tête n’est pas le cortex, partie la plus récente du cerveau où s’élabore la pensée, mais se situe bien plutôt au niveau des couches plus archaïques et plus profondes.

Changements de paradigme
Ces trois événements fondamentaux dans l’histoire de la pensée humaine se sont traduits par de grands bouleversements sur l’image que l’homme avait de lui-même. Ils ont entraîné de telles modifica- tions de perceptions et compréhensions qu’on peut parler de changements de paradigme 1. La révolution copernicienne prend sa source dans le système héliocentrique et se prolonge jusqu’à la loi de la gravitation universelle énoncée par Newton. Les visions du monde avant et après sont très différentes, et des pans entiers de la connaissance ont été bouleversés. Lors d’un changement de paradigme, certaines questions disparaissent alors qu’elles n’ont pas trouvé de réponse. Newton a effectué une grande synthèse de ce qu’ont découvert ses prédécesseurs. Il prend notamment en compte l’idée géniale de Galilée d’exprimer que tout corps non soumis à des influences extérieures poursuit son mouvement. C’est ce qui explique comment les planètes, qui évoluent dans le vide, conservent une vitesse sur leurs trajectoires autour du Soleil, ce qui les maintient indéfiniment en orbite. Cette formulation tient du génie parce que l’expérience quotidienne montre le contraire. Une boule lancée sur le sol finit toujours par s’arrêter, de même qu’un pendule. Avant cette compréhension, l’explication du mouvement perpétuel des planètes autour du Soleil faisait appel à l’existence d’un ange poussant chaque astre. Une des problématiques posées à cette époque était de trouver où se situait celui de la Terre. S’il existait, il devait être possible d’observer sa présence. Cette question a disparu en même temps qu’il a été compris qu’elle n’avait pas de sens et n’obtiendrait pas de réponse.

La théorie de l’évolution de Darwin a également entraîné de profonds bouleversements dans la perception que l’homme avait de lui-même. Pour ne prendre qu’un exemple, il suffit de comparer les squelettes de plusieurs mammifères, fussent-ils très éloignés, pour reconnaître les mêmes os avec des formes différentes que l’évolution leur a fait adopter. Difficile de faire cette observation dans le paradigme précédent.

Quant à l’apport de l’œuvre de Freud, il est tout aussi conséquent. La découverte de l’inconscient et de la psychanalyse a ouvert un champ de connaissances immense à celui qui veut s’en donner la peine, à commencer par l’exploration de soi-même. Il est indéniable que les sciences humaines ont fait des progrès considérables depuis la prise en compte de tous les phénomènes relevant de l’inconscient, illustrant par là même un changement de paradigme.

Des modèles plus ou moins bien intégrés
La révolution copernicienne indique que le Soleil est au centre du système solaire et que c’est la rotation de la Terre sur elle-même qui crée ce mouvement apparent de l’astre du jour. Or, de réguliers sondages 1 indiquent que, dans nos sociétés modernes, entre un cinquième et un tiers de la population pense que le Soleil tourne autour de la Terre. Des mouvements politiques militent aux États-unis pour enseigner les thèses créationnistes et non uniquement la théorie de l’évolution de Darwin, remettant donc en cause cette dernière. Quant aux implications dans notre quotidien de la prévalence de l’inconscient sur le conscient, c’est un sujet très peu intégré. Bien qu’enseignée à l’uni- versité, la psychologie est amplement méconnue, et même bien souvent, elle n’est pas prise au sérieux. Malgré une grande rigueur dans la méthodologie, cette science ne jouit pas de la même crédibilité que les sciences « dures » comme les mathématiques, la physique ou la médecine.

Nous sommes dans une société de l’information, et les centres d’intérêt sont variés et vastes, les données scientifiques ne représentant qu’une petite partie de nos connaissances. En conséquence, les implications de ces trois changements de modèles de pensée ne sont pas maîtrisées, loin s’en faut, par la plupart de nos contemporains. Si plus de la moitié a bien assimilé l’héliocentrisme, combien sont capables de déterminer le sens des notions du « soi », du « ça » et du « moi » de la psychologie moderne, ainsi que le « transfert » ou les « projections », en dépit de leurs rôles si omniprésents dans toutes nos relations.

Pourtant, ces révolutions idéologiques ont façonné nos sociétés, qui continuent d’évoluer. Elles ont eu des conséquences dans notre façon de voir les choses et dans nos quotidiens. Ainsi, il n’est pas nécessaire d’être expert en orbitographie pour regarder en direct une cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques, retransmise dans le monde entier. Or, cette prouesse technique est basée sur l’existence de satellites, qui n’ont pu être positionnés en orbite que grâce à une excellente maîtrise des lois de gravitation, énoncées par un Newton debout sur les épaules de Copernic.

De même, les apports de Darwin ont permis, entre autres, à nos sociétés et nos conceptions scientifiques de s’affranchir de la toute-puissance de la religion, ouvrant des champs d’investigations inac- cessibles dans les visions précédentes. La génétique n’aurait pas pu se développer dans le champ conceptuel antérieur à cette révolution.

Et pour finir, même si toutes les notions scientifiques de la psycho- logie ne sont pas maîtrisées par tous, il est évident que notre conception à ce sujet a beaucoup évolué. Prenons simplement les méthodes d’éducation et le rapport aux plus jeunes. Les parents d’aujourd’hui n’élèvent plus leurs enfants dans des règles et des normes figées sans se poser de questions concernant les conséquences psychologiques de leur éducation sur leur épanouissement futur.

Vers une quatrième frustration ?
On a vu que ces trois grands bouleversements dans la vision que l’homme a de lui-même ont toujours été accompagnés par des changements de paradigmes. Ces périodes sont très tourmentées, et on est en droit de se demander, à la lumière de l’apparente accélération des modifications de notre environnement et de nos conceptions dans de nombreux domaines en ce moment, si nous ne sommes pas à l’aube d’un tel changement.

Pour introduire le sujet, je vais évoquer une anecdote personnelle. En 1987, je finissais des études d’astrophysique, en troisième cycle universitaire. J’ai assisté cette année-là au dernier cours de mon professeur de cosmologie, qui avait contribué à la construction théorique de l’après-Einstein. Il a ce jour-là consacré son cours, le dernier de toute sa carrière d’astrophysicien, à nous présenter certaines impasses auxquelles se heurtait la physique contemporaine, depuis la masse manquante de l’univers jusqu’aux contradictions entre la physique quantique et la relativité générale en passant par d’autres questions sans ébauche de réponse. S’adressant à des futurs chercheurs, puisque nous devions commencer une thèse de doctorat l’année suivante, il nous transmettait le flambeau, et son message était très clair : nous étions face à un changement global, à la nécessité de refondre complètement la physique. Il nous donna ainsi l’exemple des particules élémentaires 1. Ce professeur nous exprima bien la difficulté du chercheur bloqué face à un changement de paradigme, avec toutes ces questions qui ne trouvent pas de réponse, et cette nouvelle représentation qui nous vient d’une direction inattendue. L’histoire a montré que les réponses ne viennent pas d’où on les attend. Que sont ainsi devenus les savants spécialistes de la recherche de l’ange poussant la Terre après la révolution copernicienne ?

Je suis ressorti de ce cours profondément marqué, même si je ne m’en suis pas rendu compte sur le moment. Toujours est-il que je n’ai pas continué vers la recherche scientifique. Les événements de la vie, avec « le hasard qui n’en est pas un », m’ont plutôt orienté vers la recherche intérieure, un peu à la manière de la fameuse devise inscrite sur le fronton du temple de la pythie de Delphes : « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux. » Ça tombait bien, c’était pour connaître l’univers que j’avais étudié l’astronomie, et le sujet de thèse qui m’avait été proposé, « La modélisation du champ magnétique dans les taches solaires en période d’éruption », me semblait trop étriqué et ne répondait pas à mon aspiration de voir les choses avec du recul. Ce divorce d’avec la recherche purement intellectuelle a été le point de départ montrant la voie vers un mariage des deux dimensions de chaque être, intuitif et intellectuel, masculin et féminin, yin et yang, les référentiels ne manquent pas. Refermons cette parenthèse anecdotique et personnelle.

Que peut-on dire alors de cette période tourmentée que nous traversons ? Sommes-nous en approche rapide vers une quatrième frustration, qui accompagnerait un changement de paradigme ?
Si nous considérons que les trois premières frustrations ont touché l’homme dans son ego, dans l’image qu’il avait de lui-même, nous pouvons imaginer qu’il en soit encore question aujourd’hui. D’un être divin intelligent au centre de l’univers, l’homme n’est plus qu’un mammifère quelconque dirigé par ses pulsions plus que par ses pensées conscientes. À quoi l’ego humain peut-il donc se raccrocher ? Que lui reste-t-il ? Et peut-il encore perdre ?

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1 L’appellation « homme » est souvent utilisée pour désigner l’être humain, pour des raisons de fluidité du texte. Cette appellation concerne donc l’homme et la femme, sans distinction particulière. Par ailleurs, je me suis placé dans le contexte occidental et certains raisonnements ou observations ne sont pas transposables dans d’autres environnements historiques, culturels ou géographiques.

 2 Cf. Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse (1916), les trois blessures narcissiques.
 
3 Les planètes connues à l’époque étaient Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne.


4 Cf. Arthur Koestler, Les Somnambules (The Sleepwalkers), essai sur l’histoire des conceptions de l’univers.


5 Charles Darwin, L’Origine des espèces, préface de Jean-Marc Drouin et traduction de E. Barbier.

6 Le mot « paradigme » tient son origine du mot grec ancien « παράδειγμα » (paradeïgma) qui signifie « modèle » ou « exemple ». C’est en quelque sorte une manière de voir les choses, un ensemble cohérent d’idées toutes développées à partir d’une même base. Une représentation d’un sujet dans un paradigme n’est pas compatible avec celle issue d’un autre.

7 E
n janvier 2011, un sondage de l’institut russe VTsIOM, réalisé fin janvier auprès de 1 600 personnes dans 46 régions de Russie, a montré que 32 % des Russes pensent que le Soleil tourne autour de la Terre.
Plus près de nous, mais plus ancien puisqu’il date des années 1980, un sondage en France indiquait un pourcentage de 25 %. La seule référence à ce sondage, encore présent dans ma mémoire, que j’ai trouvée sur le Web, est une citation de Coluche : « 25 % des Français pensent que le Soleil tourne autour de la Terre : c’est la Terre qui tourne autour du Soleil. Il y a quand même 25 % des gens qui pensent le contraire ! 25 % des Français qui pensent que le Soleil tourne autour de la Terre [...] Voilà... C’est l’ignorance qui est un désastre. C’est pas le Soleil. »

8 Dans ce domaine, chaque décennie apportait son lot de découvertes de nouvelles entités, ce qui entraînait que le concept même de particule élémentaire s’en trouvait largement affaibli. Avant la découverte de ses constituants, le modèle physique proposait l’atome comme particule de base de la matière. Or, le tableau périodique de Mendeleïev en répertoriait une centaine. En comprenant que chaque atome est une construction à base de protons, neutrons et électrons, le nombre de constituants de la matière était passé d’une centaine à seulement trois. Cela représentait un réel progrès et un grand espoir. Mais lorsque ces éléments de base ont à nouveau dépassé la dizaine, le raisonnement tombait à l’eau, ce que nous expliquait notre professeur.


  Hervé  Bellut   
                                                                              

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