Inde : le Mahâbhârata de Vyâsa


Dans ce poème épique fort ancien, un personnage attachant émerge incontestablement, il s’agit d’Arjuna, un jeune homme de la caste des guerriers (kshatriyas) devenu l’un des plus grands archers de son temps. À cette époque, l’arc est l’arme des chevaliers qui le désignent expressément comme emblème royal. Drona, son instructeur, était un maître d’arts martiaux et l’instructeur des Pandavas et des Kauravas, deux familles de nature si différente qu’elles finiront par se battre en un ultime combat 9. Les premiers symbolisent ceux qui suivent la voie du budô, et les seconds, la voie du bujutsu (ou son équivalent).

Un beau jour, au cours d’un dîner, le vent éteignit la chandelle et Arjuna se trouva à manger sa nourriture dans le noir. Cela lui donna l’idée de pratiquer le tir à l’arc dans la plus totale obscurité. Il devint si compétent que Drona se décida à en faire son principal disciple et à lui révéler les secrets de la guerre qui, à cette époque impliquaient éga- lement la science du yoga et des sons. Il lui donna sa parole qu’aucun archer au monde ne serait capable de le surpasser. Puis, il lui révéla les techniques de combat à cheval (futur yabusame ? 10), à pied, à dos d’éléphant et sur un char. Cependant, Arjuna ignorait jusqu’alors que Drona avait un élève encore plus doué. Il s’agissait d’un certain Ekalavya, prince de Nishadas, considéré comme un maître de l’arc, Arjuna en conçut une certaine jalousie.

Alors Drona conduisit Arjuna dans la forêt, là où Ekalavya s’exerçait au tir à l’arc. Les voyant arriver, Ekalavya vint à leur rencontre et, touchant les pieds de Drona, il se prosterna jusqu’au sol. Drona lui dit : « Tu ne m’as pas payé mon dû. »

« Ordonne-moi, mon seigneur. Il n’y a rien au monde que je ne puisse faire pour mon maître vénéré. »

« Donne-moi le pouce de ta main droite. »
Sans la moindre hésitation, avec entrain même, il se tailla le pouce, et le tendit à Drona. Mais ce fut aux dépens de sa dextérité. La jalousie d’Arjuna en fut apaisée.
La période d’instruction terminée, Drona mit les garçons à l’épreuve. Accrochant un vautour en bois au sommet d’un arbre, il leur dit : « Vous avez droit à une flèche chacun. Visez bien, tenez l’arc bandé. À mon signal, vous tirerez sur la tête de l’oiseau. » Puis, se tournant vers Yudhisthira : « Toi d’abord. » L’arc levé, Yudhisthira visa.
« Vois-tu l’oiseau ? »
« Oui. »
« Regarde encore. Vois-tu l’oiseau ? »
« Je vois l’arbre, l’oiseau, je vous vois et mes frères aussi. »
Drona renouvela sa question, et il reçut la même réponse.
« Pousse-toi, ordonna Drona irrité. Au suivant. »
La même question fut posée à chacun des participants, les fils de Dhritarâshtra inclus ; et tous donnèrent la même réponse. Congédiés par Drona, ils se tinrent à l’écart.
Quand vint le tour d’Arjuna, Drona sourit. « Ne me déçois pas. Fixe l’oiseau. À mon signal, tire. »
Arjuna banda son arc et attendit.
« Que vois-tu, l’oiseau, l’arbre, ou moi ? »
« Je vois l’oiseau. Je ne vois aucun arbre. Je ne te vois pas. »
Drona fut satisfait. « Décris l’oiseau. »
« Je ne vois pas l’oiseau, je ne vois que la tête d’un vautour. »
« Tire. »

La tête du vautour fut tranchée net et tomba par terre 11.
Le Mahâbhârata était si universellement connu qu’il inspira un grand nombre d’anecdotes dans d’autres systèmes religieux, notamment dans les écrits sacrés du bouddhisme, les récits mythologiques de la Grèce et même ceux du shintô. Dans l’anecdote qui vient d’être citée, nous avons une utilisation classique de l’arc (dhanu) et des flèches (sara, shalya) mais il s’y juxtapose une dimension supérieure à la simple dextérité, il s’agit de la dimension mentale. Il est clair que l’un des secrets que ne révéla pas Drona à ses élèves était celui de la concentration sur un seul point, ce qui permit à Arjuna d’atteindre son but. C’est l’une des caractéristiques essentielles du kyûdô. On observera qu’il n’est pas question de tirer après avoir bandé l’arc, mais d’attendre quelque temps avant de lâcher sa flèche.

L’instructeur divin fait ici office du Soi supposé être la cause du lâcher de la flèche en kyûdô.
Pour finir, on aura remarqué combien un disciple est intimement attaché à son guru instructeur, qu’il a en lui une confiance telle qu’il ne doutera jamais de ce qu’il fait ou dit. Cette attitude n’est pas un manque de discrimination, car à cette époque ceux qui étaient considérés comme des maîtres en avaient fait la preuve et étaient reconnus comme tels par d’autres sages.

Après qu’Arjuna se fût montré le plus fort et le plus précis, et afin de vaincre le mal, les dieux lui fournirent des armes exceptionnelles, en particulier un arc divin donné par Varuna, le gândîva. C’était un arc long de six coudées muni de cent cordes, l’un des trois arcs célestes 12. Ce fut l’arme favorite du héros pendant toute sa carrière, une arme merveilleuse qui ne pouvait être entamée par aucune épée. Seuls Krishna et lui étaient capables de le bander. Créé par Brahmâ en personne, muni d’une corde fixée par Indra, il a été successivement en la possession de plusieurs dieux.

La première chose que l’on observe dans tous ces récits est la divi- nisation de l’arc qui ne peut être acquis ou utilisé que si l’utilisateur a éveillé en lui certaines qualités et facultés spirituelles. L’arc est ici utilisé contre tout ce qui s’oppose au dharma, à l’ordre cosmique, à la loi universelle et divine. Il constitue déjà un objet rituel d’exorcisme que l’on retrouve dans d’autres religions, en Chine bien sûr, mais également au Japon 13.

Arjuna était avant tout un archer prodigieux et, bien que l’on ne connaisse pas sa date de naissance, on sait qu’il vécut à l’époque de l’avatar qui, dans la série des Grands Êtres divins venus sur terre pour instruire le monde, fait suite à Râma et précède le seigneur Bouddha, c’est-à-dire le seigneur Krishna. Or, nous savons très précisément le moment de la mort de ce dernier puisqu’il coïncide avec le dernier cycle mineur d’une longue période d’évolution du monde que les hindous nomment Kali yuga ou âge noir du matérialisme. La date précise est située entre le 17 et le 18 février de l’année 3102 avant notre ère. Ce qui veut dire qu’il y a cinq mille ans, cette partie du monde utilisait non seulement l’arc mais aussi toute une panoplie d’armes extrêmement sophistiquées. Seulement, et c’est à peine concevable aujourd’hui, certains arcs envoyaient des flèches dites « magiques ». Par exemple, Karna possédait un arc puissant, mais ce sont ses flèches qui étaient exceptionnelles. Elles avaient le don, une fois envoyées, de se diriger elles-mêmes vers la cible, étant dotées d’une tête chercheuse grâce à la présence d’un déva (l’équivalent du kami japonais). Ces flèches étaient connues sous le nom de nâga-astra. En fait, elles étaient vénérées car, par un rite connu en Inde sous le nom de prânaprathishta, il était possible d’y ancrer un déva et de tirer profit de cette présence14. C’est exactement ce que font les prêtres shintô lorsqu’ils imposent à un kami de demeurer dans un objet qui prend alors le nom de shintaï.

Pour faire court, nous dirons que l’on ne connaît rien du Bhârat archaïque (devenu l’Inde moderne), pas plus qu’on ne connaît l’histoire des Akkadiens, des Phéniciens, des Étrusques et d’une multitude d’autres peuples pourtant plus récents et qui pourraient encore aujourd’hui nous éblouir au même titre que ceux qui construisirent la grande pyramide d’un prétendu Khéops.

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9. Elles ressemblent à s’y méprendre aux deux familles qui au Japon se firent long- temps la guerre, les Taira (similaires aux Kauravas) et les Minamoto (similaires aux Pandavas).
10. Le yabusame est l’art de tirer à l’arc à dos de cheval. Ce fut, à l’époque des samuraïs, un art et une discipline martiale très prisés.
11. Le Mahâbhârata de Vyâsa
12. Les deux autres sont vijaya, qui fut donné par Indra à Parashu-Râma (Râma à la hache) et par celui-ci à Karna, et shârnga, l’arc de Râma et de Krishna (Mahâbhârata, Udyoga Parvan, CLVIII).
13. L’enceinte circulaire où combattent les sumôtori est un lieu saint établi selon les rites du shintô, c’est pourquoi le sumô se doit de « dégager » ou « d’exorciser » l’enceinte des démons qui pourraient s’y trouver en exécutant la danse de l’arc.

Michel Coquet 

                        
                                                                              

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