L’alun et ses secrets





Si aujourd’hui on entend parler de la pierre d’alun (les médias vantent ses propriétés désodorisantes et les pharmacies et parapharmacies en regorgent), jadis aussi ce produit naturel était très populaire, très utilisé et donc d’une importance capitale. Indispensable à l’exercice de certains métiers, dans la fabrication de nombreux produits, à la santé de l’homme et dans l’art, il était précieux.
S’il est en partie remplacé par la chimie industrielle, ses propriétés sont toujours appréciées.

Un peu d’histoire...
Sur les traces de l’alun
C’est en Orient que l’alun a commencé à être connu. On ne sait pas précisément à quel endroit ni à quelle époque il a été fabriqué, mais l’une des plus anciennes mines était à Rocca (« roche »), une ville de Syrie appelée aujourd’hui édesse1. Cette version est néanmoins contestée par certains scientifiques. Ils hésitent à croire que le nom vienne de cette ville plutôt que de l’état natif du sulfate double d’alumine et de potasse disposé en roche dans certaines localités, ou de la forme que l’on donnait à ce sel dans les fabriques d’Orient.

En Égypte antique
C’est Hérodote2 qui, le premier, évoque l’alun à propos du pharaon Amasis (appelé aussi Ahmès II, Iâhmes II ou encore Ahmosis II, pharaon de la XXVIe dynastie de la Basse époque égyptienne) qui régna de -571 à -526 et que l’on surnommait « le Fourbe » ; je cite : « Amasis entretenait de bons rapports avec les Grecs. Allié à Cyrène, à Crésus de Lydie et à Polycrate de Samos, il envoya des offrandes à Delphes pour la reconstruction d’un temple d’Apollon détruit en -548 et adressa aux Delphiens comme contribution volontaire à la reconstruction de leur temple 1 000 talents d’alun. »
Les Grecs d’égypte de leur côté envoyèrent à Delphes 20 mines de ce produit.

On retrouve l’alun dans les écrits et traités de l’Antiquité
Les Grecs utilisaient l’alun de Mélos (ou Milos, Milo). En 1848, Henri Gisquet nous en donne la preuve et écrit au sujet de Milo dans son ouvrage L’Égypte, les Turcs et les Arabes : « La belle rade de Milo était le point ordinaire de relâche des navires qui faisaient le commerce avec les échelles du Levant. On extrait encore des rochers de Milo des pierres meulières très estimées à cause de leur légèreté.

Les carrières sont situées près du cap Rheuma. L’alun y est aussi très abondant et paraît avoir été de tout temps l’objet d’un trafic avantageux. »

« C’est la saumure de la terre », disait Pline l’Ancien (né en 23 après J.-C. – mort en 79 après J.-C.). Les Romains préféraient celui de Chypre. Mais ils se ravitaillaient aussi à la Solfatare près de Naples, où la mine alumineuse se présentait sous la forme d’une terre blanche qu’on acheminait dans des amphores.

En ce temps-là, on choisissait l’espèce d’alun en fonction de la couleur à laquelle on le destinait. Pour les couleurs brunies, on réservait un alun très impur qui contenait beaucoup de sulfate de fer. Pline le désignait par le mot de nigrum : l’alun noir qui, disait-il, associé à la noix de galle, donnait une couleur noire (cf. Histoire naturelle). En outre, il fut le seul savant de l’Antiquité à parler d’alun noir. Aucun auteur ancien ne donne dans ses écrits la composition de l’alun, mais Pline explique que ce minéral se compose de terre et d’eau et qu’on le décompose en le réduisant en cendres sur des charbons ardents. Donc l’alun calciné était employé et connu depuis très longtemps.

Plus tard, Dioscoride1 vantait les propriétés de l’alun d’Égypte qu’on stockait à Alexandrie mais qui provenait des oasis de Farafa, en Égypte, mais aussi d’autres oasis d’Afrique où on en trouve encore cristallisé. Dans son ouvrage De materia medica, il assure qu’il avait la propriété d’empêcher les femmes de concevoir. Aulu-Gelle au chapitre I du livre XV (115-120-180) reprend cette notion, ajoutant que non seulement cette substance empêche les femmes de concevoir, mais qu’elle a également la propriété de faire obstacle à la combustion des corps. Quadrigarius Claudius, historien romain du temps de Sylla, écrit quant à lui que le bois enduit d’alun ne brûle pas, et, pour le prouver, il évoque un épisode de la bataille que livra le consul romain Sylla à Archélaüs, général de Mithridate, pour s’emparer du Pirée : « Archélaüs lieutenant de Mithridate disait que le meilleur moyen de parer à l’incendie était l’alun. Le feu aurait beau envelopper les bâtiments et s’insinuer dans les charpentes, celles-ci ne brûleraient pas. Aussi, pendant que Sylla assiégeait Le Pirée et qu’Archélaüs lieutenant de Mithridate repoussait ses attaques, une tour de bois faite par les assiégés fut enveloppée de toutes parts par le feu et ne brûla pas. Archélaüs l’avait enduite d’alun. »
Voici ce qu’écrit Quadrigarius à ce propos :
« Sylla pendant longtemps fit avancer des troupes et fit de grands efforts pour brûler une tour de bois qu’Archelaüs avait mise en avant de la ville. Il avança, lança des brandons contre la tour mais, malgré de longs efforts, ne put y parvenir. C’est qu’Archélaüs l’avait enduite d’alun. Sylla et ses troupes furent dans l’étonnement et il fallut se retirer. »

Du Moyen Âge au xixe siècle
La pierre qui engendra des guerres et des révolutions
L’alun était un des plus grands commerces médiévaux, le principal trafic des Occidentaux en Orient.
À cette époque, on allait le chercher en Syrie, en égypte, en Grèce et en Anatolie (Turquie).

Jusqu’au xiiie siècle, les marchands génois exploitèrent les mines d’Occident : celles de Pouzzoles près de Naples, des îles d’Ischia en mer Tyrrhénienne, de Vulcano sur le monte Argentario. Mais aussi de Castille, Majorque, de Bougie, du Maroc, de Thrace, de Karahissar sur le Lycus – à la production de 14 000 cantares1 par an –, de Kutaieh – 12 000 cantares par an.

Néanmoins, la mine la plus grande, la plus prospère se trouvait à Phocée (appelée aussi Foglia), dans le golfe de Smyrne, et produisait en moyenne 14 000 cantares par an – soit environ 700 tonnes.
Au xiiie siècle, cette alunière fut exploitée à grande échelle par la famille Zaccaria, des Génois, armateurs et propriétaires de teintureries à Gênes. Avec leurs bateaux (des caboteurs), ils desservaient les ports occidentaux : Gênes, Savone, Civitavecchia, Venise, Toulon, Marseille, mais aussi ceux d’Espagne, de la côte flamande, et ce, jusqu’en Angleterre.

C’est précisément à cette époque qu’un Génois dénommé Perdrix établit la première mine en Europe dans l’île d’Ischia (Encyclopédie théologique1).

En 1346, « la Maona [qui signifie “vieille” en génois] de Chio » prit le relais. Cette société commerciale anonyme regroupait de grands et puissants marchands génois qui abandonnèrent leur nom patronymique pour adopter celui de « Giustiniani » et mirent en commun leurs possessions et leurs exploitations dans le Dodécanèse, à Caffa en Crimée, Tabarka en Tunisie, en Corse et dans d’autres comptoirs (appelés les « échelles » par les Génois).

L’alun était stocké à Chio, au siège de la Maone, puis acheminé vers les différentes destinations. Dans la première moitié du xve siècle, les Lomellini, une famille d’armateurs génois qui avaient des représentants à Péra (quartier génois d’Istanbul), à Bruges et à Gênes, se chargèrent du transport dans leur Lomellina.

En 1449, le capital de la société « la Maone1 » était de quelque 280 000 ducats d’or de Gênes. Durant le premier trimestre de l’an 1449, vingt et un bateaux chargés d’alun partirent de Chio pour l’Occident. En 1455, neuf gros navires quittèrent Chio pour l’Angleterre et la Flandre. Chaque année, les armateurs transportaient 71 000 cantares, soit environ 3 500 tonnes de minéral qu’ils distribuaient dans le monde. C’est dire l’utilisation importante qu’en faisaient les hommes à cette époque.
Après la chute de Constantinople en 1453, les Ottomans s’empareront de Phocée. Le sultan Memeth II n’interdira pas aux Génois de continuer l’exploitation de l’alunière, cependant il augmentera considérablement les tributs, sachant que l’Occident ne pourrait pas s’en passer. L’alun était indispensable aux teintureries et aux tanneries. Aussi, en 1462, les nations chrétiennes verseront-elles chaque année aux Ottomans 100 000 écus – soit une tonne d’or (10 millions de francs, soit 1,5 million d’euros) pour l’exploitation annuelle de l’alunière.

Pour éviter les tributs ottomans et faire face à la demande occidentale, les Génois rouvriront Ischia et Lipari, mais ces mines s’avéreront peu rentables. Cependant, le pape Pie II, excédé de voir un tel capital partir chez les infidèles, demandera à son commissaire général des recettes de la Chambre apostolique, un parent à lui, Giovanni da Castro, de chercher des alunières en Europe. Giovanni da Castro les connaissait bien puisqu’il avait une teinturerie à Constantinople avant sa chute, et se ravitaillait dans une mine à proximité de la ville.

Plus tard, sur les terres papales – plus précisément sur les monts de Tolfa (un massif montagneux de la chaîne des Apennins situé dans la province de Rome) –, il trouvera une gigantesque mine. Il avait remarqué en inspectant les lieux qu’une plante, l’Ilex aquifolium (du houx), y croissait abondamment, comme sur les alunières d’Orient de sa connaissance.

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1. Bergman, Torbern Olof, Opuscules chimiques et phy- siques, volume 1, 1780.
2. Hérodote : historien grec né vers 484 ou 482 et mort vers 425 avant J.-C.
1. Dioscoride (né aux environs de 40 après J.-C. et mort aux environs de 90 après J.-C.), médecin, pharmaco- logue et botaniste grec dont l’œuvre a été la source principale de connaissances en matière de plantes médicinales durant l’Antiquité.
1. Un cantare = 50 kg.
1. Migne, Jean-Paul, Encyclopédie théologique ; ou série de dictionnaires sur toutes les parties de la science religieuse, 1857
1. J. Delumeau : L’Alun de Rome.

 

Joëlle  Delange                            
                                                                              

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