Je donne du sens à ma vie : les 4 piliers essentiels pour vivre pleinement

Le jeudi et le dimanche soir, les derviches se réunissaient dans le salon de notre maison, dans le centre de Montréal, où mes parents tenaient un lieu de rencontre soufi. Le soufisme est une doctrine mystique de l’islam. Ma famille appartenait à la confrérie nimatullahi dont les origines iraniennes remontent au xive siècle et qui compte de nombreux lieux de prière dans le monde. Deux fois par semaine, les pratiquants s’asseyaient par terre et méditaient pendant des heures, les yeux fermés et le menton posé sur la poitrine. Ils répétaient un nom ou attribut de Dieu sur un fond de musique traditionnelle.
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Le jeudi et le dimanche soir, les derviches se réunissaient dans le salon de notre maison, dans le centre de Montréal, où mes parents tenaient un lieu de rencontre soufi. Le soufisme est une doctrine mystique de l’islam. Ma famille appartenait à la confrérie nimatullahi dont les origines iraniennes remontent au xive siècle et qui compte de nombreux lieux de prière dans le monde. Deux fois par semaine, les pratiquants s’asseyaient par terre et méditaient pendant des heures, les yeux fermés et le menton posé sur la poitrine. Ils répétaient un nom ou attribut de Dieu sur un fond de musique traditionnelle.

Mon enfance se déroula dans le cadre enchanteur de la maison soufie aux murs décorés de calligraphies arabes que mon père sculptait dans du bois. Le doux parfum du thé à la bergamote, accompagné de dattes ou de pâtisseries iraniennes à la rose, au safran, à la cardamome et au miel, servis par ma mère après la méditation, embaumait l’air. J’aidais parfois à servir le thé, prenant garde à tenir bien droit le plateau chargé de verres, de soucoupes et de sucre tandis que je m’agenouillais devant chaque fidèle. Les derviches aimaient plonger un morceau de sucre dans leur thé, le poser sur la langue, puis siroter la boisson chaude à petites gorgées tout en laissant fondre le sucre dans la bouche. Ils psalmodiaient des poèmes écrits par les sages et les saints soufis du Moyen Âge, comme Roumi (« Depuis qu’on m’a coupé de la jonchaie, ma plainte fait gémir l’homme et la femme1.») ou Attar («Quand l’amour arrive, la raison s’enfuit aussitôt. Elle ne peut cohabiter avec la folie de l’amour. L’ amour n’a rien à faire avec la raison2. ») Ils pouvaient rester de longues heures assis en se recueillant en silence.

Pour les derviches, le soufisme est la Voie de l’Amour. Ceux qui l’empruntent se rapprochent de Dieu, le Bien-Aimé, qui les appelle à renoncer au Soi, à penser à Dieu et à l’aimer en tout temps et en tout lieu. Aimer et adorer Dieu, c’est aimer et adorer toute la création et tous les êtres qui en font partie. Mohabbat, ou l’amour bienveillant, occupe une place centrale dans la pra- tique. Quand nous nous sommes installés dans notre maison, à Montréal, des soufis vinrent de toute l’Amérique du Nord pour aider mes parents à réaménager l’ancien cabinet d’avocats en espace pouvant recevoir les majlis, les réunions de méditation bihebdomadaires. Quand un sans-abri frappa à notre porte, un soir, parce qu’il avait faim et cherchait un toit pour la nuit, mes parents l’invitèrent à entrer. Et le jour où mon père complimenta un condisciple pour sa belle écharpe, ce dernier la lui offrit généreusement. (À partir de ce jour, il fut convenu de faire preuve de prudence avant de complimenter un der- viche sur un bien lui appartenant.)

En des occasions particulières, comme la visite d’un cheikh ou l’initiation d’un nouveau derviche, des soufis venant de toute l’Amérique du Nord séjournaient à la maison pendant plusieurs jours. Ils dormaient sur des matelas peu épais dis- posés dans la salle de méditation et la bibliothèque – partout où ils trouvaient de la place. Le silence de la nuit était ponctué de ronflements et pendant la journée, il fallait faire la queue pour aller aux toilettes. Mais nul ne semblait s’en formaliser. Les derviches étaient des êtres joyeux et chaleureux. Ils passaient de longues heures à méditer, mais ils aimaient aussi jouer de la musique traditionnelle sur des instruments persans, comme le daf, un grand tambour sur cadre, et le târ, un instrument à cordes, pour accompagner les poèmes soufis chantés. Je m’asseyais sur un tapis persan élimé et je les écoutais en trempant des morceaux de sucre dans mon thé, tout comme eux – et j’essayais de méditer tout comme eux.

La vie des soufis est rythmée par des rituels. Pour se saluer, les derviches disent « Ya Haqq » – La Vérité –, et ils joignent les mains en formant un cœur qu’ils embrassent. En entrant ou en sortant de la salle de méditation, ils « embrassent » le sol en le touchant avec leurs doigts, puis en portant leurs doigts à leurs lèvres. Quand ma mère préparait des plats iraniens, les derviches s’asseyaient autour d’une nappe étalée Pour se saluer, les derviches sur le sol. J’aidais à mettre le couvert, puis j’attendais, avant de prendre place auprès de mes parents, que tous les derviches soient assis.
Les repas se déroulaient en silence. Généralement, personne ne parlait à moins que le cheikh ne prenne la parole – et il était aussi de coutume d’avoir fini de manger avant le cheikh pour ne pas le faire attendre. (Souvent, le cheikh mangeait lente- ment pour éviter de mettre les retardataires mal à l’aise.) Ces humbles rituels jouaient un rôle important, car ils aidaient les soufis à briser le Soi qui était considéré comme un obstacle à l’amour.

Ce mode de vie plaisait aux derviches. Beaucoup avaient fui l’Iran ou d’autres états répressifs pour s’installer en Amérique du Nord. Certains musulmans considèrent les soufis comme des hérétiques mystiques et ils sont encore cruellement persécutés au Moyen-Orient. Même si la plupart de ceux que je connaissais n’avaient pas une vie facile, ils regardaient toujours vers l’avant. Leur pratique spirituelle exigeante – qui mettait l’accent sur l’abnégation et la compassion au détriment de l’intérêt personnel, du confort et du plaisir – les élevait. Elle donnait du sens à leur vie.

Les soufis qui méditaient chez nous appartenaient à une longue tradition d’adeptes poursuivant une quête spirituelle. Depuis aussi longtemps que l’homme existe, il a cherché à savoir pourquoi la vie vaut la peine d’être vécue. La première grande œuvre littéraire, L’Épopée de Gilgamesh, qui remonte à plus de quatre mille ans, relate la quête de son héros qui se demande à quoi bon vivre sachant qu’il est voué à mourir. L’urgence de cette quête n’a pas faibli dans les siècles qui ont suivi. L’avènement de la philosophie, de la religion, des sciences naturelles, de la littérature, et même de l’art, peut s’expliquer, en partie au moins, comme une réponse à deux questions: «Quel est le sens de l’existence?» et «Comment mener une vie qui a un sens?».

La première question soulève de grands questionnements. Comment l’univers est-il apparu? Pourquoi vivons-nous? Existe-t-il un élément transcendantal – un esprit sain – qui donne un sens à notre existence ?
La seconde question évoque le sens que l’on souhaite donner à sa vie. Quelles sont les valeurs que je prône ? Quels projets, relations et activités me permettront de m’épanouir? Quelle voie dois-je suivre ?
Historiquement, les doctrines religieuses et spirituelles dic- taient les réponses à ces deux questions. Dans la plupart de ces traditions, Dieu, ou une réalité ultime que le croyant cherche à rejoindre, donne un sens à la vie. L’application d’un code moral et l’observation de pratiques, comme la méditation, le jeûne ou la charité, permettent au pratiquant de se rapprocher de Dieu ou de cette réalité qui donne un sens à la vie quotidienne.

Même si des milliards de personnes continuent à donner un sens à leur vie par la religion, elle n’exerce plus autant d’autorité qu’autrefois dans le monde occidental3. Bien que la plupart des Américains croient en Dieu et que beaucoup se considèrent comme croyants, ils sont peu nombreux à aller à l’église ou à prier régulièrement4. De moins en moins d’individus considèrent que la religion joue un rôle important dans leur vie. Si c’était autrefois la voie par excellence pour donner un sens à l’existence, ce n’est plus aujourd’hui qu’une voie parmi d’autres. Cette évolution culturelle a déboussolé bien des gens5. Pour des millions de croyants et d’athées, la quête de sens à notre présence sur Terre revêt un caractère extrêmement pressant – bien que son but n’ait jamais paru aussi éloigné et insaisissable.

Ma famille a fini par quitter la maison soufie montréalaise pour aller s’installer aux États-Unis, où la frénésie de la vie quotidienne a eu raison des rituels de méditation, des chants et du thé. Mais je n’ai jamais abandonné ma quête de sens. Quand j’étais adolescente, cette quête m’a amenée à étudier la philosophie. La question de savoir comment mener une vie qui a du sens occupe une place centrale dans cette discipline. Des penseurs allant d’Aristote à Nietzsche proposèrent leurs propres visions de ce qui définit une belle vie. Après mon entrée à l’université, je me suis vite rendu compte que la philosophie telle qu’elle est enseignée a abandonné cette quête6. Les sujets abordés sont davantage d’ordre ésotérique ou technique, comme la nature de la conscience ou la philosophie des ordinateurs.

Je me suis retrouvée plongée dans une vie universitaire qui n’encourageait pas la réflexion sur les questions existentielles qui m’avaient pourtant poussée à étudier la philosophie. Les étudiants étaient surtout motivés par un désir de réussite professionnelle. Ils avaient grandi dans un monde où la com- pétition fait rage pour décrocher les médailles de mérite qui leur ouvriraient les portes des écoles les plus huppées et d’un emploi de rêve à Wall Street. Ils gardaient ces objectifs à l’es- prit lorsqu’ils choisissaient les matières qu’ils allaient étudier et les activités qu’ils voulaient pratiquer. À la fin de leurs études, leurs esprits affûtés avaient déjà acquis des connaissances dans des domaines qui étaient encore plus ciblés que leurs spécialisations. J’ai rencontré des individus qui pouvaient donner leur avis sur la meilleure façon d’améliorer la santé publique dans les pays du Tiers-Monde, sur l’utilisation de la modélisation statistique dans la prédiction des résultats électoraux ou sur la « déconstruction » d’un texte littéraire. Mais ils n’avaient pas la moindre idée de ce qui pouvait donner un sens à leur vie ou de la motivation supérieure qui pouvait les inciter à avancer, mis à part le fait de gagner plus d’argent ou de décrocher un emploi prestigieux. Hormis lors de conversations occasionnelles entre amis, ils n’avaient pas de forum d’échanges ou de réflexion dédiés à ces questions.

Ce n’étaient pas les seuls. De la même façon qu’un diplôme d’études supérieures est vu comme un sésame pour la stabilité financière, beaucoup de gens envisagent aujourd’hui l’éducation comme un moyen de décrocher un emploi7 au lieu d’y voir un moyen d’épanouissement moral et intellectuel. L’American Freshman Survey8 recense les valeurs chères aux étudiants depuis le milieu des années 1960. À cette époque, la priorité était donnée au « développement d’une philosophie de vie porteuse de sens». Pour la majorité des étudiants – soit 86 % –, c’était un objectif «essentiel», voire «très important». Durant les années 2000, la priorité était d’« être très à l’aise sur le plan financier » ; 40 % seulement affirmaient que leur objectif principal était que leur vie ait un sens. Certes, la majorité des étudiants sont toujours en quête de sens9, mais ce n’est plus la motivation première du cursus qu’ils choisissent.

À une époque, l’apprentissage de la vie était la mission centrale des universités américaines10. Durant la première partie de l’histoire des États-Unis, les étudiants se voyaient inculquer des bases solides en lettres classiques et en théologie. Ils suivaient un cursus universitaire qui avait été conçu pour leur enseigner les principes importants de la vie. Leur croyance en Dieu et leur respect de la morale chrétienne servaient de socle commun à cette entreprise. À partir du début du xixe siècle, la foi sur laquelle reposait ce programme se délita peu à peu.
C’est alors que se posa naturellement la question de savoir s’il « était possible de continuer à s’interroger sur le sens de la vie de façon délibérée et organisée après la remise en cause de son fondement religieux », comme s’interroge Anthony T. Kronman, professeur de droit à Yale et critique social.
De nombreux professeurs étaient non seulement convaincus du bien-fondé de ce questionnement, mais qu’ils avaient l’obligation de guider les étudiants dans cette quête. Certes, la religion n’apportait plus de réponses irréfutables à la question ultime de la raison de l’existence, mais les lettres avaient un rôle à jouer. Au lieu de laisser les étudiants seuls dans leur quête, ces enseignants tentèrent de les rattacher à une longue tradition artistique et littéraire. C’est ainsi que du milieu à la fin du xixe siècle, de nombreux étudiants suivirent un cursus universitaire axé sur les chefs-d’œuvre de la littérature et de la philosophie – comme l’Iliade, les Dialogues de Platon, la Divine Comédie, les œuvres de Cervantès, Shakespeare, Montaigne, Goethe, et bien d’autres.

En lisant ces textes, les étudiants assistaient et participaient à une «grande conversation» entamée il y a des milliers d’an- nées. Lorsqu’ils étaient confrontés à des points de vue contradictoires sur le sens de la vie, ils étaient capables de se forger leur propre opinion. Un Achille mû par le désir de gloire est-il un meilleur modèle que le pèlerin du poème de Dante? Que nous apprend la morale aristotélicienne sur le sens de la vie? Que nous révèle Madame Bovary à propos de l’amour ? Ou Emma de Jane Austen ? Il n’y a pas une seule et unique bonne réponse. Mais en se référant à ces œuvres de notre patrimoine culturel, les étudiants développaient un langage commun qui pouvait leur servir à discuter et à débattre du sens de la vie avec leurs pairs, leurs professeurs et les membres de leur communauté.

Au début du xxe siècle, la situation connut un nouveau revirement. Après la guerre de Sécession, les premières universités de recherche firent leur apparition dans le paysage éducatif américain. Ces institutions, inspirées du modèle allemand, donnaient la priorité à la production de cycles d’études. Des domaines d’études distincts virent le jour, ayant chacun leurs propres « méthodes » rigoureuses, systématiques et objectives. Au sein de ces domaines, les enseignants étaient répartis dans des champs de recherche hautement spécialisés. Les étudiants eux aussi choisissaient un sujet de prédilection – major, en anglais – en vue de se préparer à un métier. Les cursus lit- téraires finirent par disparaître, les étudiants étant libres de choisir leurs matières parmi une liste d’options – comme c’est toujours le cas aujourd’hui dans la majorité des écoles.

L’objectif de recherche porta un dur coup à l’idée qu’il était possible d’enseigner ou d’apprendre à donner un sens à la vie dans un cadre universitaire11. En raison de l’importance accordée à la spécialisation, la plupart des professeurs considéraient que la question du sens n’était plus de leur res- sort12 : ils ne pensaient pas avoir l’autorité ou les compétences requises pour guider les étudiants dans leur quête. D’autres considéraient que le sujet n’était pas légitime, qu’il était naïf, voire embarrassant. En effet, la question impose une discussion axée sur des valeurs abstraites, personnelles et morales. Pour ces professeurs, le sujet n’avait pas sa place dans des uni- versités dédiées à l’accumulation de connaissances objectives. Comme l’écrivit un professeur il y a quelques années, il est désormais d’usage « que les membres de la faculté ne devraient pas aider les étudiants à bâtir une philosophie de vie sensée ou à développer leur personnalité, mais qu’ils feraient mieux de les aider à maîtriser le contenu et la méthodologie d’une discipline donnée et à apprendre la pensée critique13 ».

Une évolution intéressante s’est produite ces dernières décennies. La quête du sens a regagné du terrain au sein des universités, et notamment dans le domaine des sciences sociales où des chercheurs ont commencé à s’intéresser à la question du « bien-vivre14 ».

La plupart de ces spécialistes œuvrent dans le domaine de la psychologie positive15 – une discipline qui, comme les sciences sociales en général, est issue des universités de recherche et qui fonde ses découvertes sur des études empiriques, mais qui puise aussi dans la riche tradition des sciences humaines16. La psychologie positive a été fondée par Martin Seligman, de l’université de Pennsylvanie. Après avoir longtemps été chercheur en psychologie, il en est venu à penser que le domaine traversait une crise17. Même si ses collègues et lui étaient

capables de soigner la dépression, le désarroi et l’anxiété, il s’est rendu compte qu’aider les gens à vaincre leurs démons n’était pas la même chose que de les aider à bien vivre. À l’époque, bien que les psychologues eussent pour rôle de soigner et d’étudier le psychisme humain, ils n’y connaissaient pas grand- chose en matière d’épanouissement. En 1998, Seligman invita donc ses collègues à s’interroger sur les raisons qui faisaient que la vie était épanouissante et qu’elle valait la peine d’être vécue.

Les spécialistes des sciences sociales entendirent son appel, mais la plupart se focalisèrent sur un sujet qui leur parais- sait à la fois évident et facile à mesurer: le bonheur. Certains recensèrent les avantages du bonheur18. D’autres en étudièrent les causes. D’autres encore se demandèrent comment nous pourrions faire pour être plus heureux dans notre vie quotidienne. Bien que la psychologie positive porte sur l’étude du
 bien-être en général, c’est la recherche empirique du bonheur qui occupa le devant de la scène. À la fin des années 1980 et au début des années 1990, plusieurs centaines d’études sur le bonheur furent publiées chaque année ; jusqu’en 2014, il y en eut plus de 10 000 par an19.

La psychologie connut donc une évolution passionnante qui trouva un écho immédiat auprès du public. Les médias relayèrent les résultats des dernières recherches20 et des entre- preneurs ne tardèrent pas à en faire leurs choux gras en créant des start-up et en développant des programmes pour aider les personnes ordinaires à mettre en pratique les découvertes réalisées dans ce domaine. Leurs conseils furent relayés par un cortège de célébrités, de coachs personnels et de conférenciers, tous désireux de propager la bonne parole. Selon Psychology Today, en 2000, une cinquantaine de livres traitent du bonheur21. En 2008, il y en avait environ quatre mille. Évidemment, les gens se sont toujours intéressés à la quête du bonheur, mais toute cette attention a laissé des traces: depuis le milieu des années 2000, l’intérêt porté au bonheur, tel que mesuré par les recherches dans Google, a triplé. «Le raccourci pour obtenir tout ce que vous désirez dans la vie», écrit Rhonda Byrne dans son best-seller paru en 2006, Le Secret, « c’est d’ÊTRE et de vous SENTIR heureux dès maintenant22 ! »

Pourtant, cette quête frénétique du bonheur s’est heurtée à un écueil majeur : elle n’a pas rempli ses promesses. Bien que l’industrie du bonheur ne cesse de croître, nous n’avons jamais été aussi malheureux23. En effet, les spécialistes des sciences sociales ont découvert une triste ironie: la chasse au bonheur nous rend malheureux24.

Ce constat ne surprendra pas les étudiants dans les disciplines issues de la tradition humaniste. Les philosophes se sont longuement interrogés sur la valeur du bonheur en tant que tel. « Il vaut mieux être un homme insatisfait qu’un porc satis- fait ; il vaut mieux être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait», écrivit John Stuart Mill, philosophe britannique du xixe siècle. Robert Nozick, philosophe américain du xxe siècle et enseignant à Harvard, ajoute: «Et même si, dans l’absolu, il vaudrait
encore mieux être un Socrate satisfait, connaissant à la fois le bonheur et la sagesse, nous serons prêts à renoncer à un peu de bonheur pour y gagner la sagesse25. »

Nozick ne croyait pas au bonheur. Il élabora une expérience de pensée pour démontrer son point de vue. « Supposez qu’il existe une machine à expérience qui soit en mesure de vous faire vivre n’importe quelle expérience que vous souhaitez.» Cela paraît tout droit sorti de Matrix. « Des neuropsychologues excellant dans la duperie pourraient stimuler votre cerveau de telle sorte que vous croiriez et sentiriez que vous êtes en train d’écrire un grand roman, de vous lier d’amitié ou de lire un livre intéressant. Tout ce temps-là, vous seriez en train de flotter dans un réservoir, des électrodes fixées à votre crâne. Faudrait-il que vous branchiez cette machine à vie, établissant d’avance un programme des expériences de votre existence ? »

Si le bonheur était vraiment le but de l’existence, la plupart des gens choisiraient d’être heureux dans la cuve. Ce serait une vie simple d’où le malheur serait banni à tout jamais. Vous vous sentiriez toujours bien. De temps en temps, vous sortiriez de la cuve pour choisir les nouvelles expériences qui seraient programmées dans votre cerveau. Si vous n’êtes pas sûr de vouloir être rebranché, n’ayez crainte. «Que sont quelques moments de désarroi, s’interroge Nozick, comparés à une éternité de félicité (si c’est ce que vous choisissez) et pourquoi éprouve- riez-vous des craintes si votre décision est la meilleure ? »

Vivez-vous une belle vie en choisissant de vivre dans la cuve et d’être constamment heureux pour le reste de votre vie ? Est-ce bien la vie que vous choisiriez de vivre pour vous-même – et pour vos enfants? Si nous clamons que le bonheur est une valeur essentielle dans notre existence, comme la majorité d’entre nous l’affirment26, alors la vie dans la cuve ne comble- rait-elle pas tous nos désirs ?

Elle le devrait. Pourtant, la plupart des gens sont prêts à renoncer à une vie de bonheur dans une cuve. Pourquoi? D’après Nozick, nous refuserions de vivre branchés sur une machine parce que le bonheur que cela nous procurerait serait vide et non mérité. Nous pourrions avoir l’impression d’être heureux dans la cuve, mais nous n’aurions pas réellement de raison de l’être. Nous pourrions nous sentir bien, mais notre vie ne serait pas vraiment belle. Une personne «flottant dans un réservoir», comme l’affirme Nozick, est «une forme indéterminée ». Elle n’a pas d’identité, de projets et d’objectifs qui donnent de la valeur à son existence. Nous n’accordons pas uniquement de l’importance à ce que nous éprouvons à l’intérieur de nous. Vivre, ce n’est pas seulement se sentir heureux.

Emily Esfahani Smith        
                                                                              

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