Le Conseil national du numérique dresse un bilan mitigé de l’examen au Sénat du projet de loi pour une République numérique


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Le Sénat vient d’adopter, en première lecture, le projet de loi pour une République numérique. Une fois encore, le Conseil national du numérique se réjouit de la qualité des débats, qui témoigne d’une appropriation croissante des enjeux du numérique par la représentation nationale. Pour Mounir Mahjoubi, Président du Conseil, “l​es enjeux numériques, à première vue techniques, sont en réalité des enjeux éminemment politiques. Ils dessinent la société de demain et de ce point de vue, il est essentiel que les parlementaires s’en emparent”.


Ce texte, en gestation depuis plusieurs mois, constitue l’aboutissement d’un processus de co­construction inédit. “C​e texte est le produit de l’intelligence collective : deux grandes concertations nationales ­ dont une pilotée par le CNNum ­ ont permis à plus de 26 000 contributeurs de participer au débat​”, indique Yann Bonnet, Secrétaire général du Conseil national du numérique. Le projet de loi pour une République numérique doit désormais être examiné en commission mixte paritaire (CMP).


De nombreuses propositions du Conseil ont été reprises dans le projet de loi et il s’en félicite. Comme ce fut le cas à l’occasion des débats à l’Assemblée nationale, il considère avoir joué ­ pleinement et en toute indépendance ­ son rôle d’éclairage des débats publics. Son décret d’institution l’y invite expressément.
Pour autant, le Conseil dresse un bilan mitigé des discussions en chambre haute.​Tout en notant de réelles améliorations ­ principalement en matière de loyauté des plateformes et d’ouverture des données publiques ­ il s’inquiète d’un certain nombre de reculs, tant par rapport au projet de loi initial qu’au texte adopté par l’Assemblée nationale. C’est le cas par exemple en matière de fouille de texte et de données (t​ext and data mining,​TDM), de portabilité, de protection des données personnelles ou encore s’agissant de la possibilité, introduite à l’Assemblée, pour des associations d’agir en justice pour défendre le domaine public.
Le Conseil continuera à porter ces débats au niveau européen en prévision des réformes à venir. Il espère par ailleurs que les équilibres du texte issus du Parlement permettront à la France d’affirmer une position ambitieuse dans ces négociations.

TITRE I : LA CIRCULATION DES DONNÉES ET DU SAVOIR
En préambule, le Conseil regrette l’abandon d’une disposition votée par l’Assemblée nationale qui prévoyait que soit étudiée l’opportunité d’instituer une consultation publique en ligne sur tout projet de loi avant son dépôt au Parlement. B​ien que timide, cette disposition témoignait d’une volonté forte d’associer plus étroitement les citoyens à la construction législative, sur le modèle des différentes concertations ayant abouti à ce projet de loi.
Sur l’ouverture des données publiques (o​pen data)​, le débat en séance publique a été l’occasion de corriger certains reculs actés en commission :
­ D’abord, le Conseil salue vivement la disparition de la notion de secret des affaires, juridiquement imprécise, du champ de l’o​pen data (amdt n° 210 rect.). Dans le même sens, il se réjouit de la limitation du droit s​ui generis d​es producteurs de base de données aux services publics à caractère industriel et commercial (SPIC) et non pas à toute administration se trouvant en situation de concurrence (amdt n° 335).
­ Par ailleurs, le Conseil est rassuré par la suppression de la faculté accordée aux administrations d’évaluer l’intérêt de libérer une donnée en fonction du nombre de sollicitations dont elle fait l’objet (amdt n° 213). Il rappelle à ce titre que c’est sa réutilisation, même sous des formes inattendues, qui fait la valeur d’une donnée.


­ Concernant l’introduction, en commission, d’un principe d’étude de risque systématique avant toute ouverture de données, le Conseil est satisfait de la nouvelle formulation qui permet de circonscrire cette obligation aux jeux de données présentant des risques de réidentification (amdt n° 216 rect.). Cette étude devra être renouvelée, pour prendre en compte l’évolution des capacités d'expertise des données et des risques éventuels que fait peser leur divulgation au regard des droits et libertés fondamentaux.
­ Le Conseil se réjouit de l'adoption d’une obligation pour toute administration recourant à des traitements algorithmiques pour la prise de décisions individuelles de le mentionner explicitement lors de leurs notifications aux administrés concernés, dans la mesure où elle renforce la transparence des décisions administratives individuelles (amdt n° 526 rect.).
­ Le Conseil se félicite de l’adoption d’un article additionnel sur l’ouverture des données juridiques contenues dans les décisions des juridictions administratives. Cette ouverture, associée à de fortes garanties de protection de la vie privée, va dans le sens d’une meilleure publicité des jugements et facilitera l’innovation à partir de données juridiques ouvertes à l’instar du programme Open Law.

­ Dans cette perspective, le Conseil regrette la suppression de l’obligation de publication des avis du Conseil d’État sur les textes de loi. Il rappelle que ces avis jouent un rôle essentiel d’éclairage de la décision publique, et qu’à ce titre ils devraient être accessibles aux citoyens en vertu du principe de transparence démocratique.


En matière de circulation du savoir, l’examen au Sénat a permis de sécuriser certaines avancées qui sont cependant en deçà de celles adoptées à l’Assemblée nationale :
­ En particulier, l​e Conseil regrette fortement le rejet au Sénat de l’exception au droit d’auteur, introduite par les députés, qui vise à permettre de véritablement légaliser les pratiques de fouille de texte et de données (​t​ext and data mining)​à des fins scientifiques.​La solution retenue au Sénat, si elle constitue une avancée, ne permet pas de libérer complètement le text and data mining (TDM). Elle se contente de l’organiser dans le cadre de relations contractuelles entre organismes de recherche ou bibliothèques et éditeurs, dont les rapports de force sont déséquilibrés. Pour éviter de porter un coup qui pourrait être fatal à la recherche française, les pratiques de TDM doivent être enfin clairement autorisées et encouragées par les pouvoirs publics. À cet égard, le texte adopté par l’Assemblée nationale reflétait la volonté de la communauté scientifique. Il est issu des travaux et concertations engagées depuis plusieurs mois avec l’ensemble des acteurs de la recherche : le législateur ne se borne pas à renvoyer au contrat mais inscrit le cadre d’une véritable exception législative au droit d’auteur, au nom de l’intérêt général. Cette rédaction est à même de donner aux chercheurs français les moyens effectifs d’utiliser le TDM pour préserver le haut niveau de compétitivité de la recherche française. L​e Conseil va désormais contribuer à porter ces débats au niveau européen, où une réforme de la directive sur le droit d’auteur devrait intervenir de manière imminente.


­ Le Conseil regrette également que le Sénat n’ait pas étendu la liberté de panorama à toute personne physique et ce p​our tous usages, y compris commerciaux​. La liberté de panorama est une exception au droit d'auteur par laquelle sont autorisées la reproduction et la diffusion de l'image d'une oeuvre protégée se trouvant dans l'espace public, notamment les oeuvres d'architecture et de sculpture. En l’état, le texte ne permet pas de faire usage de cette liberté sur Wikipédia (sa licence permettant leur réutilisation à des fins commerciales) ou sur des réseaux sociaux, où la présence de publicité est incompatible avec la condition de non lucrativité. Une liberté de panorama étendue aurait permis d’aligner la législation française sur celle d’une majorité d’États membres de l’Union européenne, qui se sont saisis des possibilités de transposition du droit de l’Union pour mieux tenir compte de l’évolution des usages numériques.


­ Si le Conseil se félicite de l’arrivée au Sénat du débat sur le domaine commun informationnel, à l’occasion de plusieurs amendements, i​l déplore l’abandon de la disposition visant à permettre aux associations dont l’objet est de protéger la propriété intellectuelle, de défendre le domaine public ou de promouvoir la diffusion des savoirs, d’agir en justice contre tout abus ou revendication indue de propriété intellectuelle​. Si ces procédures ne permettent toujours pas d’obtenir réparations face aux préjudices subis, la capacité donnée à des associations de défendre les droits de tous devant un tribunal constituait un réel progrès. Les récentes polémiques autour de l’entrée dans le domaine public du J​ournal d​’Anne Franck avaient en effet démontré l’absurdité de la situation actuelle : Oliver Ertzscheid, un universitaire, seul mais convaincu de son bon droit, est obligé d’assumer individuellement le risque judiciaire d’une publication pour faire valoir ses prétentions à défendre les droits de la collectivité d’accéder à une oeuvre du domaine public.


­ Le Conseil salue cependant l’adoption des dispositions relatives au libre accès à l’information scientifique (o​pen access​) pour les écrits de recherche financés au moins pour moitié par des fonds publics, sous réserve d’un délai d’embargo (6 mois en matière de science, de la technique et de la médecine et 12 mois dans celui des sciences humaines et sociales).
­ Le débat au Sénat aura également permis au Centre national des oeuvres universitaires et scolaires (CNOUS) d’attribuer des bourses en faveur d’apprenants à faibles ressources de la grande Ecole du numérique, dont les élèves ne peuvent pas tous bénéficier du statut d’étudiant (amdt n° 622 rect.).

TITRE II : LA PROTECTION DES DROITS DANS LA SOCIÉTÉ NUMÉRIQUE
Sur la portabilité des données, le Conseil constate des reculs importants par rapport au texte voté à l’Assemblée nationale, qui parvenait à renforcer significativement les droits des consommateurs tout en ménageant les intérêts légitimes des entreprises​:
­ En particulier, le projet de loi tel qu’adopté au Sénat prévoit la portabilité “d​e toutes les données résultant de l’utilisation du compte utilisateur du consommateur et consultables en ligne par celui­ci, au moment de la demande ou antérieurement, à​l’exception de celles ayant fait l’objet d’un enrichissement significatif par le fournisseur en cause”​. Cet ajout, en plus d’être un facteur d’insécurité juridique (cette notion n’étant pas précisée par le droit), restreint fortement la portée de la portabilité.


­ Par ailleurs, le Sénat est revenu sur un ajout intéressant de l’Assemblée nationale, qui visait à inclure dans le champ de la portabilité les “a​utres données associées au compte d'utilisateur du consommateur dont la récupération est pertinente pour le changement de fournisseur dans un secteur économique ou industriel​” (ces données seraient précisées par décret). On peut regretter la disparition de cette disposition, qui avait le mérite d’aller plus loin dans la portabilité quand elle présentait un intérêt particulier pour un secteur donné.
En matière de loyauté des plateformes, le Conseil salue des avancées importantes. E​n particulier, il se félicite de l’adoption par les sénateurs de deux amendements visant à instaurer une obligation de loyauté pour la plateforme à l’égard de ses utilisateurs professionnels :
­ D’une part, le principe de loyauté a été étendu à tous les opérateurs de plateformes en ligne, que ceux­ci mettent en relation les consommateurs avec des non­professionnels ou des professionnels (amdt n° 396 rect.).
­ D’autre part, les discussions au Sénat ont permis d’i​nstaurer un délai de prévenance pour la plateforme à l’égard de ses utilisateurs professionnels (amdt n° 398). Les plateformes devenues incontournables seront désormais soumises à des obligations d’information préalablement à toute modification importante de leurs politiques tarifaires, leurs politiques de contenus, d’accès aux API ou de changement substantiel dans les critères de classement par algorithmes. Cette disposition est essentielle pour les entreprises, qui peuvent subir une dépendance forte à l’égard des grandes plateformes, ainsi que les aléas de leurs politiques commerciales. En effet, il n’est pas rare qu’une plateforme en position dominante acquiert un droit de vie ou de mort sur les entreprises qui dépendent d’elle.


­ Aussi, le Conseil se réjouit de l’abandon d’une disposition adoptée par les députés visant à imposer aux plateformes en ligne l’élaboration de bonnes pratiques consistant “n​otamment [en] la mise en oeuvre de dispositifs techniques de reconnaissance automatisée​” des contenus illicites. Dans sa rédaction, cette disposition revenait à soumettre l’opérateur de plateforme à une obligation de surveillance généralisée, qui contrevenait au régime de responsabilité limitée de l’hébergeur prévu par la LCEN. Ce type d’obligation peut conduire les plateformes à procéder à un filtrage automatique et a​priori des contenus. En ce sens, le Conseil s’inquiète de l’essor d’une forme de censure préventive des contenus, préjudiciable à l’exercice de la liberté d’expression et de création sur Internet, pour ce qui concerne par exemple les oeuvres transformatrices (m​ashup,​ remix)​. P​our ces raisons, il regrette fortement l’adoption au Sénat d’une disposition qui participe du même esprit e​t qui consiste à imposer aux plateformes un “d​evoir de diligence​” en matière de lutte contre la contrefaçon,​afin de les obliger à prendre “t​outes les mesures raisonnables, adéquates et proactives afin de protéger les consommateurs et les titulaires de propriété intellectuelle contre la promotion, la commercialisation et la diffusion de contenus et de produits contrefaisants”​(amdt n° 307).
­ Enfin, le Conseil regrette l’abandon d’une disposition de l’Assemblée nationale qui prévoyait que serait expérimentée une plateforme d’échange citoyen permettant, dans une logique participative, de recueillir et de comparer les avis d’utilisateurs sur le respect de leurs obligations de loyauté. Cette disposition constituait un signal fort vers de nouvelles formes de régulation.


Sur la question de la protection des données personnelles, le Conseil note plusieurs reculs par rapport à la version de l’Assemblée nationale. E​n particulier, les sénateurs ont opté pour une sanction aux manquements à la loi informatique et libertés d’un montant maximal de 1,5 millions d’euros. S’il s’agit d’un progrès par rapport au montant des sanctions actuel (150 000 euros, une somme dérisoire face aux chiffres d’affaires de certaines grandes entreprises), ce montant est bien en deçà de ce qu’avaient adopté les députés pour les manquements les plus graves (un maximum de 20 millions d’euros ou, dans le cas d'une entreprise, 4 % du chiffre d'affaires annuel total au niveau mondial, si ce montant est plus élevé). Le Conseil recommande donc de revenir à un q​uantum d​e peine dissuasif, d’autant qu’il s’agit là d’une transposition du règlement européen sur la protection des données, définitivement adopté au mois d’avril.

TITRE III : L’ACCÈS AU NUMÉRIQUE
Enfin, sur la question de l’accès au numérique, le Conseil salue de belles avancées en faveur de l’inclusion et de l’accessibilité :
­ Le Conseil se réjouit de l’adoption de dispositions ambitieuses en matière d’accès des publics fragiles, avec un article 43 qui offre aux personnes sourdes et malentendantes, sourdes­aveugles et aphasiques un accès à une offre de services de communications électroniques, incluant pour les appels passés et reçus, la fourniture d’un service de traduction simultanée écrite et visuelle et ce, sans surcoût. L’ensemble de ces services seront accessibles en Langue des Signes Française, en langage parlé complété et en transcription texte (amdt n° 614 rect.).
­ Le Conseil salue également la création d’une carte numérique mobilité inclusion, qui simplifiera l’accès aux différents services d’aide à la mobilité destinées aux personnes en situation de handicap. Les cartes de priorité, d’invalidité et stationnement seront désormais regroupées au sein d’un même support (amdt n° 601 rect.).
­ Il se félicite de l’adoption de l’article 44 renforçant l’accessibilité des personnes handicapées aux sites internet et applications publics.
­ Il se réjouit enfin de l’adoption conforme d’un droit au maintien de la connexion Internet, qui va dans le sens d’une reconnaissance de l’accès Internet comme droit fondamental dans une société numérique.