Expo / Paris - Ivan Messac

 

 

Pour qui possède une ouïe fine ou une imagination aiguisée, les locomotives d’Ivan Messac sifflent dans le soir. Pourtant, elles n’ont rien de triste. Au contraire. Ici, une coque d’acier, trempée dans un bain protecteur, resplendit d’une couleur vive. Là, des formes simples ou complexes, projetées tel un faisceau lumineux, rompent avec l’obscurité ambiante.
Entre leur point de départ et leur point d’arrivée, les locomotives d’Ivan Messac roulent à vive allure. En dépit de leur silhouette parfois massive, leur destin n’est pas celui d’un omnibus ou d’un tortillard voués à s’arrêter dans toutes les gares. Train à grande vitesse avant l’heure, elles traversent de vastes territoires et accomplissent de grands voyages, de ceux qui prennent un tour épique et initiatique. Arrivé à destination, celui qui en descend peut, à bon droit, s’exclamer : « Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage / Ou comme celui-là qui conquit la Toison » (Du Bellay).

 Avec Messac l’épopée n’est jamais loin, à commencer par celle qui puise aux sources familiales. S’impose d’abord, comme il se doit dans toute mythologie, la figure du grand ancêtre, du patriarche, du grand-père donc. D’une guerre mondiale à l’autre, cet homme original n’a eu de cesse, lui aussi, de voyager. En 1914, mobilisé comme tant d’autres, il est gravement blessé, à la tête. De retour à la vie civile, il se plonge dans les études littéraires, parcours sanctionné par l’agrégation de grammaire. Muni de ce précieux viatique, il traverse mers et océans pour enseigner en Écosse puis au Canada. Il se passionne pour la littérature policière, genre alors décrié auquel il consacre une thèse universitaire, la première. Dans la France des années noires, il rejoint un réseau de résistance, engagement qui formera son ultime voyage. De la Normandie à la Pologne, en passant par Paris, l’Alsace et l’Allemagne, plusieurs locomotives se succèdent pour conduire cet homme, de prisons en camps de concentration, jusqu’au terminus qu’est la mort.

 Un homme peut en cacher un autre. Un père, un fils. La figure du père n’est pas étrangère aux locomotives d’Ivan Messac. En 1945, cet ingénieur qui travaille à la SNCF a pour lui non seulement de parler l’anglais mais d’en maîtriser le vocabulaire ferroviaire. Aussi est-il sollicité par l’armée américaine dont l’intendance a quantité de trains de la libération à lancer sur les rails de la France et de l’Europe. En 1951, l’Amtrack, le réseau ferroviaire américain lui propose de venir travailler outre-Atlantique où il choisit de se rendre seul. Il y reste un peu plus d’un an. Étrange situation où ceux qui restent en France sont invités à un voyage immobile par le biais des nombreuses cartes postales que l’absent leur envoie. Certaines reproduisent des locomotives, lointain souvenir d’enfance et amorce à la dernière série de l’artiste.

Messac peintre a également été sculpteur. Pendant une vingtaine d’années il s’est éloigné de la surface de la peinture pour affronter les volumes de la matière sculptée. Le goût lui en est resté. Et si les locomotives d’Ivan Messac reliaient, tel un pont métallique, peinture et sculpture ? De retour à la peinture, il ressent le besoin de donner du relief aux images, de les sortir de leur cadre. Il a recours à un halo lumineux qui entourant ses machines les projette en avant. Lancées à vive allure dans l’espace, à la conquête d’une improbable voie lactée, ses locomotives prennent corps. Elles semblent passer d’une dimension à une autre. En un mot, elles s’affranchissent de la surface de la toile.

 

Passé par la Figuration narrative, Messac se méfie des images, de leur profusion, de leur multiplication et de leur diffusion à tout va. Saturé d’images, l’œil finit par ne plus rien percevoir. Face à la domination des images, comment attraper le regard tout en conservant du sens ? Partant d’une image banale, une locomotive, l’artiste s’ingénie à la déconstruire. Utilisant un élément figuratif, il crée les conditions de l’irruption de l’abstraction. Celle-ci s’impose telles les tâches qui éclatent à la surface du soleil. Les tâches solaires de Messac s’incarnent dans des surfaces géométriques de couleurs vives, parfois rehaussées de motifs qui, tels des gamètes, des chromosomes, des synapses ou encore des vaisseaux sanguins, créent le mouvement. Ainsi, l’image statique devient mouvante et la figuration secouée par une abstraction organique et, plus encore, biologique conserve et déploie une énergie vitale.

 Les locomotives d’Ivan Messac obéissent à la loi des séries. Ce qu’une seule œuvre n’aurait pas nécessairement suggéré prend forme grâce à la proximité de plusieurs. Grâce à la force de la peinture, une masse métallique se détache de la pesanteur pour filer, avec grâce, par-delà la figuration et l’abstraction, à travers le cosmos.

Guillaume Picon - Historien et commissaire d’exposition

 

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