La part de l’immatériel dans l’économie


S’il faut ne retenir qu’une chose du chapitre précédent, c’est celle-ci : la logique de l’économie immatérielle échappe largement à la logique de l’économie matérielle. On peut stocker et comptabiliser des boîtes de conserve, mais pas des idées, ni de l’intelligence, ni du talent, ni de la connaissance, ni même de l’information.

Pour reprendre les mots d’Aristote, la substance (ousia) se conserve et, donc, peut se quantifier ; la forme (eïdos) pas.

Structure de l’économie mondiale
Lorsque l’on parle de l’économie mondiale, lorsque l’on parle de croissance économique, on parle des produits intérieurs bruts (PIB) qui sont la somme de toutes les richesses produites dans un pays diminuée de la somme de toutes les richesses consommées. Mais de quelles richesses parle-t-on ? De celles qui sont comptabilisées par les États. Comment sont-elles comptabilisées ? Au moyen des déclarations d’impôt des entreprises et des particuliers... et de l’État lui-même qui a ses propres comptes. Donc, si je paie ma femme de ménage au noir, cette transaction n’apparaît pas dans le PIB. De même si je troque mon temps de tonte de la pelouse de mon voisin contre de la confiture de ses fraises comme la fait si bien sa femme. De même si j’achète un tableau volé avec de la fausse monnaie.

Ainsi, les chiffres de l’économie officielle mon- diale (les PIB cumulés de tous les pays) ne reflètent qu’une partie seulement de l’économie réelle. Que pèse donc cette économie officielle dans l’économie réelle ? Des études, tant au niveau du FMI et de la banque mondiale qu’au niveau de la Commission européenne, permettent de l’approcher.

L’économie réelle a quatre composantes distinctes. Pour le comprendre, il faut deux axes : l’axe licite/illicite, qui distingue légalité et illégalité, et l’axe visible/invisible qui distingue le comptable du non-comptable.

Il y a d’abord le quadrant licite-et-visible : c’est l’économie « officielle », celle des PIB. Elle pèse de l’ordre de 2 500 milliards de dollars par an.

Il y a ensuite le quadrant illicite-et-visible : c’est l’économie « pirate », comme le « travail au noir » et tous les marchés noirs ; cette économie est illicite, mais elle parfaitement visible dans les comptes des États au travers des « trous » comptables qui y subsistent : lorsque je paie ma femme de ménage « au noir », il est patent, en termes comptables, qu’il y a eu un transfert de pouvoir d’achat sans qu’il soit possible de savoir de qui vers qui. À l’échelle mondiale, l’économie « pirate » représente 5 000 milliards de dollars par an, soit le double de l’économie officielle.

Il y a aussi le quadrant illicite et invisible : c’est l’économie « mafieuse », celle des pots-de-vin et des trafics en tous genres, de sexes, d’armes, de drogues, de matières volées ou détournées, etc., mais aussi, plus bénignement, celle des copies illégales de CD, DVD ou autres. Cette économie pèse 2 500 milliards de dollars par an, soit le même poids que l’économie officielle.

Il y a enfin le quadrant licite et invisible : c’est l’économie « démonétisée », celle des trocs, des entraides, des bénévolats, des échanges de bons procédés, des logiciels libres et de toutes les gratuités ; c’est aussi celle de la production de richesse indirecte comme, par exemple, le travail des mères au foyer qui représente une réelle valeur économique, mais qui n’est rétribué nulle part. Ce dernier quart pèse, lui aussi, 5 000 dollars par an, soit le double de l’économie officielle.

Le diagramme suivant synthétise tout cela.

En regardant bien ce schéma, on tombe de haut : l’économie officielle, celle qui alimente tous les chiffres et tous les discours politiques, ne représente qu’un sixième de l’économie mondiale. Elle est donc, somme toute, assez marginale. Si, de plus, on considérait le chiffre d’affaires des entreprises cotées en Bourse, qui font perpétuellement la une des journaux et magazines économiques, on s’apercevrait qu’elles ne représentent qu’un dixième de l’économie officielle donc un soixantième de l’économie réelle mondiale, c’est-à-dire RIEN ! De quoi faire taire définitivement les excités du syndrome « multinationales ».

Pourquoi s’intéresser, ici, à cette quadri partition de l’économie réelle ? Tout simplement parce qu’au contraire de l’économie matérielle, l’économie immatérielle est, rappelons-le, dif- ficilement comptabilisable. Cela induit une tendance au glissement de l’économie immatérielle vers la part invisible du graphe, tant licitement qu’illicitement.

Le développement des logiciels libres et, de façon plus générale, de l’économie de la gratuité (nous y reviendrons plus loin), en est la face licite, en pleine explosion. Quant à la part illicite, hors les sites pornographiques ou pédophiles, ce sont surtout les trafics de copies pirates qui s’y taillent la part du lion.

Ce glissement vers « l’invisible » est inexorable parce que conforme à la logique non comptabilisable et non conservative de l’économie immatérielle : nous y reviendrons encore plus tard lorsque nous aurons à traiter de la notion de droit d’auteur et de propriété intellectuelle.

Qu’il suffise ici de faire une remarque, simple mais essentielle. Si je veux que mille personnes puissent rouler en même temps en voiture, je devrai construire mille automobiles. Si, par ailleurs, je veux que mille personnes comprennent et partagent les concepts de l’économie immatérielle, une seule conférence suffit.

Voilà l’incontournable distinction entre économie matérielle et économie immatérielle : les informations, les idées, les théories peuvent être dupliquées à l’infini sans frais, au contraire des automobiles, des steaks ou des chaussures !

D’un côté, il y a l’économie des biens non gratuitement dupliquables –l’économie matérielle – où s’appliquent les logiques industrielles, comptables et quantitatives. De l’autre côté, il y a l’économie des biens gratuitement dupliquables – l’économie immatérielle – où ces logiques ne s’appliquent pas ou peu.

Une superbe démonstration en a été donnée lors de l’éclatement de la « bulle » dot.com dans les Bourses américaines puis mondiales, en mars-avril 2001. La logique spéculative et financière, qui s’applique bien aux domaines industriels et matériels, a voulu s’étendre aux domaines logiciels et immatériels.

La rencontre fut fracassante. Pourquoi ? Parce que les entreprises immatérielles n’ont pas besoin de capitalisation, mais si on la leur offre, elles accepteront et partiront avec la caisse, ne laissant derrière elles que des débris immatériels sans valeur aucune. C’est exactement ce qui est en train d’arriver à Google depuis que les financiers ont évacué – à grands coups de millions de dollars – les mathématiciens fondateurs. Google devient un empire, certes, mais un colosse aux pieds d’argile qui s’effondrera bientôt sous la poussée d’autres moteurs de recherche plus en phase avec la logique immatérielle.

La dématérialisation appelle la démonétisation
Rien n’empêche qu’aux côtés de l’argent, d’autres unités symboliques d’échange ne se développent, plus qualitatives, plus symboliques encore.

Un dernier mot sur l’aspect financier des choses. On peut spéculer sur le cours des titres manufacturiers ou des matières premières. On ne peut jamais spéculer sur l’advenue ou la valeur des idées.
La spéculation, comme la comptabilisation – d’ailleurs, les deux vont de pair –, a besoin du principe de conservation et d’une logique de continuité pour garder sens. Si, en face d’un risque financier, il n’y a rien de comptable, il n’y aura pas de preneur de risque, sauf ceux qui, par leur talent ou leur expertise, maîtriseront ce « rien » qui est leur risque.

Une entreprise immatérielle ne génère jamais de plus-value à moyen ou long terme, elle ne génère que du revenu immédiat et éphémère. Sans durée, il n’y a pas de spéculation possible. Et sans inertie, il n’y a pas de durée. Or, l’infor- mation n’a aucune inertie1, c’est-à-dire qu’elle n’offre aucune résistance au mouvement : elle est, par essence, précaire parce qu’immatériel- le. CQFD.

Tous les analystes financiers – à leur grand dam– le savent bien aujourd’hui : la valeur d’échange d’une entreprise immatérielle ne peut avoir aucune justification ni économique, ni financière : elle ne vaudra jamais que le prix qu’un fou ou un aventurier est prêt à mettre sur la table pour l’acquérir. Tout le reste : du pipeau ! Lorsque le revenu de demain dépend de la cer- velle de gens qui sont rares et qui peuvent, à tout moment, démissionner et partir, il n’y a plus aucun goodwill2 qui tienne.
L’économie immatérielle repose sur des entreprises qui doivent inventer un nouveau paradigme économique et managérial. Leurs activités sont forcément hybrides, avec une part « officielle », ne serait-ce que pour les salaires de leurs employés, leurs achats de fournitures ou leurs redevances de télécommunication, mais aussi avec une part, de moins en moins visible – c’est- à-dire quantifiable et comptabilisable – qu’elles doivent apprendre à gérer autrement.

De là, bien sûr, l’émergence du « gratuit » c’est-à-dire du démonétisé. De là, aussi, l’émergence de la notion de « communauté », de partage immatériel comme les « communautés » de développement des logiciels libres ou les « communautés » de contributeurs bénévoles dans les sphères Wiki et dans ce l’on appelle déjà le Web 3.0.

Comment faire entrer, dans l’économie officielle, ces pratiques déjà courantes de demander sur la toile, à des bénévoles à qui l’on promet, ou non, des primes ou royalties futures, de contribuer à des recherches dont naîtront de nouveaux produits, de nouveaux marchés et de nouveaux profits ?

Cet exemple incite à voir le développement de l’économie immatérielle dans un mouvement dialectique entre monétisé et démonétisé, entre visible et invisible, entre comptable et non  comptable, entre quantitatif et qualitatif. Une économie qui, de toutes les façons, sort largement du cadre de l’économie classique dont les concepts et fondamentaux se révèlent inadéquats.

Quelques chiffres
L’économie immatérielle a surgi de la marginalité artisanale de naguère, il n’y a que quelques décennies. Pour s’en convaincre, quelques chiffres – et contre-chiffres – méritent d’être analysés.
C’est l’essence même de la spéculation financière que de ne se préoccuper que de la valeur d’échange des choses et de son évolution supposée, et non des valeurs d’usage. Pour elle, la valeur d’usage n’est que le faire-valoir de la valeur d’échange. Sa vitrine, en somme.
D’abord, un regard sur la chronologie... (notamment d’après le très détaillé site : histoire.info.online.fr)

• 1642 : Blaise Pascal invente et construit la « Pascaline », la première machine à calculer mécanique... qui fonctionne vraiment.
• 1936 : le Britannique Alan Turing fonde la computing science comme étude mathématique de la calculabilité ; il imagine une computing machine très simple sur base d’une bande de papier : la « machine de Turing ».
• 1938: l’Américain Shannon établit la connexion théorique entre circuits électroniques et algèbre booléenne ; il invente le BIT (BInary digiT).
• 1940 : Norbert Wiener, père de la cybernétique, démontre la possibilité de calcul à distance.
• 1945 : John von Neumann publie son rapport qui fonde la notion de programmation et d’architecture informatique.
• 1946 : le premier ordinateur ENIAC est mis en service.
• 1952 : IBM met sur le marché la première calculatrice automatique.
• 1957 : création du Fortran, premier langage de programmation universel.
• 1958 : démonstration du premier circuit intégré de Texas Instrument.
• 1962 : sur 7 305 ordinateurs produits durant cette année-là, 4 806 le sont par IBM.
• 1962 : le Français Philippe Dreyfus invente le mot « informatique ».
• 1969 : « ARPANET » est le premier réseau de quatre ordinateurs connectés.
• 1970 : « Intel » crée la première puce à mé- moire avec une capacité de 128 octets.
• 1972 : Hewlett-Packard présente la première calculatrice programmable.
• 1973 : premier micro-ordinateur « Micral » de François Gernelle.
• 1974 : le français Moreno invente la carte à puces.
• 1975 : Paul Allen présente le « Basic » qu’il commercialisera ensuite avec Bill Gates via une société nommée Micro-Soft4 ; ce langage deviendra le premier langage disponible sur micro-ordinateur.
• 1976 : Steve Jobs et Steve Wozniak lancent le « Apple Computer ».
• 1978 : John Barnaby et John Rubinstein écrivent le premier logiciel commercial de traitement de texte : « Wordstar ».
• 1980 : Vinton Cerf propose d’utiliser le pro- tocole TCP/IP pour connecter les réseaux « ARPANET » et « CSNET » : c’est le point de départ de l’Internet.
• 1981: en août, il y a 213ordinateurs connectés à Internet.
• 1985 : Steve Jobs est « remercié » chez Apple par John Sculley, ancien patron de Pepsi-Cola5.
• 1989 : le britannique Tim Berners-Lee du CERN à Genève, associe l’Internet et le lien hypertexte et initialise le WEB (la « toile »).
• 1994: création de Yahoo par deux étudiants.
• 1994 : Tim Berners-Lee fonde la World Wide Web Corporation (www.)...
On connaît la suite...

Ce qu’il faut retenir, ici, c’est que la révolution informatique, qui a rendu la révolution noétique possible, est récente (tout commence « en grand » il y a moins de 25 ans) et fut rapide (moins de 50 ans entre le premier ordinateur et le web).

La période « faste » du grand chambardement s’étale sur 13 ans entre 1976 (« Apple Computer ») et 1989 (naissance du web).

Car « grand chambardement » il y a eu et il y a encore. Voyons cela en chiffres.
Aujourd’hui, 73 % des Français qui ont un emploi travaillent exclusivement sur des flux d’information et n’ont aucun contact avec une quelconque transformation de matière. Bien sûr, cela concerne les industries de service, privées et publiques, et tous les métiers immatériels. Mais cela concerne aussi les entreprises manufacturières où, de plus en plus, dans les ate- liers, les « ouvriers » passent le plus clair de leur temps devant des consoles de contrôle ou de programmation de robots et automates.

Il y a là, très clairement, une perte générale de contact avec la matière brute. Bien des enfants citadins ne font plus la moindre connexion mentale entre le poisson de l’aquarium et le parallélépipède, jaune dehors et blanc dedans, qu’on les oblige à ingurgiter (le phosphore rend intelligent !).

Plus généralement, la nature profonde du tra- vail a été bouleversée par ce basculement du travail matériel vers le travail immatériel qui est, aujourd’hui, très largement majoritaire.

Un artisan, ébéniste ou luthier sait, d’emblée, ce qu’il fait, à quoi cela sert et quel est le niveau de qualité de ce qu’il fait : il le voit, entre ses mains.

Cela est beaucoup moins vrai pour beaucoup d’employés des systèmes « bureaucratiques » : ils participent à quelque chose de global et de souvent mystérieux, qu’ils ne comprennent pas toujours bien, dont ils ne perçoivent que peu l’utilité réelle, et auquel ils contribuent donc en appliquant rigoureusement la « loi du moindre effort ». Parce qu’une authentique vue globale est complexe, les rouages humains des gros systèmes informationnels (une banque, un ministère, une compagnie d’assurance, un secrétariat social, etc.) voient le lien avec leur tra- vail ou fonction se distendre : ils travaillent, ils fonctionnent, mais ils ne produisent plus.

Les effets d’usage d’un tournevis sont prévisibles et connus alors que ceux d’une information ou d’une idée ne le sont pas. Si j’achète un tournevis ou un violon, je sais ce que je peux ou pourrai en faire. Lorsque j’achète une idée ou une information, je n’en sais strictement rien. Toute la différence est là.
                                                                                     

Marc  Halévy  

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