MARC HALÉVY OU LE MESSAGER ARDENT



Et si Dieu était l’idée la plus philosophique, la plus scientifique, la plus utile pour la raison qui soit ? C’est la question que pose Marc Halévy, avec flamme plus qu’avec provocation, avec pertinence surtout, son propos n’étant pas de nous prouver que Dieu existe, mais de passer des faux dieux au Dieu qui fait sens. Ce en quoi il est le digne héritier de la tradition prophétique qu’il connaît et qui l’inspire.

La métaphysique occidentale s’est pour une part enfermée dans un faux problème aux conséquences désastreuses. Elle a cherché à savoir si Dieu existe ou non. Ce qui a donné deux temps dans son développement : le temps du théisme cher- chant à démontrer que Dieu existe et qu’il est une réalité, et le temps de l’athéisme cherchant à démontrer qu’il n’existe pas et qu’il n’est qu’une illusion. Thèses contradictoires en apparence. Thèses similaires en réalité, toutes deux reposant sur le même projet : dire une fois pour toutes ce qu’il en est du réel. En finir donc avec la pensée en possédant le fin mot de l’histoire à propos de ce qui est afin d’établir le bon ordre sur la bonne doctrine. On connaît la suite. Cette attitude a débouché sur les deux totalitarismes qui ont meurtri l’Occident : le totalitarisme religieux chrétien à la fin du Moyen Âge et le totalitarisme antireligieux communiste et nazi au xxe siècle. Quand on cherche à en finir avec la pensée, on finit par en finir avec les hommes.

Ne concluons pas que la métaphysique est morte pour autant. Ainsi que le montre Marc Halévy, elle est bien vivante. À condition qu’on aille la chercher là où elle est. En l’occurrence chez des penseurs de l’envergure de Nietzsche, qui a bien compris l’enjeu du drame qui taraude la pensée occidentale. Les philosophes devraient être divins au lieu de parler sur Dieu, comme ils devraient être la morale au lieu de discourir à son sujet. Dieu meurt quand il n’est plus que l’enjeu d’une discussion idéologique. Et l’athéisme qui discute contre lui est aussi mort que lui, le problème n’étant pas de lutter contre le totalitarisme religieux en prouvant l’inexistence de Dieu. Si l’on veut pouvoir efficacement remédier à la crise de la pensée en Occident, il importe de remonter à la source du mal qui la mine. Il faut en finir avec l’existence de Dieu.

Tout homme a un Dieu, même l’athée, même le nihiliste, le Dieu de l’athée étant le monde et la matière, et celui du nihiliste, le néant et la violence. Aussi est-il vain de se demander si Dieu existe ou pas. Quand le croyant cherche à démontrer l’existence de Dieu, le Dieu dont il parle n’est plus Dieu, mais une idole fabriquée avec des bribes de nature, d’humanité et de pensée. Et quand l’incroyant nous explique que Dieu est une illusion, il finit toujours par faire revenir Dieu sous une autre forme. Cela ressemble à un vaudeville. Qui croit servir Dieu en prouvant son existence le dessert et le tue. Qui croit s’en être débarrassé ne cesse de ranimer son cadavre. D’où la pertinence de la tradition prophétique juive, qui n’a jamais discuté de l’existence de Dieu, mais des idoles que l’on fabrique à son sujet.

Idolâtrer Dieu, nous l’avons vu, c’est ce que nous faisons quand nous voulons prouver son existence ou son inexistence. Nous voulons posséder le principe de toutes choses à travers Dieu ou le monde, l’être ou le néant. C’est ce que nous faisons encore quand nous faisons de Dieu un objet de croyance ou de non-croyance. Nous voulons nous définir ainsi une fois pour toutes. Ne pas idolâtrer Dieu, en revanche, c’est changer radicalement de registre en disant de lui tout simplement ceci : Dieu est une évidence.

Inutile de discuter, inutile de polémiquer. Un jour on com- prend. Mieux, on sent. Mieux encore, on est vécu. Ce n’est pas nous qui saisissons Dieu. C’est lui qui nous saisit. Cela change la face du monde en même temps que la nôtre. Quand Dieu est une évidence, le monde ne se divise plus entre croyants et non-croyants. Il n’y a plus que ceux qui sont en train de com- prendre, le croyant étant celui qui commence à comprendre et le non-croyant celui qui va comprendre un jour.

Il est absurde de diviser l’humanité à propos de Dieu. Pour une raison simple. Nous sommes tous en train de com- prendre. Croire en Dieu, ce n’est pas savoir qui est Dieu. Et ne pas y croire également. En ne perdant pas cette pensée de vue, on peut partir avec Marc Halévy explorer Dieu. Il faut dire explorer, Dieu n’ayant pas qu’une facette. Alors que la théologie dogmatique pense Dieu à travers la puissance, la justice et la bonté, etc., Marc Halévy nous propose d’autres visages de Dieu sous la forme de l’extase, du processus et de la pratique, entre autres.

L’extase naît de l’évidence. Elle est l’évidence en acte. On est dans l’extase quand, sortant de soi et de la stase de soi qui fige toutes choses, on voit que tout est vie, tout est énergie, tout est comme le dit Marc Halévy, du virtuel qui s’actualise et de l’actuel qui se virtualise. Tout est porté, dynamisé, inspiré par le possible se « possibilisant ». Ce qui donne un début d’idée de ce que Dieu peut être. Pour être clair, Dieu est une bombe, une explosion de vie qui ne fait que des vivants et aucun mort. On a une extase quand on explose comme Dieu. Ce qui est le cas de tous les mystiques. Quand ils parlent de Dieu, ils ne parlent pas. Ils chantent. Ils dansent. Ils rayonnent de joie à l’image des hassidim le jour du Shabbat. Ils sont le big bang Ils sont la création du monde. Ils sont la joie de Dieu créant le monde. On est loin du dogmatisme théologique.

L’extase permet alors de déboucher sur la vision caractérisée par le processus. « Tout est processus », nous dit Marc Halévy. C’est le physicien qui parle. C’est aussi le mystique, physique et mystique ne faisant plus qu’un. Ce n’est pas le mystique qui le dit, mais le physicien contemporain. Notre langage nous trompe. Nous disons que le monde a été créé, que l’Homme est apparu. Le monde est en train d’être créé et l’Homme est en train d’apparaître. Il est donc absurde de parler de sujet ou d’objet, d’Homme ou de monde. L’Homme n’existe pas. Le monde n’existe pas. Il n’y a que des processus d’humanisation et des processus de « mondanisation ». Signe qu’il y a un point de rencontre entre le sujet et l’objet, l’Homme et le monde, un point qui n’est ni le sujet, ni l’objet, ni l’Homme, ni le monde. On le trouve dans le processus ou, plus précisément, dans la vision processuelle. Dieu est dans cette vision. Mettons-nous à envisager toutes choses sous cet angle. Tout devient vivant. On sent l’extase venir. On la fait venir.

Dieu est, en ce sens, au cœur d’une pratique et, pour tout dire, au cœur de la pratique. C’est ce que les mystiques vivent. Comme le rappelle Marc Halévy, le mystique est celui qui vit le mystère, le mystère étant un mot désignant à la fois le silence et la lumière. C’est ce que révèle la pratique de la présence au cœur de toute mystique. Soyons attentifs au sens de tension vers. Autrement dit, au lieu de vivre passivement, mettons-nous à vivre activement en voulant ce que nous sommes et ce que nous vivons au moment où nous sommes et où nous vivons. Nous allons taire le tumulte de la vaine agitation du monde. Et faisant ainsi silence, nous allons rentrer dans un espace lumineux, la lumière étant la circulation de la vie en tout point de l’espace et du temps. Nous allons habiter et être habité par la fulguration de la vie. Dieu va alors se révéler sous son vrai visage. Une joie. Une immense joie. Une faramineuse bouffée de vie. Un vertigineux souffle de vie.

Il y a des penseurs « sont-ce d’ailleurs des penseurs ? » qui dissuadent de Dieu, tant leur Dieu est triste et ennuyeux. Marc Halévy donne envie d’aller le découvrir. On pourra, bien sûr, discuter telle ou telle thèse, notamment concernant le Christ et le christianisme. Tout n’est pas que désastre dans la tradition chrétienne. Reste que l’essentiel est là. Marc Halévy, avec fougue, nous parle d’un Dieu vivant qui donne envie de lire et de penser Dieu, et c’est bien là l’essentiel.

      Bertrand Vergely             
                                                                              

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 Couverture de livre

 

Marc Halévy mène trois activités parallèles. Leur fil rouge : "La compréhension du Devenir"
SYSTEMIQUE : après avoir été doctorant et chercheur auprès d'Ilya Prigogine (Prix Nobel 1977) pendant près de 10 ans, il continue d'étudier les sciences de la complexité et à faire de la recherche théorique fondamentale sur la physique des processus.
NOETIQUE : l'applicaton de la physique des processus à l'évolution du monde humain et, spécialement, au changement de paradigme que que nous vivons actuellement, lui permet, en particulier, d'aborder toutes les facettes socioéconomiques du passage de l'économie industrielle à l'économie de l'immatériel. C'est son activité de prospective.
MYSTIQUE : la physique des processus et l'évolution humaine posent tous deux la question du "sens", de l'intention sous-jacente, ce qui connecte immédiatement sur le domaine de la spiritualité et de la mystique en particulier, au-delà de -mais non sans- la philosophie et la métaphysique. Il a étudié la philosophie et l'histoire des religions, et s'est spécialisé en Kabbale et Tao-chia (Lao-Tseu et Tchouang-Tseu).