Le mystère de l'image

Pablo Picasso, nature morte

 


J’ai toujours été captivée par l’univers fantastique de l’imaginaire. Enfant, j’étais fascinée par les contes de fées et les histoires que les adultes racontent aux enfants pour les endormir. Inlassablement, je réclamais ces récits, souvent terrifiants, de transformation magique. Sans nécessairement comprendre que ces aventures fabuleuses illustraient celles de ma propre psyché, je les sentais résonner profondément en moi. J’avais l’impression de connaître ces images depuis toujours, et comme elles réapparaissaient souvent dans mes rêves, j’avais le sentiment qu’elles m’appartenaient.

J’ai toujours rêvé beaucoup et, même petite, j’avais conscience que les rêves étaient porteurs de sens. Même si je ne parvenais pas à les interpréter, je savais d’instinct que ces images constituaient un trésor dont je devais prendre soin. Pour prolonger leur pouvoir, je racontais ces histoires farfelues à mes amis sur le chemin de l’école. En classe, presque toutes mes saynètes en art dramatique mettaient en scène mes étranges péripéties oniriques.

Lorsque j’ai commencé mes études en psychologie à l’Université de Montréal, j’étais bien décidée à percer le mystère du rêve. Malheureusement, en six ans d’étude, nous n’avons à peu près pas abordé le sujet. En fait, j’ai profondément détesté ces études, beaucoup trop théoriques, pas assez fondées sur l’expérience, peu en lien avec la réalité des jeunes adultes que nous étions alors. Je n’ai terminé ma maîtrise que pour faire plaisir à mon père. Évidemment, aujourd’hui, je le remercie de m’avoir donné le courage d’aller jusqu’au bout. Mais à 24 ans, même avec mon diplôme tout frais en poche, je me sentais absolument incapable de pratiquer la psychothérapie. Je me sentais complè- tement perdue, sans véritable outil d’intervention pour faire face à la détresse humaine.


Au bord de la crise de nerfs moi-même, j’ai abandonné le métier de psychologue pour retourner dans un milieu que je connaissais bien : le monde des arts. Toute petite, je suivais ma mère dans les coulisses de ses spectacles. C’est donc tout naturellement que je me suis retrouvée à la tête de compagnies de danse, de théâtre ou de cirque. À défaut d’être sur scène, j’assumais la gestion administrative ou la production des spectacles. Mais à force de soutenir le processus créateur des autres, je me suis desséchée. Et ma créativité à moi, qu’est-ce que j’en faisais ?

J’avais toujours rêvé de dessiner, de chanter, de jouer, mais depuis la fin de mes études primaires, je m’étais toujours interdit de le faire. Comme la plupart d’entre nous, j’ai grandi avec l’idée que seuls les artistes qui réussissent, c’est-à-dire ceux dont les œuvres sont acclamées par la critique, ont du mérite. Si l’on n’a pas ce talent (ou cette occasion), faire de l’art est un passe-temps plus ou moins sérieux.

Même enfant, dans les ateliers de créativité animés par Louise Poliquin, mon plaisir de créer était gâché par un puissant sentiment d’incompétence. Les jugements sévères de mes parents, mes propres attentes de performance, la peur de révéler ce qui ne doit pas être dit, étaient autant de muselières pour moi. Alors que les autres enfants créaient en moyenne quatre ou cinq peintures dans une même séance, je pouvais passer des semaines sur la même image, frustrée de ne pouvoir rendre mon idée aussi parfaitement que je le souhaitais. De toute évidence, je n’avais pas la trempe d’un Picasso ou d’une Sarah Bernhardt. Donc, je me bâillonnais.

Des années plus tard, alors que je tentais de sauver de la catastrophe financière de petites compagnies de spectacles, j’ai ressenti la même frustration, le même sentiment d’incompétence. Une anxiété sourde me broyait la poitrine sans relâche. Le sentiment qui revient le plus souvent dans mon journal de l’époque est l’ennui: «Je m’ennuie terriblement, ne trouve pas le cap de ma vie. J’ai complété un diplôme en gestion des arts aux HEC dans l’espoir de retrouver un peu d’aplomb. Mais je n’éprouve plus d’intérêt particulier pour rien, je n’ai plus d’élan de vie. Je suis extrêmement fatiguée, submergée par toutes sortes d’obligations sociales et familiales qui m’épuisent. La relation à l’autre m’apparaît comme un obstacle insurmontable qui m’empêche d’apercevoir ma propre voie et de trouver mon plaisir. Je commence à pressentir qu’il y a quelque chose en moi qui veut être dit, qui bouillonne sans pouvoir sortir et menace de me détruire. »

Un jour où j’avais le bras en écharpe à cause d’un accident fâcheux, j’ai commencé à dessiner, de la main gauche, dans la marge de mon journal. Évidemment, il ne s’agissait que de modestes gribouillis au stylo, sans intérêt artistique, mais ils m’absorbaient totalement. Émergea alors un souvenir d’enfance, quelque chose de particulièrement libérateur que j’avais vécu dans les ateliers de Louise Poliquin : ma main droite était immobilisée par un appareil orthopédique et, accablée par ma mal- chance, je me demandais comment j’allais passer le temps.

Pleine de perspicacité, Louise a sauté sur l’occasion pour me faire vivre une expérience nouvelle. En m’invitant à peindre de la main gauche, elle m’a permis de sortir de mon carcan. Le plaisir que j’ai alors ressenti est indescriptible. Pendant un instant, toutes mes barrières s’étaient dissolues. L’angoisse de la performance s’était évaporée et je m’amusais simplement avec les lignes, les formes, les couleurs. À ma grande surprise, l’image archétypale d’un vieil homme triste mais sage est apparue. Il disait: « Tu es ce que tu es.» Je n’ai jamais oublié cela. Pendant des années, cette image m’a servi d’ange gardien et m’a encouragée chaque fois que j’avais peur de ne pas réussir.


Malgré cet animus protecteur, l’angoisse m’a tordu les boyaux pendant une grande partie de ma vie. Au début de la trentaine, l’urgence de me libérer était telle que j’ai laissé mon emploi et que, contre toute logique, j’ai entrepris une exploration artistique en papier mâché. Il s’agissait de bas-reliefs gigan- tesques, réalisés sur des cartons de boîtes de réfrigérateur. Je n’utilisais que du matériel de récupération ou des détritus pour diminuer la pression qui s’exerçait sur mon mental exigeant. Je me disais qu’ainsi je ne risquais pas de tout gâcher ou, pire, de gaspiller du matériel puisqu’il était déjà condamné.

Je me rappelle que le but de cet exercice n’était pas l’esthétique ; je voulais plutôt retrouver le simple plaisir de jouer. J’évoque souvent le souvenir d’une expérience étonnante que j’ai vécue avec mon amie Brigitte. Alors étudiante en arts plastiques, Brigitte m’a invitée chez elle pour me présenter ses œuvres. En général, j’étais assez impressionnée par la richesse de son imagination et la polyvalence de son talent. Ce jour-là, elle était particulièrement excitée par sa dernière œuvre, un grand tableau abstrait que je trouvais plutôt ennuyant. Les couleurs ne me plaisaient pas et je ne comprenais rien à cette image qui n’avait aucun sens. J’étais très mal à l’aise et ne savais comment réagir. Je me sentais obligée de commenter son œuvre, mais je ne voulais pas blesser mon amie par une critique négative. À ma grande surprise, je me rendis compte que Brigitte n’avait rien à faire de mon opinion. Elle n’attendait aucun commentaire de ma part sur sa performance esthétique. Ce qu’elle cherchait, c’était une compagne capable d’accueillir et de contenir l’expérience que lui faisait vivre cette image. Elle m’invita à m’approcher du tableau et à entrer dedans, à le regarder sous différents angles, à m’en imprégner. Elle le regardait de loin à travers une petite lunette qu’elle formait avec ses doigts, elle se collait le nez à la peinture pour s’attarder à un petit détail de quelques centimètres, puis examinait avec fascination la multitude des textures, la richesse des traces laissées par les coups de pinceau, la subtilité des nuances de couleurs. Cette œuvre qui me semblait de prime abord sans intérêt me transporta finalement dans un espace de plaisir intense pendant une bonne heure. Je venais de comprendre que l’essentiel de l’expérience artistique ne se trouve pas nécessairement dans le produit fini, mais dans la manière dont on se soumet aux forces des lignes, des formes et des couleurs.

Cette expérience continue d’être une inspiration chaque fois que le critique d’art intérieur en moi juge défavorablement mon travail et tente ainsi de freiner mon élan d’expression. Ce souvenir demeure une invitation à retrouver le plaisir de créer, d’être dans l’instant présent, totalement authentique, fidèle à moi-même.


Les bas-reliefs que je créais à cette époque étaient d’une horreur incommensurable. Toute mon anxiété de morcellement y était projetée avec une extrême morbidité. Mais une force m’obligeait à poursuivre malgré mes haut-le-cœur. Puisque je ne pouvais pas cacher ces œuvres gigantesques dans un tiroir comme on le ferait d’un journal intime, j’étais bien obligée de les supporter et de faire face, jour après jour, à leur présence sur mes murs. Je devais également apprendre à survivre au jugement silencieux de mes visiteurs. Si la plupart restaient polis en disant «Hum, c’est spécial», je savais qu’ils trouvaient cela horrible.

Cependant, la magie prit forme grâce à cette proximité et à cette valorisation forcée. Ainsi, je gardai Le bébé au serpent suspendu au mur de mon salon pendant presque huit ans pour laisser à cette image le temps de faire son travail de guérison !

La matière qui s’était transformée sous mes mains était l’écho d’une transformation beaucoup plus profonde à l’intérieur de moi. J’étais moins anxieuse, plus sûre de moi. Je trouvais des solutions novatrices à des problèmes qui auparavant me parais- saient sans issue. Tout semblait débloquer dans ma vie. Je me mis à rattraper le temps perdu. Je pris des cours de chant, de danse, de peinture, juste pour le plaisir. Graduellement, mes images s’éclaircissaient et, contre toute attente, je me suis mise à vendre ma production. Je ne me suis jamais considérée comme une grande artiste, mais j’avais retrouvé un peu d’estime pour moi-même et la confiance qui me manquait tant auparavant. À partir de ce moment, j’ai su que j’avais le pouvoir de transformer ma vie.

Plus important que tout, je venais de trouver l’outil qui me manquait en tant que psychologue. Je résolus donc de sortir du placard mon chapeau de psychothérapeute et développai une approche thérapeutique utilisant l’art, l’imaginaire et le corps. Je suivais la Voie de l’imaginaire depuis quelques années quand j’ai découvert que ce que je croyais avoir inventé portait le nom d’art-thérapie et qu’il existait deux formations professionnelles d’art-thérapie au Québec. J’ai obtenu mon diplôme de l’Institut de formation professionnelle en psychothérapie par l’art (IFPPA) à Sherbrooke, institut dirigé par Johanne Hamel.

En m’initiant à l’approche gestaltiste en art-thérapie, Johanne Hamel m’a beaucoup inspirée dans ma manière de considérer l’art, l’imaginaire et le corps comme des outils de guérison psychologique.

Le concept jungien de l’âme autonome m’a permis de comprendre que mes images intimes ne venaient pas d’ailleurs, qu’elles étaient générées en moi par quelque chose de plus grand que moi. Le plus sage était d’avoir l’humilité de me soumettre à ces images et de suivre leur voie.

Les femmes exceptionnelles que j’ai rencontrées à l’Institut, étudiantes et professeures, ont donc été mes guides durant toutes mes années de formation et de transformation. Une autre grande source d’inspiration me vient de Shaun McNiff, un art-thérapeute américain dont les écrits m’invitent sans cesse à faire confiance au processus créateur.

Enfin, mon plus grand maître fut mon propre chemin de guérison à travers l’art. Il m’a enseigné que nos images intimes, nos œuvres d’art et nos rêves sont l’expression privilégiée de notre sagesse intérieure et qu’il n’existe pas de recette miracle pour les comprendre. Il s’agit simplement de les écouter, de les honorer, de se laisser porter par eux et d’admettre qu’ils ont quelque chose à nous apprendre.

Par expérience, je sais maintenant que le rôle du psycho- thérapeute n’est pas tant d’interpréter les images produites que d’agir comme un contenant, un temenos pour la personne en cheminement. Cela signifie créer un espace sécuritaire et pro- tégé, dans lequel elle pourra explorer son imaginaire – ce qu’il y a de plus sacré en chacun de nous – et dialoguer avec lui. C’est précisément ce que je m’efforce d’offrir dans ma pratique privée, en séances individuelles ou de groupe.

 

 


Alexandra Duchastel

 

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Art-thérapie, un outil de guérison et d'évolution