Sexe : les blocages et les croyances

La sexualité humaine n’a plus grand-chose de naturel. Elle est essentiellement façonnée par la culture. Du côté des femmes, certaines croyances ont la vie dure. Venant du passé, elles influencent notre présent, suscitant des interrogations : le désir féminin est-il plus mental que charnel ? Les femmes ont-elles autant de plaisir que les hommes ? Sont-elles vraiment passionnées, romantiques ? Et qu’en est-il de ces fameuses hormones, dont on parle tant sans bien comprendre quel rôle elles jouent ?
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La sexualité humaine n’a plus grand-chose de naturel. Elle est essentiellement façonnée par la culture. Du côté des femmes, certaines croyances ont la vie dure. Venant du passé, elles influencent notre présent, suscitant des interrogations : le désir féminin est-il plus mental que charnel ? Les femmes ont-elles autant de plaisir que les hommes ? Sont-elles vraiment passionnées, romantiques ? Et qu’en est-il de ces fameuses hormones, dont on parle tant sans bien comprendre quel rôle elles jouent ?

Quelques cas de femmes vont nous permettre d’étudier comment et pourquoi le désir est parfois malmené, de saisir en profondeur les causes de ces difficultés et d’apporter une guidance à toutes celles qui s’interrogent. Tous ces vécus sont bien réels. Seuls de légers remaniements ont été apportés afin de permettre le respect du secret professionnel...

Il y a l’amour et... le sexe
« Parfois mon corps a du désir et ma tête est ailleurs ou bien je suis très amoureuse mais, physiquement, je ne ressens rien. » Anita s’excuse immédiatement pour ses propos qu’elle juge confus. Et pour cause, elle n’y comprend pas grand-chose, elle est perdue. Cette jeune femme de 28 ans consulte car elle se trouve en décalage avec elle-même et avec son ami. Elle vit avec Éric depuis deux ans maintenant. Avant lui, elle a eu quelques aventures sans importance. Dès leur rencontre, elle a senti qu’il s’agirait d’une histoire forte et durable. Au- delà des premiers moments d’amour-passion, elle a vu se tisser entre eux des liens qui n’ont fait que se renforcer au fil du temps. Elle se sent bien avec lui, sécurisée, en confiance. Bien que de caractère différent, ils se comprennent mutuellement et savent bien communiquer. Tout irait pour le mieux, mais malheureusement après quelques mois sans nuages, Anita a commencé à éprouver des difficultés. Elle s’est aperçue qu’elle avait de moins en moins envie de faire l’amour, au point de fuir les occasions d’intimité. Ils ont mis du temps à réaliser qu’il y avait un problème. Et encore plus de temps à en parler ; mais Anita est inquiète, elle sent qu’Éric souffre.

La tête d’un côté, le corps de l’autre...
Au-delà de la simple frustration, c’est surtout le senti- ment d’être repoussé par son amie qui lui est douloureux. Chaque refus est ressenti comme un rejet de lui-même, ce qui le blesse profondément. Anita perçoit son malaise, elle se culpabilise et tous ces sentiments négatifs envahis- sent progressivement le champ intime du couple et l’empoisonnent. Depuis quelques mois, un climat lourd s’est installé entre eux. Leur relation est moins gaie, plus tendue. Chacun se retranche dans un silence pesant. Ils communiquent moins facilement et s’éloignent de cette connivence légère et ludique qu’ils avaient su créer. Au travail, dans la journée, Anita pense à Éric. Alors, elle est pressée de le revoir, s’imagine dans ses bras et avoue ressentir, à ce moment-là, du désir. Elle n’a aucun doute, elle l’aime. Mais, une fois à la maison, tout se complique. Ses idées sont à peu près identiques mais ses sensations corporelles lui échappent, son corps est contracté, bloqué, défendu. Elle se voit en train de donner à son ami un baiser froid et distant et d’éviter soigneusement les bras qui tentent de l’enlacer. Le contact l’agace et la crispe. Son discours est neutre, peu chaleureux. Elle évoque ses problèmes au travail, ou le menu du soir, ou le film à la télé de manière à éloigner toutes paroles appartenant au registre tendre et intime.

Éric, sans en être toujours très conscient, perçoit néanmoins le message ; il se tient à distance. Anita est encore plus troublée quand elle me raconte que la nuit, parfois, elle se réveille car elle a fait un rêve où de toute évidence elle a pris du plaisir sexuel avec un partenaire sans visage. Par ailleurs, il y a quelques jours, Éric l’a désirée fortement. Réticente d’abord, elle s’est ensuite laissée faire. Impossible de refuser tout le temps. Oh sur- prise ! Elle y a pris beaucoup de plaisir. Sa tête disait « non » mais son corps a dit « oui ».

Anita s’étonne que faire l’amour soit si compliqué pour elle et si simple pour lui. Il a du désir, il l’aime, il l’exprime par des mots et son corps le dit aussi : il a des érections. Il le vit dans son corps comme dans sa tête, sans coupure, dans une totale intrication. Le corps occupe même le devant de la scène. Le désir physique étant plus concret, c’est pour les hommes cette expression physique qui lui donne son sens et sa puissance. D’où l’énorme désarroi chez ceux dont l’érection est défaillante. La perte de ce repère, au lieu d’être une simple panne mécanique, menace le désir lui-même. Peut-on être un homme désirant sans cette manifestation érectile indissociable ? Comme Anita, mais pour des raisons différentes, il ne pourra pas répondre à la question difficile : le désir est-il mental ou charnel ? Pour lui, cette question n’a d’ailleurs aucun sens, car à ses yeux, tout est confondu. À l’inverse, pour la jeune femme, il y a une dissociation, un décalage entre le corps et la tête. Anita sent bien que c’est là que se situe le nœud de son problème. C’est pour cela, comme de nombreuses jeunes femmes, qu’elle me pose la question à sa façon, dès le premier entretien. La légèreté de l’esprit est-elle à mettre en opposition avec la pesanteur du corps ? Où se situe le désir ? Mental ou charnel ?

Le rapport amoureux entre deux êtres illustre parfaite- ment la complexité de la réponse. Unicité, dualité ? Inter- action corps-esprit ? Dans les premiers temps d’une relation, c’est indissociable.
Voyons Isabelle et Jean. Leur premier tête-à-tête a lieu ce soir. Ils se sont connus au travail. Jean a franchi le pas la veille en invitant Isabelle à dîner avant de l’emmener à un concert de jazz, sa passion. La jeune femme pénètre dans la salle de restaurant avec un peu de retard. Son visage est un peu crispé. Elle balaye la pièce du regard à la recherche de son ami ; il faut dire qu’elle est un peu myope et que par coquetterie elle n’a pas pris ses lunettes. Soudain elle le voit et s’avance vers lui. Il l’a lui aussi, aperçue et se lève pour l’accueillir. Instantané- ment, leurs visages s’éclairent d’un large sourire. Pas celui convenu et neutre que l’on réserve aux relations polies, mais un sourire chaleureux et ouvert qui illumine leurs yeux et fait rosir leurs joues.

Entre eux, le courant émotionnel est presque palpable. Ignorant les tables voisines et incapables de se quitter du regard, ils s’isolent dans une bulle d’intimité. Légère- ment penchés l’un vers l’autre, les bras ouverts, ils semblent vouloir se rapprocher et se toucher. Leurs mains proches, si elles n’osent encore s’effleurer, caressent sou- vent la nappe ou la serviette. Isabelle penche un peu la tête sur le côté quand Jean lui parle et ses lèvres s’entrouvrent. Ses yeux restent fixés sur son interlocuteur, exprimant ainsi son intérêt profond. Jean profite du prétexte de lui montrer un plat sur la carte pour frôler sa main et placer son bras contre le sien. Le visage, les yeux, la voix, les gestes et le corps tout entier participent au langage amoureux chez ce couple qui ne s’est encore rien dit. Le langage verbal ne viendra qu’après, peut-être en fin de soirée, précédé et préparé par l’expression corporelle.

On saisit à travers cet exemple l’importance de cette communication au-delà des mots. Plaisir et brillance du regard, jeux de miroir : on regarde l’autre et on se voit dans ses yeux, visages tendus, vitrine émotionnelle qui reflète l’intensité du vécu intérieur, mouvements de son propre corps se confondant et faisant écho à la perception du corps de l’autre, et enfin plaisir du toucher qui regarde, découvre, parle, demande et donne.

Dans l’amour, c’est un corps de langage qui s’exprime. La dualité corps-esprit ne veut plus rien dire. On ne fait pas l’amour avec des mots mais pas non plus avec des mécaniques physiques bien huilées. Il y a dépassement du corps charnel vers le corps fantasmatique, imaginaire, le sien et celui de l’autre. Dans cet exemple, entre la femme et l’homme, entre Isabelle et Jean, il n’existe aucune différence au stade de l’amour-découverte, de l’amour-passion. Leur désir est là, très intense. Peu leur importe de savoir s’il est corporel ou mental. La puissance du ressenti les submerge et renverse les barrières. L’être tout entier participe à ce magnifique ballet amoureux. Le blocage viendra plus tard quand la passion s’apaisera un peu. Le corps réagira plus modéré- ment, bien sûr, mais la difficulté majeure viendra de la raison qui reprendra sa prépondérance. Pendant un moment, la passion a pu l’emporter. Mais rapidement, le contrôle des idées morales, les concepts philosophiques et religieux vont s’interposer et dicter leurs lois.
Un divorce qui vient de loin...

Pour comprendre les racines de cette séparation, l’évoction rapide de nos vieux concepts philosophiques et religieux me paraît incontournable. En apparence, l’unité corps-esprit ne semble faire aucun doute à notre époque qui a vu l’avènement des conceptions unicistes. L’individu se doit d’être pris dans sa globalité. Cependant, il semble que malgré tous nos efforts, nous soyons encore très marqués par la vieille conception dualiste.
Descartes, au XVIIe siècle, oppose corps matériel mécanique et physico-chimique à une âme spirituelle, immatérielle et immortelle. Platon avant Descartes distinguait déjà âme et corps avec une haine du physique qui va jusqu’à son élimination et son exclusion totale. Mais c’est la religion chrétienne en Occident et plus générale- ment les religions monothéistes qui, à l’échelle du monde entier, vont avoir l’influence la plus déterminante. Le passage du polythéisme au monothéisme est globalement reconnu comme un progrès du monde civilisé. Pourtant, cette évolution s’est imposée par la violence et a élevé une haine féroce contre tout ce qui relève de l’instinct naturel.

Il est bien sûr totalement indispensable d’encadrer et d’aménager les pulsions primitives sous peine de voir l’équilibre d’une société gravement menacé. Mais si cette limitation est excessive et devient un interdit rigoureux, elle risque d’être insupportable et inapplicable. L’être humain sera alors placé face à un problème insoluble. Ses instincts relèvent du corps qui est diabolisé. L’esprit est là pour permettre de s’élever et de dépasser cette contingence matérielle. L’homme est sommé de renier son corps assimilé à son animalité. Néanmoins, comme il a un corps et qu’il n’est pas (qu’il le veuille ou non) un pur esprit, il est condamné à échouer et à se sentir éternelle- ment malheureux et coupable. C’est le destin que toutes les religions monothéistes réservent à l’être humain dont le corps est renié, où le sexe est coupable.
C’est l’apôtre Paul qui, le premier, va faire émerger l’idée du péché de chair. Il remplace la circoncision classi- que, petit sacrifice limité, par une circoncision symbolique plus étendue. C’est le renoncement au plaisir charnel et non plus seulement à un petit bout de peau. C’est le sacrifice spirituel qui détermine la suprématie de l’esprit sur le corps et le refoulement définitif de tout ce qui est corporel. Le corps est nié, il n’est plus que l’enveloppe de l’âme.

Dans le christianisme, la mortification du corps devient le préalable indispensable et la garantie du bien. Le sacrifice du corps, suivi de sa résurrection, implique qu’il soit idéalisé et appartienne au monde des idées. Mais pourquoi ces vieilles conceptions vont-elles toucher beaucoup plus profondément les femmes que les hommes ?

La religion est aussi garante de la stabilité sociale. Elle ne peut se permettre de nier complètement la sexualité tout en prêchant le « croissez et multipliez ». Il faut bien des relations sexuelles pour faire des enfants. Elle va donc admettre à contrecœur l’existence de cette fornication et reconnaître le désir qui pousse l’homme vers la femme.

Mais attention, ceci dans un seul sens. C’est la prépondérance du mâle, seul dépositaire de la puissance de procréation. Cependant cet instinct devra être encadré dans l’institution matrimoniale. L’église en fera un sacrement. La femme, quant à elle, acceptera passivement de subir cet hommage uniquement pour le bonheur d’être mère, seule possibilité pour elle de se réaliser sexuellement. L’idéal féminin est la maternité et la virginité. La Vierge Marie incarne cette représentation, elle qui a pu réaliser l’exploit d’enfanter en évitant la souillure de l’acte sexuel. Le désir sexuel féminin est vécu comme une véritable menace de la cellule familiale et de la filiation. C’est la femme qui porte l’enfant et qui va donc être le chaînon nécessaire à la transmission du patrimoine et du nom. Pas question de lui permettre une quelconque errance sexuelle. Elle devra arriver vierge au mariage et rester strictement fidèle à son mari, sous peine d’engendrer des bâtards et de menacer l’institution familiale patriarcale. Son corps n’est que le réceptacle passif de la semence masculine dans le seul but, bien sûr, de mener la grossesse à son terme en nourrissant l’enfant. Dès lors, cette dichotomie corps-tête opposant le haut et le bas, l’instinctif et le civilisé va s’imposer à l’ensemble de l’humanité mais avec une rigueur et une sévérité particulières en ce qui concerne les femmes. On admettra en revanche implicitement chez les hommes l’existence du désir sexuel, à condition bien sûr qu’il reste dans le cadre défini.

Mais la religion chrétienne, ainsi que les religions monothéistes en général, vont aller encore plus loin. La femme va incarner le péché, la tentation dont l’homme peut être à tout moment la victime. Voyez ce pauvre Adam, incapable de discernement, se laisser convaincre de croquer la pomme par une Ève habile et perverse. L’homme ne peut être que la victime de ces femmes tentatrices et démoniaques. On l’exhorte bien sûr à résister, mais la vraie coupable, c’est sa compagne. Elle possède le mal en elle, d’irrésistibles appâts stimulant les bas instincts de l’homme et contre lesquels son esprit devra lut- ter. C’est aussi pour cette raison qu’on va garder les femmes sous tutelle afin d’éviter que par leurs agissements elles ne pervertissent les hommes.

Cette théorie a des conséquences très graves sur les femmes. Elles sont montrées comme des êtres faibles et mauvais dont il faut se garder comme si elles avaient le vice dans la peau. Elles doivent être protégées d’elles- mêmes. Encore une justification pour que la morale masculine s’applique avec une sévérité toute particulière aux femmes. Point n’est question dans tout ça de la responsabilité et de l’autodétermination des conduites masculines. Si les hommes se laissent glisser vers des débordements sexuels, c’est à cause de leur instinct qui est reconnu comme très fort et de ces femmes qui les tentent. Il est donc logique, puisque la faute est féminine, de les punir. Il faut s’assurer qu’elles se feront les plus discrètes possible. Une femme « comme il faut » se doit de dissimuler tout ce qui pourrait attiser la convoitise de l’homme, elle doit baisser les yeux et cacher son corps. Si elle ne le fait pas, elle n’a que ce qu’elle mérite en cas de problèmes. Longtemps, les femmes violées ont été considérées comme des « aguicheuses » responsables d’avoir fait perdre aux hommes le contrôle de leurs pulsions.

Toutes les femmes sont des...
À quelques variantes culturelles près, toutes les religions monothéistes véhiculent ces idées-là.
Chez les musulmans, elles justifient le confinement des jeunes femmes et le port du tchador. Elles seront répudiées ou condamnées à mort si elles sont soupçonnées d’avoir perdu leur virginité avant le mariage ou d’avoir trompé leur mari. De plus, leur statut de mineure à vie les maintiendra dépendantes des hommes, qu’ils soient pères ou maris.

Anita a été victime il y a quelques mois d’une agression sexuelle dans la rue, vers 22 heures. Elle regagnait son domicile après avoir dîné avec une amie lorsqu’elle a eu la malchance de croiser un groupe de jeunes hommes un peu éméchés. Elle n’a pas été violée mais molestée. Elle a subi des attouchements sexuels traumatisants. Très choquée, elle a porté plainte et les agresseurs peu discrets ont été immédiatement interpellés. Mais lors du procès, elle a subi un deuxième traumatisme, peut-être encore plus grave que le premier.

Tout d’abord, le représentant de la loi a minimisé la gravité des faits, traitant le délit comme une simple alter- cation sur la voie publique. Mais surtout, les coupables, non seulement n’ont montré aucun remords, aucune prise de conscience des conséquences de leurs gestes sur la victime, mais ont essayé de démontrer qu’ils avaient des circonstances atténuantes. En effet, selon eux, Anita se trouvait seule dans la rue à 22 heures. Une femme convenable devrait sans doute être chez elle ou bien être accompagnée d’un homme. De plus elle portait une jupe assez courte et était jolie. En effet, comment demander à des hommes normaux, qui ne sont pas « de bois », de résister, surtout quand ils ont un peu bu ?

Latifa est une jeune fille de 19 ans d’origine maghrébine. Elle est née en France et vit en banlieue parisienne dans ce que l’on nomme une cité. Elle a deux frères de 17 et 22 ans et une petite sœur de 12 ans. Dès l’adolescence, on lui a signifié qu’elle n’était plus libre de sa conduite dont dépendait maintenant l’honneur familial.

Les règles sont claires. Elle sort le moins possible de chez elle, et si c’est le cas, elle doit être accompagnée de ses frères, baisser les yeux dans la rue et mettre des vêtements qui dissimulent au maximum sa féminité. Plus question, bien sûr, d’avoir des copains garçons. Et la liberté ? Plus question de liberté ! À l’inverse, plus ses frères grandissent, plus ils ont le droit de disposer de leur vie. Ils sortent le soir, rentrant parfois fort tard dans la nuit. Les parents ne leur posent que rarement des questions. Ils respectent leur autonomie et acceptent de les voir devenir adultes. À l’inverse, plus Latifa grandit, plus l’étau répressif se resserre. L’autre jour, elle a surpris une conversation entre ses parents où il était question de son mariage. On l’a progressivement dépossédée de sa vie. Latifa vit cette situation comme une injustice, mais quel choix a-t-elle ? Si elle ne se conforme pas à ces règles, elle sera désignée par sa famille et par la communauté tout entière comme une fille perdue et sans moralité. Elle sera entachée par une faute qu’elle ne comprend pas. Comment pourra-t-elle vivre alors sans repère social, bannie et exclue par les siens ?

Récemment, un jeune homme, au lycée qu’elle fréquente, lui a fait une cour assidue. Elle pense beaucoup à lui. Mais que doit-elle faire ? Elle est perdue. Son corps, sa sexualité lui appartiennent-ils ? Peut-elle en disposer ? A-t-elle le droit de désirer ce garçon ? L’autre jour, il a essayé de l’embrasser. Elle a ressenti un grand effroi, son corps s’est bloqué, tendu vers le refus, elle a eu un sentiment de dégoût comme si les agissements de son ami l’avaient salie. Cependant peu de temps après, des pensées coupables l’ont assaillie et elle regrettait amèrement de ne pas avoir profité de ce baiser. Devant cette ambivalence, elle vient demander de l’aide car elle se sent bien jeune pour résoudre ce terrible problème qui, bien sûr, la dépasse largement.

Cet écartèlement entre pulsions corporelles et interdits de l’esprit provoque de nombreux blocages, y compris au sein de la vie de couple. Béatrice et Jean sont mariés depuis huit ans maintenant. Issus tous les deux de familles catholiques très pratiquantes, ils se sont connus à 20 ans dans le cadre protégé de leur cercle d’amis. Ils se sont courtisés deux ans avant de se fiancer et enfin de se marier. Béatrice est arrivée vierge au mariage, elle y tenait beaucoup. Ils ont eu deux enfants qui ont actuelle- ment 6 et 4 ans. Mais il y a quelques mois, un coup de tonnerre est venu bouleverser ce tableau idyllique. Béatrice est tombée amoureuse d’un collègue de travail et a trompé son mari. Je les reçois tous les deux car ils sont en plein désarroi. Béatrice ne sait plus où elle en est. Ses convictions d’origine sont intactes : son mari, ses enfants, sa famille ont énormément d’importance pour elle. Mais avec son amant elle a découvert des sentiments, des sensations qu’elle ne connaissait pas : elle a découvert son désir. Comment l’oublier et faire comme avant ? Comment y renoncer ? A-t-elle eu tort de se marier sans en tenir compte ? Jean, lui non plus, ne comprend plus rien. Sa femme ne devrait-elle pas être comblée ? Elle a un mari attentif et deux merveilleux enfants. Que lui faut-il de plus ? Il condamne cette infidélité coupable mais veut bien passer l’éponge sur ce moment d’égarement, ce coup de folie passagère. Néanmoins, le trouble persistant de Béatrice l’ébranle forte- ment. Il commence à penser qu’elle n’est peut-être pas la femme qu’il a cru épouser, conforme à l’idée qu’il se fait de la compagne idéale ayant les qualités requises pour être une bonne mère et une bonne épouse. L’évocation du désir sexuel le révulse comme une incongruité, il se ferme rapidement et refuse tout dialogue.

Le travail avec ce couple paraît mal engagé et l’issue incertaine. Sans une profonde remise en question des représentations mentales de Jean et un approfondisse- ment chez Béatrice de ce qu’elle a vécu, on ne pourra déboucher sur aucune solution satisfaisante. Ils peuvent, bien sûr, faire machine arrière et retrouver leur état antérieur en recouvrant soigneusement le problème, mais la brèche a eu lieu et il est fort à craindre qu’elle puisse se rouvrir à tout moment. Leur couple éclaterait alors dans un grand désarroi et une totale incompréhension. Le bilan serait très coûteux pour tous et provoquerait beaucoup de souffrances.

Impossible de parler de sexualité sans évoquer très succinctement les théories du père de la psychanalyse.
Freud va réaliser une véritable révolution de l’ensemble de nos conceptions de la psychologie humaine. Il va d’emblée, surtout au début de sa théorisation, établir un lien entre la biologie, la physiologie, c’est-à-dire le corporel, et les pathologies psychiques. Mais avec la science des rêves, il franchit un pas et s’éloigne du corps. Cependant il restera une source d’inspiration fondamentale : « L’anatomie, c’est le destin », dit-il.

Sa théorie d’organisation pulsionnelle, même si elle paraît de nos jours à certains un peu schématique et dépassée, reste d’une importance primordiale. En effet, Freud dit qu’il existe une correspondance entre les différents stades de développement psychologique de l’enfant et l’importance de certaines zones corporelles à ces mêmes périodes. Par exemple, l’enfant, dès les premiers mois de sa vie, va organiser son existence entre des phases de sommeil récupérateur, nécessaire à sa maturation neurologique, et des moments centrés sur l’alimentation. En tétant le sein de sa mère, il réussit, bien sûr, à apaiser un besoin physique, à se remplir l’estomac et à calmer sa faim mais, en même temps, il tisse ses premières relations affectives avec sa mère. On connaît l’importance de cette interaction qui va servir de base au développement relationnel et psychoaffectif de l’enfant et du futur adulte. Quand le bébé tète, toute sa concentration et tout son ressenti sont centrés sur sa bouche. Elle devient une zone-clé lui permettant de se nourrir et d’être le support du bonheur de l’échange qu’il a avec sa mère. Elle est aussi un lieu de jouissance que l’on peut qualifier sans exagération d’érogène. Tout au long de la vie, elle conservera cette potentialité. On connaît l’importance de la bouche dans le rapport amoureux de même que dans d’autres comportements qui ont pour but de procurer du plaisir : boire, manger, fumer.

Freud a aussi démontré que le développement des différentes zones érogènes se faisait en s’étayant sur notre fonction physiologique. À partir du corps chair s’édifie un corps symbolique, imaginaire et érotique. La physiologie a servi de base pour que la psychanalyse advienne. Même si on peut lui reprocher aujourd’hui de, peut-être, s’en être trop éloignée. Le physique dans la théorie freudienne ne s’oppose pas au mental. Il y a un étayage et une intrication, la relation au corps restant le primum movens.

La psychanalyse a malheureusement évolué du côté d’une théorisation de plus en plus complexe, aboutissant souvent à mettre le corps complètement hors jeu. Au point que certains analysants ont pu avoir l’impression que leurs propos étaient perçus comme une incongruité par l’analyste lorsqu’ils s’égaraient dans des considérations trop corporelles. D’autres patients vont, pendant la cure analytique, éviter soigneusement de parler de leur sexualité, jugeant le lieu inadapté. Paradoxe complet quand on sait que chez Freud la sexualité a été au centre de sa théorie. C’est le premier à avoir parlé de la sexualité infantile et du tout sexuel. On l’a, pour cela à l’époque, traité d’obsédé. Cette évolution vers la dépréciation du corporel est très importante quand on sait l’influence des théories freudiennes sur l’ensemble de nos conceptions modernes, même chez les non-initiés.

Mais ce n’est pas le seul écueil. Freud était un homme et, de plus, il a évolué dans la société viennoise bourgeoise de son époque. Même s’il a pris bon nombre d’exemples féminins pour construire sa théorie, son point de vue est resté très influencé par sa vision masculine de la sexualité du moment. Il existe indéniablement un centrage phallocratique basé sur un modèle masculin transposable aux femmes. Même si plus tard, de célèbres femmes psychanalystes ont apporté une contribution importante en développant la théorie freudienne, néanmoins les premières bases étaient jetées. Freud lui-même reconnaissait que la féminité restait pour lui un continent noir.

Oui, on peut faire trop de sentiments...
« Quand il vient vers moi avec son désir, j’ai l’impression de n’être plus qu’un corps, un objet qu’il convoite, dont il va s’emparer et donc je le repousse. » Pourtant, Marie est sûre d’aimer son mari et sait, sans aucun doute, que ses sentiments sont réciproques. Elle lui reconnaît beaucoup de qualités. Elle a de l’estime pour lui. Mais... quand elle sent qu’il a du désir pour elle, tout bascule. Elle n’a plus en face d’elle le même homme. Ce n’est plus l’être doux et respectueux qu’elle connaît bien. Ce regard intense qui fixe ses seins, son sexe, ses gestes un peu maladroits, ses mains qui la tripotent... pour elle, il devient une sorte de prédateur. «Je n’ai plus l’impression d’être un sujet humain mais un objet sexuel composé de morceaux d’anatomie faits pour assouvir les besoins d’un homme. » Marie semble dépossédée de son corps et elle le vit très mal.

Elle dissocie complètement les sentiments affectifs de son époux qui, dit-elle, s’adressent à sa personne, et son désir sexuel, qu’elle perçoit uniquement tourné vers son corps. Le désir est du côté de l’autre ; elle n’avoue que des sentiments et n’envisage pas une seconde son corps, à elle, comme pouvant être désirant. Elle se sent avilie, réduite à un état passif. Elle réagit violemment en repoussant son mari qui, bien sûr, ne comprend pas. Elle vit la relation sexuelle en prenant la place de l’objet du désir de l’autre et ne parvient pas à faire entrer son corps dans le ballet relationnel où il pourrait devenir sujet actif de son propre désir. Elle lui en veut à cause de son attitude, de son regard, de ses gestes. Personne n’aimerait se sentir réduite à ce rôle, mais en même temps, elle saisit dans son comportement une incohérence. Elle répète pour se rassurer que la sexualité n’est pas ce qu’il y a de plus important dans un couple. Mais elle sait aussi que cela existe et qu’elle ne peut se contenter de l’ignorer. Elle sent confusément qu’une partie importante d’elle-même lui échappe, qu’elle ne peut pas rester sur une position défensive où seule l’attitude de l’autre est condamnable. Elle est trop intelligente pour se contenter de cela. Marie, même si elle affirme pouvoir se passer de sexualité, n’est aucunement prête à renoncer à son couple. Elle se présente comme une femme très romantique, émue aux larmes par les mélos où la scène finale se termine par un baiser scellant pour la vie l’union des amants. Elle avoue que, jeune fille, elle a dévoré quantité de romans à l’eau de rose. Elle se trouble lorsque je lui dis que, malgré tout, il s’agit là, sans aucun doute, de sexualité. Ses rêveries ou ses fictions mettent bien en scène des hommes et des femmes qui s’aiment, même si le désir dans son expression concrète et charnelle est gommé. Il a subi un habillage sentimental qui le rend acceptable, convenable et civilisé.

Le cœur n’est certainement pas à exclure des relations amoureuses, mais il ne doit pas devenir l’unique approche de la sexualité, sous peine de réaliser une amputation catastrophique compromettant gravement la vie sexuelle. Cet aménagement, au lieu d’être une amélioration, une manière élégante d’introduire plus de sophistication, de finesse et d’élaboration dans la relation sexuelle, devient une mascarade grotesque éloignant les femmes de l’essence même de leur sexualité et dressant les deux sexes l’un contre l’autre.

Hommes et femmes se trouvent en effet piégés dans des représentations rigides, caricaturales et figées. Cette question récurrente, le désir est-il mental ou charnel, est au cœur des problèmes touchant la sexualité féminine. Chaque fois que le désir manque ou s’éteint, il est question de cette terrible césure corps-tête qui l’entrave et l’étouffe.

 

Ghislaine Paris 

 

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