À propos de prophétie...



Prophète. Prophétisme. Mots d’origine grecque. Le prophète est celui qui « parle avant... »
Le prophétisme fut une spécialité hébraïque avant de devenir juive. Les grands prophètes bibliques œuvrèrent surtout autour de la période axiale du monde, comme l’appela Karl Jaspers : le sixième siècle avant l’ère vulgaire.

Le prophète annonce. Il voit. Il est habité par une large vision du devenir. Il pressent l’avenir et les ruptures qui y mènent. Il sait qu’il annonce la fin d’un monde et la naissance d’un nouveau monde. Sa vision n’est pas rationnelle, fruit d’un raisonnement. Le prophète ne raisonne pas, il résonne. Il est au diapason du réel. Il est en reliance profonde avec le Tout et son devenir. Il sait. Il sait évidemment, même s’il est incapable de dire comment ou pourquoi il sait. Il sait, c’est tout.

Nietzsche annonce deux ruptures concomitantes, il annonce la fin imminente de deux mondes en déclin : celui du Christianisme et celui de la Modernité ; celle-ci se clôt en même temps que le cycle chrétien, étalé sur trois fois cinq cents années (de 325 à 1989 aussi). Ces dates méritent quelques éclaircissements...

Le Christianisme réel n’est né ni avec Jésus le Nazir, ni avec Saül de Tarse. Le Christianisme réel est né avec l’empereur romain, non chrétien, Constantin qui, pour des raisons strictement politiques, convoque, en 325, le concile de Nicée et impose le Credo qu’il a concocté et qui, à quelques détails près, est encore au cœur des croyances chrétiennes des diverses confessions d’aujourd’hui. Le Christianisme est né, encore, avec Augustin d’Hippone (354-430), un berbère, ancien débauché, converti par sa mère Monique, élevé à l’épiscopat : Augustin invente le concept de péché originel (et la misogynie qui l’accompagne) et, donc, par simple suite théologique, l’idée de rédemption et de salut, en suivant les voies de la culpabilité, de la contrition et de la péni- tence (ce n’est guère un hasard si le livre clé d’Augustin s’appelle les Confessions). Le Christianisme s’étendra sur trois cycles semi-millénaires.

Toute la période gothique ou franque, mérovingienne et carolingienne, bref : le Haut Moyen Âge, s’en fut à la recherche de Dieu, du Dieu des chrétiens qu’il fallait inventer d’urgence, ne serait-ce que pour répondre aux questions des érudits qui arrivaient en masse depuis que Théodose, petit-fils de Constantin, avait fait du Christianisme la religion d’État de l’empire romain. Cette période oscilla, pendant cinq siècles, entre hérésies, d’une part, et synodes ou conciles plus ou moins œcuméniques, d’autre part. Jusque-là, le Christianisme avait surtout recruté aux marges de la société romaine, chez les femmes, les pauvres, les esclaves, les légionnaires – quoique ceux-ci, généralement, étaient plus attirés par le culte de Mithra, grand concurrent du Christianisme duquel celui-ci emprunta la naissance à Noël, la virginité de la mère, etc. Avec l’arrivée d’intellectuels, de philosophes, de citoyens cultivés, les contradictions, les apories, les paradoxes et les oxymores du Christianisme primitif furent interrogés. Et par des gens formés aux concepts et méthodes de la philosophie grecque. Plus question d’évacuer les questions, d’éluder les problèmes, de masquer les incohérences. À commencer par ce monothéisme aux trois dieux...

Lorsque le problème théologique de la nature de Dieu fut réglé – non sans une fracture de fond entre Orthodoxie et Catholicisme –, commença la deuxième période chrétienne, celle de l’Église triomphante, celle de l’obsession du salut des âmes, celle du Bas Moyen Âge, avec sa phase romane et sa phase gothique, entre cloître et cathédrale. Celle de l’Inquisition, aussi. Celle de la scolastique, de la redécouverte d’Aristote, qui insuffla un travail théologique colossal pour faire entrer la théologie chrétienne dans la philosophie grecque, en général, mais aristoté- licienne, en particulier, qui fut l’œuvre monumentale de Thomas d’Aquin et de sa Somme théologique. Celle des Croisades aussi, de cette folie qui, sous prétexte d’aller délivrer le pays de Jésus du joug des Arabo-musulmans, mit l’Europe à feu et à sang, persécuta et massacra les Juifs, décima la noblesse guerrière et permit ainsi la montée progressive de l’institution royale et la concentration des pouvoirs politiques dont l’État moderne sera l’héritier.

La révolution agricole du xiie siècle, en dopant les rendements à l’hectare, mit l’économie agraire européenne en surplus, permit la montée en puissance de la bourgeoisie marchande des villes et induisit l’institution des marchés, de la monnaie et des banques. L’alliance objective entre le Roi et ses droits régaliens, et les bourgeois des villes contre la noblesse féodale suscita la Renaissance et la Modernité qu’elle accoucha.
Troisième période chrétienne, donc : la Modernité. L’Église commence à être contestée. Érasme raille les prélats et évêques dans son Éloge à la folie. En Allemagne, Luther publie les Confessions d’Augsbourg et inaugure ce qui deviendra les Protestantismes. L’Inquisition a fort à faire. Surtout lorsque la pensée prend son envol et prétend s’éloigner des dogmes théologiques. Giordano Bruno s’en consuma sur un bûcher infâme. Galilée se rétracta. Descartes s’enferma dans une totale hypocrisie, en toute lâcheté ; la Hollande avait ses avantages... Avec la Modernité, surgissent les dogmes laïcs du paradigme qui nous habite encore : rationalisme, matérialisme, analycisme, réduc- tionnisme, mécanicisme, mercantilisme, monétarisme, déisme ou athéisme contre théisme, etc.

Le Christianisme protestant se réfugia bien vite dans le pur moralisme, plus ou moins puritain (c’est ce Christianisme protestant-là qui baignera l’enfance de Nietzsche). Le Christianisme orthodoxe maintint son monachisme mystique et ses superstitions populaires. Le Christianisme catholique devint philosophe, antimystique (Maître Eckart fut condamné), antispiritualiste (Pierre Teilhard de Chardin fut condamné), clérical, c’est- à-dire assoiffé de pouvoirs temporels et de hiérarchies ecclésiales ; sa théologie devint rationnelle et technique, à la Jésuite.

En gros, le Christianisme se déspiritualise. Et, se déspiritualisant, il se laïcise. Au xixe siècle, les masses désertent les messes et le Christianisme connaît son quatrième et dernier avatar : le Socialisme qui se construit sur les mêmes valeurs que lui – égalité, charité, fraternité, solidarité, pauvreté – pour l’avènement prochain d’un paradis terrestre, mais sans Dieu.
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Nietzsche annonce la fin de deux mondes, l’un chrétien et l’autre moderne, et il prophétise un monde nouveau, au-delà des idéalismes et des humanismes : un monde surhumain.

Nietzsche surgit dans le troisième quart du xixe siècle. Il est l’héritier de la philosophie allemande du siècle qui le précède : Kant, Fichte, Schelling, Hegel surtout. Mais il reniera cet héritage tout en s’en nourrissant, on le verra. Nietzsche prendra beaucoup chez Goethe et chez Schopenhauer. Un peu chez Hegel, et son regard sur l’histoire comme processus dialectique en marche, en devenir. Il s’opposera de toutes ses forces à Kant et à Fichte et, plus généralement, à toutes les formes d’idéalisme plus ou moins platonicien. Mais surtout, Nietzsche est grec ! Et même un Grec présocratique et plus précisément, encore, un Grec héraclitéen. Nous y reviendrons au premier paragraphe du chapitre suivant.

Nietzsche vit au sein d’un siècle qui pense la révolution industrielle et technique toute récente. L’industrialisme est en marche. Les campagnes se vident de paysans et les villes se gorgent d’ouvriers. L’idée de masse – ouvrière, prolétaire, populaire – germe. Les villes deviennent des cloaques tentaculaires, proliférant par leurs quartiers pauvres. La misère des sans-travail explose. La tension entre riches et pauvres se construit, se radicalise, s’invente, s’idéalise.

Face à l’industrialisme et au technicisme ambiants, la pensée se cabre. Devant l’industrialisme, naissent les utopies libérales (tous riches) et socialistes (tous égaux). Avec le technicisme, viennent le scientisme et le positivisme. Et contre eux tous, deux mouvances marginales mais fécondes mènent combat : le romantisme et l’individualisme, qui fourniront à Nietzsche les mamelles de son lait nourricier.

Le romantisme, c’est Schelling, Novalis, Goethe. L’individualisme, c’est Stirner, Schopenhauer. Eux tous dénoncent les méfaits de cette Modernité massive, salissante, grasse, avilissante, bête, puante, polluante, mercantile, marchande, dénaturée, déshumanisante. Eux tous cherchent un salut pour l’humain dans un ailleurs ou un plus tard. Nietzsche sera leur héritier, mais avec un autre souffle, mais avec un autre regard bien plus profond, bien plus mystique, bien plus visionnaire, bien plus... prophétique.

      Marc Halévy             
                                                                              

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Nietzsche - Prophète du troisième millénaire ?