La réincarnation et les lois cosmiques


Toutes les traditions mystiques, spirituelles et religieuses se sont élaborées, au fil du temps, pour donner réponse à ces deux scandales que sont la mort et l’injustice.

D’abord : l’animal humain, au contraire des animaux non humains, n’accepte pas naturellement la perspective de sa propre finitude, de sa propre mortalité, de sa propre mort. Curieusement, il ne parvient pas à comprendre que, si son existence est précieuse, c’est précisément parce qu’elle est rare, c’est-à-dire limitée dans l’espace et le temps. Pour lui, donc, la mort est le premier des scandales.

Ensuite : celui qui souffre bien qu’il fasse le « bien » voit le méchant qui jouit bien qu’il fasse le « mal » : injustice ! Il n’y a là, contrairement à ce que Camus ou d’autres en ont écrit, aucune révolte profonde, transcendantale, absolue contre l’injustice face à une soi-disant « justice » érigée en absolu, allant de soi, principe naturel et intangible : il n’y a là qu’un effet de jalousie. On trouve injuste ce dont on est jaloux. Comme si le mal que fait le méchant pouvait avoir une quelconque corrélation avec le bien que fait le malheureux. Comme si la jouissance de l’un devait entrer en équation avec la souffrance de l’autre. L’idée de justice naît avec celle de partage. Mais, d’un point de vue existentiel, il n’y a rien à partager : chacun fait son « bien » ou son « mal », et chacun construit ou subit sa jouissance et sa souffrance. Il n’y a nulle part de vases communicants entre un « toi » et un « moi ». Pour user des concepts physiciens, la souffrance/jouissance et le bien/mal ne sont pas des grandeurs conservatives : la croissance de l’un n’implique nullement la décroissance de l’autre.

C’est en effet un curieux effet de simplisme et de myopie de croire que si les hommes font plus de bien et engendrent plus de bonheur, le mal et la souffrance reculeront nécessairement. Rien n’est plus faux. Plus de bien ET plus de mal vont le plus souvent de pair.

Le mal n’est pas le contraire du bien. La jouissance n’est pas le contraire de la souffrance. On peut parfaitement – et c’est si souvent le cas – jouir et souffrir en même temps. Bref...

L’idée de réincarnation, née en Inde et, finalement, très spécifiquement indienne même si elle fut largement diffusée hors du continent par les écoles bouddhistes, tente une réponse unique à ces deux scandales, d’une part, et à la responsabilisation de chacun face à sa propre vie, d’autre part.
Cette réponse est subtile et astucieuse – comme tous les fondements de la sagesse indienne, d’ailleurs.

Si ma vie se borne à une minuscule turbulence chaotique enfermée entre ces deux néants que seraient ma naissance et ma mort, il est bien difficile de sortir de la tentation de l’absurdité sartrienne de l’existence ou de la révolte camusienne1 contre ces scandales inouïs.
Après Platon, le christianisme, imité en cela par l’islam, invente « l’autre monde » où seront récompensés ou punis, individuellement, les biens et les maux de « ce » monde par des jouissances célestes ou des souffrances infernales. Ce principe, concevons-le, est scandaleusement inéquitable puisque le mal forcément limité, même si odieux, fait durant la brève existence de l’ignorant animal que nous sommes sera puni éternellement par des souffrances infinies.

Les traditions naturalistes, comme le taoïsme ou le mosaïsme, échappent assez radicalement à la problématique de la « justice » du bien et du mal : il n’y a pas d’individualité séparée qui soit susceptible de salut ou de perdition personnels. L’ego est une illusion, une vague sur l’océan. Pour Moïse, l’organisme réel dont il s’agit de construire la perfection – par l’Alliance dans la Torah –, c’est le peuple d’Israël, pris comme un tout organique, transcendant tous les individus qui le composent dans l’espace comme dans le temps. La Torah ne connaît ni âme personnelle et éternelle, ni vie après la mort, ni jugement des âmes (cela est une idolâtrie de l’Égypte abhorrée), ni paradis ou enfer(s) – ce n’est que beaucoup plus tard, avec la disparition des sadducéens, gardiens des antiques traditions mosaïques du Temple de Jérusalem (en 70 de l’ère vulgaire) que les pharisiens, porteurs d’une version populaire et exotérique du judaïsme introduiront, contre l’orthodoxie, ces rêveries idéalisantes que l’on sait.
Le taoïsme, quant à lui, va plus loin encore : l’individu n’est rien, l’humanité n’est rien, seul le Tao est : ce flux de Vie qui fait sourdre et qui anime tout ce qui existe. Naître, c’est émerger dans le Tao ; mourir, c’est s’immerger dans le Tao. Le seul Bien, source de toute joie et de toute jouissance, est la conformité avec le Tao qui dépasse et transcende tout : l’homme, tout homme, est au service absolu et radical du Tao et de son accomplissement.

L’Inde, elle, concocte une autre réponse : la réincarnation. Éludons ici les discussions, somme toute assez techniques – mais non dénuées d’intérêt –, entre réincarnation, transmigration des âmes, métempsychose, métensomatose, etc.

L’idée centrale est que chaque individu n’est que la manifestation temporaire de quelque chose de plus profond dont il n’est qu’une expression singulière. Et, pour simplifier, appelons « âme » ce quelque chose qui se manifeste et s’incarne et s’exprime dans une existence particulière.

Pour prendre une métaphore botanique, chaque personne n’est que le bourgeon d’efflorescence d’un phylum qui cherche à s’accomplir au travers d’une filiation continue – génétique ou culturelle (c’est le fondement du concept du tulkou tibétain).

L’âme est la réalité réelle, l’existence particulière de tel individu où elle s’incarne n’est qu’illusion (maya), manifestation externe, moyen d’accomplissement, instrument, ustensile, « accident », au sens scolastique de ce mot. Contrairement à ce que l’on en dit souvent en Occident, la réincarnation, ce n’est pas une âme individuelle personnalisée qui cherche un nouveau corps où se perfectionner. C’est bien plutôt la logique du perfectionnement et de l’accomplissement d’une âme non personnelle, au fil de ses manifestations successives sous forme d’individus.

Le bouddhisme reprendra à l’hindouisme2 ce concept de réincarnation et en fera le fer de lance de sa doctrine. Au sein de la tradition hindoue, la réincarnation est une des doctrines de réponse aux « scandales » existentiels. Une parmi bien d’autres. Elle n’est pas centrale. Ce qui y est central, par contre, c’est que cette âme non personnelle qui s’incarne sous la forme de tel individu et se manifeste et tente de s’accomplir par lui, est l’atman (terme sanskrit que l’on traduit par « âme »). Le principe et le but de l’ascèse upanishadique et védantiste est de dépasser la manifestation que l’on est (notre ego trompeur et illusoire) pour « descendre » vers l’âme (atman) que l’on incarne et manifeste, afin de remonter, ensuite, jusqu’à sa racine ultime qui est le Brahman, l’Un absolu, immanent et transcendant, développant et enveloppant tout ce qui existe.

C’est là l’essence de la célèbre « équation » upanishadique : « Atman est Brahman. Brahman est Atman » ou, encore, « Tu es Cela » (en sanskrit : Tat tvam asi).

Au fond, l’immense message que Christophe Queruau Lamerie nous susurre au creux de l’oreille dépasse toute philosophie ou spiritualité, et nous plonge dans une pragmatique d’existence, dans une éthique de vie. Une éthique fort éloignée de toutes ces morales normatives dont l’Occident raffole. Une éthique de vie qui, finalement, met l’homme, chaque homme doté d’un brin de conscience et d’intelligence (ce qui n’est guère monnaie courante) devant un choix immense.

Ou bien l’homme individuel se diminue et se met au service de ce qui le dépasse éminemment (son âme, en somme) et, dès lors, sa vie se libère des illusions de l’ego et prend sens et valeur.

Ou bien l’homme individuel se gonfle, fait de son ego le nombril du monde, fait de l’humanisme – au mieux –, de l’hédonisme égoïste – au pis –, le cœur de sa doctrine existentielle et, dès lors, sa vie se passe à côté du réel, dans l’illusion narcissique, et ne prend ni sens ni valeur.
La croyance en la réincarnation (que, personnellement, je ne partage pas mais qui fournit un bon outil symbolique et méthodologique) pose donc ces trois questions cruciales...
Quelle est cette âme non personnelle, plus profonde, plus large, plus essentielle que moi, qui s’incarne en moi et que je manifeste ?
Quelle est cette âme et pourquoi passe-t-elle par moi ?
Quelle est cette âme et comment accomplir ma vie en la servant ?

Marc Halévy Au Morvan, ce 10 janvier 2012


                                                                                       

 

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